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Il y a trente ans cette semaine, s’achevait la plus longue grève de l’histoire du Royaume-Uni, celle des mineurs (du 5 mars 84 au 3 mars 85). Un long et violent combat contre le gouvernement Thatcher où le football fut parfois de la partie.

L’intro est ici. A voir cette superbe galerie photos du Liverpool Echo ainsi que celle-ci.

Une communauté, deux ennemis

Comme un peu partout ailleurs au moment de la grève, la communauté minière d’Easington (Easington Colliery) est scindée en deux groupes distincts : les grévistes et les « scabs », les jaunes. Et comme partout ailleurs, les jaunes y sont haïs. Ils doivent se rendre à la mine escortés et franchir les piquets de grève en bus grillagé, sous protection de la police.

Le scab est bien plus qu’un jaune : c’est l’ennemi, le traître, le suppôt de Thatcher. On tague scab en gros sur les murs de sa maison, on vandalise sa voiture et insulte sa famille. A l’école, s’ils y vont encore, ses gosses rasent les murs. Quand les grévistes doivent se contenter d’aides sociales dérisoires, de collectes et de la solidarité internationale (dont celle des mineurs français, qui envoient de l’aide alimentaire), les scabs eux, « roulent sur l’or » et partent en vacances. Au sein de la communauté minière, la polarisation est extrême.

L’autre ennemi honni est la police. L’Angleterre a encore fraîchement en tête les émeutes de 1981 et les méthodes policières souvent illégales. Les mineurs connaîtront aussi leur lot d’affrontements violents avec la police (Orgreave en juin 1984, près de Sheffield, sera le théâtre de la bataille syndicale la plus emblématique du mouvement [1]). Ces brutalités passent d’autant moins que le peuple ouvrier a le sentiment que les policiers traitent les hooligans avec bien plus de respect (voir article TK).

Le football, ciment d’une communauté divisée

Au milieu de ce sombre tableau, un rayon de soleil : le club corpo de la mine, le Easington Colliery AFC. Presque naturellement, le football va rapidement s’imposer comme un vecteur d’espoir et d’unité, de solidarité même. Avant la grève, on jouait au foot une fois par semaine. Après deux mois de grève, on tape le cuir tous les jours. Le club sert même de centre névralgique et de cantine pour les familles dans le besoin. Et chose impensable, certains scabs et policiers y sont tolérés. Le temps d’un match, on oublie les rôles de chacun.
Barry Harper (oncle de Steve Harper, gardien de Newcastle United de 1993 à 2013), 66 ans aujourd’hui et l’ex cheville ouvrière du centre de loisirs de la mine, dans une interview diffusée à la télévision régionale (BBC Tyne & Wear) en avril 2014 :

« Le football a toujours été vital ici et arrivé le samedi après-midi, on oublie tout et on joue. Sans le football, beaucoup ici auraient été perdus. En fait, la grève nous a fait jouer au foot bien plus souvent qu’avant, les plus jeunes mineurs y jouaient presque tous les jours. »

Jeff Cranson, mineur gréviste solidement engagé dans la lutte, confirme et précise que le soutien n’était pas que moral pour les meilleurs joueurs du club :

« Le midi, on se retrouvait au Welfare Centre [centre d’aide sociale où étaient mis en commun les dons et la nourriture] pour y manger un morceau et l’après-midi, on disputait souvent un match. Pour moi qui avais trois enfants, c’était peut-être encore plus dur que pour les plus jeunes ou les célibataires, toute une année sans salaire, on tirait la langue. Mais il fallait passer par là, c’est notre gagne-pain, notre vie qu’on défendait. Je jouais dans l’équipe première de la mine, on disputait la County Cup et on se débrouillait bien, pas mal de monde venait nous voir et je touchais un peu d’argent grâce à ça. Sans le football, je ne sais pas si j’aurais tenu le coup. »


Jour de manif dans les rues d’Easington, 1984

Tommy Garside, un autre mineur gréviste et crack de l’équipe, acquiesce :

« La grève des mineurs fut terrible pour la communauté, elle coupa la ville en deux et parfois même les familles. Il arrivait d’assister à des incidents intra-familiaux qui en disaient long sur l’état de tension général, par exemple des pères non-grévistes qui se faisaient traiter de “putain de sale jaune” par leur propre fils devant tout le monde, dans la rue ou ailleurs. La division, c’était la stratégie numéro un de Thatcher et du National Coal Board. On promettait telle grosse indemnité de licenciement à tel site et le contraire à d’autres, on nous disait que telle mine allait fermer mais pas celle d’en face parce qu’elle était soi-disant plus rentable, tout ça pour semer la discorde et faire voter la reprise du travail avec des engagements bidons. Bref, le gouvernement cherchait à braquer les uns contre les autres et affaiblir le mouvement. Nos amis devinrent parfois nos ennemis.

[…]

Heureusement, ici sur Easington, le football a toujours beaucoup compté et il a agi comme un ciment, en permettant à la communauté de ne pas se disloquer complétement. Grâce à la solidarité, aux dons, aux collectes diverses et grâce aux matchs de foot pour beaucoup, comme spectateur ou joueur, on a tenu bon. Certains non-grévistes étaient tolérés, on jouait plutôt contre eux qu’avec eux et surtout dans les matchs officiels, championnat de District et County Cup mais il nous arrivait de les inclure dans notre équipe du week-end. La plupart d’entre nous savaient respecter cette parenthèse. Y’avait même des flics qui ont joué pour nous si on avait des blessés ou autre. Et pourtant, on les haïssait. »

Tel le policier George Curry, qui raconte :

« Les gars m’acceptaient car j’étais du coin et je les comprenais même si je ne m’exprimais pas trop là-dessus. Je me déplaçais en bus avec eux le week-end et j’ai parfois dû fermer les yeux sur certains trucs illicites, comme le jour où l’un des joueurs a repéré un tas de bûches de chauffage près d’une station service [destinées à la vente] et que tous les gars sont descendus pour les piquer. Enfin, fallait bien se chauffer… »

La mort de la vieille gauche britannique

L’arrêt de la grève et la reprise du travail furent votés le 3 mars 1985 à Londres, à 52 %, par les 189 délégués du National Union of Mineworkers. Aucun accord n’ayant pu être signé ou compromis trouvé avec l’organisme de tutelle, le National Coal Board, l’avenir immédiat s’annonçait très incertain pour les quelques 200 000 mineurs du Royaume-Uni. 25 000 emplois seront supprimés avant la fin 1985, et 130 000 autres d’ici 1992.
Arthur Scargill, le virulent leader du NUM, s’estimant lâché par le Parti travailliste (« Neil Kinnock [leader du Labour Party et fils de mineur, nda] a trahi les mineurs », déclara-t-il), hurla au complot politico-médiatique et s’éleva contre l’acharnement judiciaro-policier tout en exhortant ses troupes à continuer le combat, au niveau local cette fois.

Thatcher avait donc triomphé et mené à bien sa lutte des classes à elle. Une victoire à la Pyrrhus pour beaucoup, tant son gouvernement avait engagé des coûts humains et matériels sans précédent dans l’histoire sociale du pays (entre 7 millards £ de l’époque – chiffre officiel du National Coal Board – et 27 milliards £, chiffre des organismes/médias de gauche et incluant le coût estimé de la privatisation).

Mais l’addition finale n’était sans doute qu’une préoccupation secondaire pour Thatcher puisque l’objectif numéro un avait été atteint : réussir sur le seul terrain véritablement décisif, celui de la politique. Ce succès marquait une rupture avec le passé et un tournant historique pour le pays : les derniers vestiges de la gauche traditionnelle – idéologique, antilibérale, syndicaliste, militante – étaient en voie de décrépitude avancée.

La Dame de fer fêta l’extinction de la vieille garde socialiste en distillant les bons mots, comme celui-ci en mai 1987 : « We are well on the way to making Britain a country safe from socialism. » (« Nous sommes en bonne voie d’avoir débarrassé la Grande-Bretagne du socialisme. » Citation complète dans cet article). Ou le notoire « There is no such thing as society. » de septembre 1987, aphorisme darwinien qui préfigurait les politiques à venir, notamment la « Big Society » de David Cameron en 2010, officiellement définie ainsi : « Integrating the free market with a theory of social solidarity based on hierarchy and voluntarism. Conceptually it draws on a mix of conservative communitarianism and libertarian paternalism. » (en clair : ne comptez pas sur l’État, démerdez-vous tout seul).

Les mineurs licenciés au cours des Eighties et Nineties touchèrent des indemnités proportionnelles à l’ancienneté, souvent qualifiées aujourd’hui de « généreuses » – car elles pouvaient atteindre 30 000 £ de l’époque – mais la réalité est bien plus nuancée, voir REDUNDANCY PAY FACTS ici.

Au 1er janvier 1995, le secteur minier avait été entièrement privatisé. Le Royaume-Uni est toujours un gros consommateur de charbon (à 80 % importé), il sert principalement à alimenter ses centrales thermiques qui fournissent plus du tiers des besoins nationaux en électricité. Il reste environ 2 000 mineurs de fond au Royaume-Uni (bientôt 600), répartis sur trois sites miniers dans le Yorkshire et Nottinghamshire. L’extraction se fait surtout aujourd’hui dans une trentaine de sites à ciel ouvert, dont la moitié en Ecosse.

Une communauté « vide de sens »

Le dernier puits a fermé depuis longtemps à Easington (1993) et le canton ne s’est jamais relevé de la brutale fermeture des mines. Au contraire d’autres bassins houillers, notamment Dearne Valley dans le South Yorkshire qui bénéficia, entre autres aides publiques, des subsides européennes.

Les hypothèses ont fusé pour expliquer l’échec global des tentatives de régénération : trop forte dépendance au charbon, manque de planification de l’après-mine, moins d’atouts qu’ailleurs, insuffisance criante d’investissements publics, absence de piston politique. Tony Blair a beau avoir été député de la circonscription voisine de Sedgefield pendant 24 ans (les Travaillistes ont toujours cartonné localement : 80 % aux Législatives 1997 sur la circonscription d’Easington, 59 % en 2010), les politiciens ont depuis longtemps décrété ce ward (canton) d’Easington cause perdue. Pas même sacrifié sur un quelconque autel, non, simplement oublié, abandonné, rendu invisible. C’est une localité meurtrie, cassée, une communauté dépecée de sa substance. Une communauté « vide de sens », pour paraphraser la lugubre prophétie d’Arthur Scargill.

Les mineurs partis, mis sur la touche ou on the scrapheap (au rebut) selon la cruelle expression consacrée, sont arrivés des « étrangers du cru », des sortes d’immigrés de l’intérieur, britanniques de souche mais différents. Des familles « à problèmes », draînant avec elles leur habituel et désespérant cortège de détresses multiformes : décrochage scolaire, extrême précarité, drogue, alcool, désoeuvrement, délinquance. Une catégorie considérée comme insoluble dans un milieu minier traditionnel, transbahutée ici par les services sociaux des villes avoisinantes. Oh, pas tant de familles que ça mais suffisamment pour achever de fragiliser le restant de structure, assez pour laisser paupérisation et stigmatisation imprégner l’endroit.

Des familles relogées dans des maisonettes en briques retapées à la va-vite, des two-up, two-down (deux pièces en bas, deux en haut), le genre de micro-habitation marketée par les agences immobilières des coins chics de Newcastle ou Durham comme bijou character cottage et vendue 350 000 £. Ici, on pourrait en acheter douze pour ce prix-là. Il y a une dizaine d’années, on les donnait même, à de téméraires investisseurs visionnaires. Les repreneurs ne se bousculèrent pas au tourniquet et des rues entières furent condamnées (problème toujours d’actualité ; cf cet article, énième du genre, où le député local en appelle au gouvernement…).

Le wiki sur ce bout d’Angleterre parle pudiquement de unemployment blackspot. Les quelques travailleurs polonais égarés sont plus directs : « On se croirait en Silésie, sauf que y’a plus de boulot là-bas », disent-ils parfois, mi amusés, mi surpris de découvrir de tels lieux ici, loin de cette Angleterre de carte postale qu’on leur vend au pays, l’Angleterre prospère et riante des séries TV. Les auteurs du best-seller Crap Towns (Villes de merde) ne s’embarrassent pas non plus de précautions sémantiques : ils ont élu Easington l’une des pires villes du pays, « un coin pour lequel auraient même pitié les habitants de Luton, Hull ou Middlesbrough », résument-ils caustiquement.
Ici, « L’héritage industriel » n’est pas qu’une belle expression pour touristes-sociologues en mal de romantisme houiller. Cet enfoiré de patrimoine tout rouillé a laissé des traces et s’obstine à faire dérouiller. Depuis 1985, plus de 14 000 hommes (et femmes, 15 % du total) sont morts du mésothéliome et de cancers liés à l’amiante dans le North East, et l’hécatombe continue. Un chiffre qui ne comprend pas toutes les saloperies mortelles que les services médicaux et autres cabinets d’avocats spécialisés sur ce créneau ne peuvent formellement attribuer à cet héritage toxique.

La Dame de fer ? Rust In Peace

On entend parfois des économistes nous expliquer avec enthousiasme et légèreté, comme on nous annoncerait l’arrivée du printemps, que la « quatrième révolution industrielle » est en marche, inarrêtable. Le rouleau-compresseur du big data, de l’intelligence artificielle, de la computérisation-robotisation à outrance qui améliore nos vies tout en précarisant et menaçant l’emploi. Dans des villes comme Easington, on encaisse cette claque « virtuelle » et subit le rythme (l’algorithme ?) effréné des évolutions technologiques en silence, sans broncher. Forcément silencieusement, comment pourrait-il en être autrement ? Ça fait un bail que la communauté a perdu sa voix.

Pourtant, doucement, la ville revit et se régénère à sa manière, plus physiquement qu’économiquement. A l’automne dernier, le Conseil Général du comté de Durham a enfin approuvé la transformation définitive des 27 hectares de l’ancienne mine en réserve naturelle. Une nouvelle qui aura au moins ravi les canards et crapauds du coin.

Le 9 avril 2013, au lendemain du décès de Margaret Thatcher, des processions défilèrent spontanément en mode carnaval dans les rues des villes de la circonscription d’Easington. On y sabra le champagne discount et y parada une Maggie en cercueil avant d’embraser un bûcher sous les vivas de la foule. Et on se remémora probablement les luttes d’antan et peut-être aussi les matchs de foot entre grévistes, flics et scabs, en versant quelques larmes. Les sanglots de la délivrance sans doute.

Kevin Quigagne.

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[1] Sur ce sujet de la bataille d’Orgreave, pour mieux comprendre le contexte mineurs vs police de l’époque, lire cet article de David Conn qui établit un parallèle entre Orgreave et Hillsborough (et plus récemment). Dans les deux cas, l’état-major de la police du South Yorkshire fabriquera de toutes pièces des preuves contre les mineurs/supporters. Trente-et-un après, Orgreave est toujours en quête de vérité et justice, tout comme Liverpool.