Posts tagged ‘Wimbledon FC’

Dimanche prochain, à l’occasion du deuxième tour de FA Cup, l’AFC Wimbledon (D4) affrontera sa nemesis, son usurpateur d’identité, Milton Keynes Dons (D3). Une rencontre que toute l’Angleterre du football attend sabre aux dents depuis dix ans.

Le 28 mai 2002 compte parmi les grandes dates séminales du football mondial : une commission désignée par la Football Association autorise la délocalisation de Wimbledon FC à 100 kms de ses bases. Ce panel de trois hommes [1] conclut ses quatre jours de délibération par cette glaciale formule restée funestement célèbre :

« Recréer Wimbledon FC sous l’appellation, par exemple, de Wimbledon Town […], n’est pas dans l’intérêt supérieur du football »

Un déracinement sauvage en forme de vol de club qui balafre le football britannique depuis lors.

Le 21 juin 2004, Wimbledon FC, auteur de l’un des plus beaux contes de fée de l’histoire du football durant la longue ère Crazy Gang (1978-2000), disparaît dans l’indifférence (presque) générale et devient officiellement Milton Keynes Dons FC (ici). Milton Keynes, agglomération nouvelle située à 75 kms au nord-ouest de Londres sans club professionnel et surtout sans scrupules, lui a en effet volé son club. Depuis, Milton Keynes est le club le plus détesté du pays. De loin.

Entre-temps, en juillet 2002, sur les cendres de Wimbledon FC, un phénix avait resurgi : l’AFC Wimbledon (AFC = A Fans’ Club).

Dimanche 2 décembre à 12 h 30, pour le compte du second round de la FA Cup (tour préliminaire aux 32è qui verront début janvier l’entrée des D1 et D2), les deux protagonistes de cette extraordinaire fresque croiseront le fer pour la première fois. Exceptionnellement, cette rencontre sera diffusée sur ITV, la chaîne anglaise la plus regardée.

Le plus simple pour appréhender ce long dossier complexe qui ferait passer le barnum UMP pour une partie de 1000 Bornes entre scouts était d’en faire une frise chronologique verticale. En route donc pour une extraordinaire épopée qui défrise sacrément plus que la Cocoe. [2]

[Cliquer sur les photos procure parfois des sensations]

La frise historique qui défrise…

1889. Création de Wimbledon (d’abord Wimbledon Old Centrals) dans un pub local, le Fox & Grapes. Le club dispute ses matchs sur Wimbledon Common, immense poumon vert de 460 hectares.

Ces deux lieux deviendront intimement liés à l’histoire du club et verront notamment la naissance de l’AFC Wimbledon en juillet 2002 (les statuts du nouveau club seront rédigés au pub et les sélections de joueurs faites sur les terrains de foot du Common – common = terrain communal, souvent un parc municipal).

1912. Wimbledon FC déménage pour le stade de Plough Lane et restera amateur jusqu’au milieu des Sixties (ci-dessous en 1919).

Années 1930. Bien qu’amateur, le club attire régulièrement 10 000 spectateurs à Plough Lane (avec des pointes à 18 000 pour feu la FA Amateur Cup).

1940-41. Plough Lane est partiellement détruit par le Blitz. Le stade ne redeviendra opérationnel qu’en 1950. Rafistolé avec les moyens du bord, hormis la reconstruction d’une tribune et la rénovation d’une autre, il demeurera peu ou prou dans son jus jusqu’à son dernier souffle, en 2001.

1963. Wimbledon remporte la FA Amateur Cup à Wembley, grâce à un quadruplé d’anthologie de leur attaquant nord-irlandais Eddie Reynolds : 4 coups de boule. La résidence construite sur les gravats du mythique Plough Lane porte aujourd’hui son nom, ici.

La FA Amateur Cup, dont la finale attira régulièrement 100 000 personnes à Wembley dans les années 50, sera remplacée par le FA Vase en 1974 (disputé par les clubs de D9 et au-delà, tous amateurs ; les clubs de D5 à D8 – professionnels, en D5, ou semi-pros – disputant eux le FA Trophy).

Eté 1964. Wimbledon passe semi-pro en accédant au championnat de Southern League (D5, alors organisée en poules régionales) et se constitue en limited company. Les choses à moitié sérieuses commencent.

Janvier 1975. Wimbledon devient le premier club de non-league à sortir une D1 à l’extérieur en FA Cup (Burnley, 1-0, 32è). Ce fait d’armes est souvent considéré comme le deuxième plus grand exploit de Dame FA Cup [3].

Au tour suivant, à Elland Road, Wimbledon fera match nul (0-0) contre le grand Leeds de Billy Bremner et Johnny Giles (les Dons s’inclineront 1-0 lors du replay à Selhurst Park, l’antre de Crystal Palace, devant 45 000 spectateurs – Plough Lane était inondé).

1975-1976. On parle de George Best (comme entraîneur-joueur) à la tête d’un consortium désireux de reprendre Wimbledon mais c’est finalement l’homme d’affaires Ron Noades (ci-contre) qui rachète le club en 1976 pour le prix d’un break Morris : 2 782 £ (Noades deviendra un personnage très controversé du football anglais [4], voir notamment notre dossier sur Tomas Brolin, que Noades fit venir à Crystal Palace début 1998, ici).

Mai 1977. Wimbledon FC accède en Football League (premier échelon, D4). Graduellement, tous les joueurs passeront alors professionnels au cours de la saison (certains semi-pros ne touchaient que 15 £ / semaine).

1978. La légende du Crazy Gang naît, officieusement tout du moins (le terme sera inventé en mars 1985 par Tony Stenson, journaliste au Daily Mirror).

Bien que la création du plus célèbre et génial groupe de déjantés du foot britannique (mondial ?) soit généralement attribuée à Wally Downes (aujourd’hui dirigeant à West Ham), rendons à César ce qui lui appartient : c’est à l’obscur ailier Steve Parsons que reviendrait l’honneur d’avoir démarré cette expérimentation guignolo-footeuse digne des Charlots en crampons (ci-dessous, le Crazy Gang fête dignement le testimonial de l’attaquant Alan Cork – 1978-1992, 430 matchs, 145 buts).

le Crazy Gang fête le testimonial d'Alan Cork (1978-1993) à sa manière

Un vrai bon taré comme on en fait plus ce Parsons. Lors d’une fête organisée par Dave Beasant (qui deviendra le gardien emblématique des Dons, 1979-1988), on retrouve l’énergumène à cheval sur une fenêtre du grenier tentant de reprendre de la tête des pots de terre qu’il lance en l’air…

Wally Downes, formé au club et lancé dans le grand bain du foot pro en 1979 (à 18 ans), poursuit brillamment l’oeuvre de Parsons. A peine arrivé chez les grands, lors d’une sortie en bateau, il suspend le kiné du club par dessus bord le plus longtemps possible et chronomètre combien de temps il peut tenir la tête sous l’eau.

Peu après, il bizute un nouveau chauffeur de bus (chauve) en claquant sur sa calotte un poisson chaudement sorti d’un emballage fish & chips alors que le véhicule roulait à 90 kms/h (choqué, le chauffeur refusera ensuite de travailler avec les Dons).

Un bus qui en voit des vertes et des pas mûres. Il arrive aux joueurs de montrer leurs fesses aux automobilistes ou de surfer à poil sur le toit du véhicule (un sketch signalé par un citoyen horrifié et dûment rapporté à une radio nationale qui mentionne l’incident dans un bulletin – selon Ron Noades en tous cas). Ah, si seulement les insurgés de Knysna avaient pu s’inspirer du Crazy Gang !

L’esprit et les frasques du Crazy Gang perdureront plus de deux décennies, la hiérarchie du club laissant faire : elle pensait (à juste titre) que ce foutoir tous azimuts soudait le groupe.

Le Norvégien Egil Olsen sera le dernier manager (1999-fin avril 2000) à souffrir aux mains des Vinnie Jones (parti mais toujours dans les parages !), Ben Thatcher, Carl Cort, Gareth Ainsworth et autre John Hartson (cf juillet 1999, dans un prochain épisode).

Janvier 1978. Le jeune manager Dario Gradi (36 ans) est nommé à la tête des Dons, c’est son premier poste. Il deviendra quelques années plus tard un veritable gourou de la formation à Crewe Alexandra (D2 à D4), une sorte de Guy Roux de Football League (28 ans à la tête des Railwaymen de Crewe, voir notre dossier sur Man United – Fergie est un admirateur – milieu d’article).

Ron Noades profite de l’engouement et le savoir-faire de Gradi pour mettre en place un programme structuré de youth development sur lequel le club devra compter pour progresser, les caisses étant vides.

1979. Noades, en conflit avec le Merton Borough Council qu’il considère anti football (conseil d’arrondissement dont dépend Wimbledon), cherche à établir Wimbledon… à Milton Keynes (déjà !). Il rachète le club amateur de MK City pour 1 £ et y place trois dirigeants de Wimbledon FC en espérant en tirer un bénéfice quelconque à moyen terme.

1980. Le Crazy Gang grandit bien : certains joueurs font venir leur petite amie au stade pour copuler directement sur le bureau de Ron Noades !

Les bizutages sont gratinés et fumeux. Une pratique routinière consiste à mettre le feu au sac du petit nouveau en le faisant danser autour, à poil évidemment. Et dans le vestiaire ! Fatalement un jour l’inévitable se produit : le vestiaire prend feu et les pompiers doivent intervenir. Mais au nom de la cohésion et « l’harmonie » de groupe, tout passe.

1980. Noades cherche à vendre Wimbledon FC… à un autre club. QPR se montre interessé (pour l’utiliser comme pépinière) mais n’offre que 15 000 £, insuffisant.

Début 1981. Noades vend finalement Wimbledon à l’homme d’affaires libanais Sam Hammam (déja dirigeant au club), pour 40 000 £ (le chiffre de 100 000 £ circule aussi). Hammam se passionnant pour le tennis, il s’était installé à Wimbledon à son arrivée en Angleterre en 1975 (sa femme étant enceinte, il fuyait un Liban où la guerre civile venait d’éclater). Et si ce coin ne porte pas le foot dans son ADN, en revanche, il sent bon l’oseille, ce qui n’est pas pour lui déplaire.

Noades rachète Crystal Palace (et se débarrasse de Milton Keynes City dans la foulée, mais la perfide graine Milton Keynes est plantée). Plus tard, Noades et Hammam tenteront l’impensable : réaliser une triple fusion entre Wimbledon, Crystal Palace et Charlton ! (la fraternité supporters fera capoter ce projet totalement insensé).

Sam Hammam, grand déjanté du football anglais devant l’éternel (ci-dessus avant un match à Selhurst Park), fait plus qu’épouser la philosophie punk du Crazy Gang. Le proprio-président à la touche qui détonne (il arpente souvent le bord du terrain portant moumoute en poil de chameau et écharpes improbables) encourage activement les joueurs à la zizanie. Mieux, il met fréquemment la main à la pâte. Petit apercu de ses déviances ribéro-aulassiennes :

– il verse lui-même du sel dans les sucriers des équipes visiteuses

– il force les joueurs à manger toute sorte d’horreur après une défaite (dont des testicules d’animaux, crus de préférence – toujours mieux que la bouffe anglaise diront certains)

– il aime provoquer (et insulter) les supporters adverses devant la tribune extérieure

– il met le chauffage à fond dans les vestiaires visiteurs et bidouillent les wc, encourageant parfois ses propres joueurs à laisser leur petit souvenir dans la cuvette (wc dont la chasse d’eau ne fonctionne évidemment pas)

– il concocte des contrats impossiblement excentriques ou tyranniques (en 1987, dans celui du manager Bobby Gould, il insérera par exemple une clause lui permettant de changer l’équipe jusqu’à 45 minutes du coup d’envoi)

– en déplacement, il lui arrive de gribouiller des graffitis obscènes dans les vestiaires

A son arrivée, Hammam limoge Dario Gradi (qui rejoint Noades à Crystal Palace) et nomme Dave ‘Harry’ Bassett (36 ans), qui deviendra le grand artisan de l’extraordinaire ascension du club jusqu’en D1.

Début années 80. Le club continue brillamment son apprentissage de la Football League. Dave Bassett acquiert des joueurs clés pour une bouchée de pain, dont Nigel Winterburn (futur Gunner) en 1983 et Lawrie Sanchez en 1984 (respectivement pour 15 000 et 30 000 £). De quoi donner le vertige au gardien Dave Beasant, acheté lui pour… 100 £ ! (en 1979)

Le style du crazy gang s’inscrit dans la plus pure tradition kick and rush (surtout niveau kick), brutalité sauvage et intimidation en plus. Le club explose les records de cartons et est régulièrement sanctionné par la FA. Certaines saisons, les deux tiers des buts Dons proviennent de coups de pied arrêtés.

Dans Inverting the Pyramid, l’écrivain du football Jonathan Wilson décrit le football pratiqué par Wimbledon à cette époque comme « nihiliste » ; d’autres observateurs parlent d’une « race de non-football inédite ». Toutefois, pendant que les puristes s’étranglent, Wimbledon avance, à pas de géant. Visiblement, la théorie du chaos fonctionne à merveille : en deux saisons les Dons grimpent de la D4 à la D2 ! (atteinte en 1984).

Les entraînements sont à l’avenant, à la fois (très) rugueux et décalés. Dave ‘Harry’ Bassett ordonne par exemple aux joueurs de…

A suivre.

Kevin Quigagne.

==========================================================

[1] Il s’agissait de Raj Parker, avocat d’affaires ; Steve Stride, alors dirigeant à Aston Villa ; et Alan Turvey, président de la Ryman League – championnats de D7 et D8, le seul qui vota contre la délocalisation.

[2] Quatre documents utiles pour mieux comprendre ce dossier :

clip : The rise and fall of Wimbledon FC

– clip : The birth of AFC Wimbledon

–  cet article Teenage Kicks

–  cet article paru en octobre 2011 sur l’excellent site Moustache FC

[3] Le plus grand giant-killing de l’histoire de la FA Cup étant l’élimination de Newcastle par Hereford (D5) en février 1972 – 16è de finales – et le mythique but de Ronnie Radford, une mine de 35 mètres dans la lucarne gauche des Mags, à voir absolument, clip (ne serait-ce que pour l’état du terrain et la réaction du public).

[4] Ce promoteur immobilier empocha 17M £ en vendant Crystal Palace en 1998 et se spécialisa dans « l’achat-vente » de stades, dans des conditions souvent opaques et très controversées. En 1998, il s’auto-nomma même manager de Brentford – D3 – avant de menacer de vendre le stade des Bees et de déménager le club à 30 kms de là. Un Supporters’ trust dut se constituer pour lui racheter le club.

Le tour de force réussi par Matt Bigg et ses trois compères le week-end dernier (voir première partie) est l’occasion idéale de présenter le mythique Ninety-Two Club, une institution aussi anglaise que la Marmite ou le Five O’clock tea.

La passion des Britanniques pour les stades n’a sans doute pas d’équivalent au monde. Peut-être la nécessité a-t-elle forgé cet amour, les supporters anglais se déplaçant souvent par centaines ou milliers pour soutenir leur club, qu’il évolue en Premier League ou en League Two (D4), qu’on soit un beau samedi après-midi d’août ou un mardi soir de décembre.

Des dizaines de livres et publications pratiques ou historiques (ainsi que suppléments, fanzines, etc.) célèbrent et font connaître les stades. L’Ecossais Archibald Leitch, l’architecte de stade le plus renommé au monde, est tout autant vénéré au Royaume-Uni que Le Corbusier dans les pays francophones.

Parallèlement, plusieurs sites uniquement consacrés aux stades se sont créés, tel que www.footballgroundguide.com, devenu un must pour tout supporter. A voir aussi cette page, impressionnante, une sorte d’annuaire pour « ground-hopper » averti (visiteur acharné de stades). L’art est souvent aussi de la partie et des expositions sur les stades sont régulièrement organisées, dont celle-ci, intitulée « 92 Stadiums », qui a récemment présenté des photos de tous les stades de League football (voir aussi ce slideshow). Ce culte du stade doit un peu sa naissance au « Daddy » du genre : le Ninety-Two Club.

Archibald Leitch, plus de quarante stades à son actif

Archibald Leitch, plus de quarante stades à son actif

 

Le mythique Ninety-Two Club

Logo de la FL vers 1985

Logo de la FL vers 1985

En juin 1978, Gordon Pearce fonde le Ninety-Two Club. Condition d’entrée de ce club hyper select : assister à un match (de compétition) dans chacun des stades de la Football League, soit quatre-vingt-douze clubs (de la First à la Fourth Division). En apparence, une tache longue et ardue mais pas insurmontable. Cependant, les règles du jeu, strictes et contraignantes, rendent l’obtention du sésame compliqué (voir ci-dessous). Gordon Pearce avait lui-même accompli la prouesse, au milieu des années 60.

L’idée de la fondation du club vient d’un supporter de Bristol City qui, en 1974, suggère à un magazine de foot l’idée d’offrir une cravate, spécialement créée pour l’occasion, à toute personne ayant assisté à un match dans les quatre-vingt-douze stades de Football League.

Le 12 novembre 1977, deux supporters de Colchester United complètent leur visite des quatre-vingt-douze clubs (à Ashton Gate, Bristol City) et reçoivent les honneurs du journal local. Puis, un autre supporter (de Bristol Rovers) va même plus loin. Non seulement il fait tous les stades, mais ajoute aussi à son tableau de chasse le nouvel entrant à la Football League : Wimbledon FC.

Wimbledon FC, petit nouveau de la Football League en 1978

Wimbledon FC, entrée fracassante dans la Football League en 1977. Le Crazy Gang ne va pas tarder...

Début 1978, Gordon Pearce se dit qu’il serait bon d’officialiser ces exploits et braquer le projecteur sur ces marathons anonymes. Il y voit une manière d’aider logistiquement les vrais supporters et souder cette communauté de passionnés qui sympathisent au gré des rencontres sur les aires d’autoroutes du pays. Il présente l’idée d’un Ninety-Two Club à la Football League. Alan Hardaker, le célèbre pilier de la Football League (et l’homme présenté parfois comme indirectement responsable de la tragédie de Munich du 6 février 1958), approuve l’idée et suggère à Pearce de contacter la presse. Peu à peu, ce projet insensé prend de l’ampleur, à la faveur de la publicité faite dans les médias et sur les programmes de match.

... faire parler de lui.

... à faire parler de lui.

 

En juin 1978, Pearce décide que le projet est suffisamment solide pour être officiellement lancé. Le club enregistre alors une quarantaine d’inscriptions. Les membres fondateurs vont définir ensemble les règles et critères d’entrée au Ninety-Two Club (voir le règlement complet ici). La condition principale d’adhésion ne facilite pas les choses. En effet, toute nouvelle membership ne peut être validée que si, le jour de la visite du quatre-vingt-douzième et dernier stade, le candidat a visité les quatre-vingt-onze autres clubs disputant les quatre championnats professionnels de la League de la saison en cours (voir la liste pour 2010/2011).

Si, comme c’est quasiment toujours le cas, le compétiteur a commencé son périple des années auparavant, il sera forcément obligé de continuer sa quête car il y a peu de chance que les quatre-vingt-douze stades sur sa liste correspondent aux quatre-vingt-douze clubs de Premier League et Football League au moment où il atteint le Number 92… Une loi un tantinet sadique qu’acceptent sans rechigner ceux qui rêvent d’accéder au club.

Une fois adoubé, l’impétrant reçoit alors une cravate du club (ou une écharpe, au choix) et un badge en émail qu’il se doit de porter avec fierté (ainsi qu’une lettre d’information annuelle). La cotisation est de 18 £ (paiement unique), voir membership package. Le petit rayon marchandise vaut également le coup d’œil. Ce site ami, www.doingthe92.com, donne des informations et aides précieuses aux candidats.

 

Quand 92 veut souvent dire 120

Evidemment, comme évoqué ci-dessus, la liste des clubs ou stades de Premier League et Football League n’est pas inscrite dans le marbre. Au gré des montées et descentes, les changements de noms sont légion. Tout aspirant au Graal a pour obligation de visiter les nouveaux entrants sur la liste. Le premier club à faire son entrée après la création du Ninety-Two Club est Wigan Athletic, qui rejoint la Football League en août 1978 (montée en D4). Tous les ground-hoppers doivent alors se rendre à Springfield Park pour ajouter le petit dernier à leur liste.

Springfield Park, fallait mettre le Full Metal Trousers

Springfield Park, fallait mettre le Full Metal Trousers

Et ils ont du mérite, car Springfield Park à l’époque est assurément l’un des stades les plus vétustes d’Europe de l’Ouest. Une caravane déglinguée (« sponsorisée » par l’entreprise de maçonnerie Keith Lightfoot) tient lieu de bureau du club… Barry Worthington, fondateur de wigan.vitalfootball.co.uk, nous fait faire le tour du propriétaire (extrait tiré d’un Spécial Wigan du Four Four Two # 200) :

« Springfield Park, en 1978, est un cloaque infâme. Les toilettes, c’est un long mur avec un trou, pour trente personnes. Un ruisseau de matières et d’eau dégueulasses coule en permanence. On baigne dans tellement de pisse qu’il faut remonter son pantalon jusqu’aux genoux avant d’uriner. Quant à la « tribune de presse », elle consiste en une cabane exiguë avec une vitre en plexiglas, pas nettoyée depuis cinquante ans et tellement opacifiée par les excréments d’oiseaux que les journalistes se plaignent de ne rien voir du match. Si bien que souvent, les deux ou trois reporters présents se partagent le boulot : l’un reste au micro, et l’autre est à l’extérieur de la cabane et relaie l’action et les incidents au premier avec le moins de différé possible. »

Dans les années 80 et 90, instables et mouvementées, « faire les 92 » n’est pas une sinécure. La liste des clubs étant en fluctuation constante, si l’on veut devenir membre, il faut en réalité visiter largement plus d’une centaine de stades. C’est ce que relate avec humour ce prétendant au club dans son blog ; il tente en vain d’y rentrer depuis vingt-cinq ans, et ce, malgré son superbe palmarès : il a déjà visité cent dix stades ! Pour lui, la quête sur la route du Ninety-Two Club a un arrière-goût de « Groundhog experience », d’éternel recommencement. Lui parle de « tache sisyphéenne »… Il ne peut en effet « techniquement » justifier que de soixante-seize visites, à cause principalement des montées / relégations, des déménagements de clubs ainsi que des créations et disparitions de stades.

Ces années-là sont propices au chamboulement (rapport Taylor, création de la Premier League, etc.) et de nombreux clubs doivent élire domicile ailleurs (une trentaine de changements de stades entre 1983 et 2005). Si les membres veulent pouvoir entrer ou rester au club, ils doivent visiter toutes ces nouvelles enceintes. Toutefois, loin de décourager les candidats, ces obstacles supplémentaires les excitent et le Ninety-Two Club suscite un engouement grandissant dans les Nineties : il double le rythme de ses admissions, acceptant plus d’une soixantaine de nouveaux entrants chaque année.

Le partage de stade, façon Liverpool et Everton

Le partage de stade, façon Liverpool et Everton

Le règlement prend également en compte le « ground-sharing », le partage de stade. Dans ces Eighties et Nineties, plusieurs clubs se voient obligés de faire ménage ensemble, ce qui en Angleterre, dit-on, est pire que de partager sa femme (citons Charlton, qui doit déménager à Selhurst Park – stade de Crystal Palace). Il y a aussi les drames, les incendies, comme au Bristol Stadium, en 1980, ce qui force Bristol Rovers à émigrer vers Ashton Gate (stade de Bristol City). Ou, tragiquement, Bradford City (incendie de mai 1985, 56 morts, 265 blessés) qui utilisera Elland Road, puis trois autres stades, le temps de la reconstruction de Valley Parade.

 

Comme un album Panini pour adultes

Le Ninety-Two club compte aujourd’hui plus de mille cinq cents membres, dont Roger Titford (depuis 1989), écrivain du football, historien du Reading FC  et contributeur régulier du mythique mensuel When Saturday Comes, avec lequel Les Cahiers s’est récemment associé pour publier en Une les meilleurs articles de WSC (qui fête ses vingt-cinq ans cette année). Titford, à propos du Ninety-Two Club :

« Le Ninety-Two Club, c’est l’album Panini pour adultes. Pour beaucoup d’hommes passionnés de football, il y a cet aspect album de vignettes qui pousse à finir, on veut pouvoir se dire « j’ai coché toutes les cases « . Ce qui motive, c’est la satisfaction de l’accomplissement, et aussi celle de joindre un petit groupe de passionnés. »

When Saturday Comes s'est récemment associé aux Cahiers du Football

When Saturday Comes s'est récemment associé aux Cahiers

Titford et d’autres 92-clubbers ajoutent que l’on décide rarement de se lancer dans l’aventure par hasard, sur un coup de tête, en partant de zéro. L’idée germe et fait son chemin. Elle vient souvent après des dizaines de déplacements, que l’on peut bien sûr valider rétrospectivement. Il explique :

« Pour beaucoup de supporters, le charme du défi ne naît pas comme ça subitement. Parfois, quand l’idée de faire partie du club vient, on se rend compte qu’on s’est déjà rendu dans 60 ou 65 stades, surtout si le club qu’on supporte a passé des années à faire l’ascenseur entre les divisions. C’est à ce moment-là qu’on commence à penser à faire le reste. »

Il ajoute, à propos du « profil type » du membre :

« Il est certain qu’un tel niveau de dévouement et sacrifice attire davantage un certain type de personnalité. On voit plus souvent des hommes jeunes et célibataires. Ce sont probablement des passionnés de football qui s’intéressent aussi aux aspects plus obscurs du football, comme le genre de snack qu’on sert dans tel ou tel stade, ou le type de pylônes utilisés pour l’éclairage… Des gens amateurs de stades anciens, qui ont plus de personnalité que les enceintes construites aujourd’hui. » 

Non que cette passion soit limitée à l’Angleterre, comme l’explique Ian Plenderleith, écrivain et également journaliste à When Saturday Comes :

« En Allemagne, ils publient un gros magazine mensuel luxueux, sur papier glacé, intitulé Stadionwelt – Les stades du monde. C’est bourré d’infos et autres, c’est fascinant, mais pas très marrant. »

Il n’existe aucune limite de temps pour valider l’exploit. Une période de trente ans n’est pas rare. Certains ont fait le grand tour en vélo, tel Steve Hall en 2010, en quatre mois, pour la bonne cause (il voulait sensibiliser la population et attirer l’attention du public sur le sort des quarante-cinq millions de réfugiés à travers le monde, voir ici). D’autres, plus pressés, ont pris une année sabbatique et l’ont bouclé en un an. Plusieurs membres l’ont fait deux fois.

 

Gordon Pearce est décédé en avril 2010. Depuis, Mike Kimberley a repris le flambeau. La flamme anglaise de la passion des stades n’est pas près de s’éteindre.

Kevin Quigagne.