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Demi-finales de FA Cup ce week-end à Wembley, Chelsea v Man City et Millwall v Wigan. L’occasion de parler de Sunderland donc. Car il y a quarante ans, de janvier à mai 1973, le club du North East (alors ventre-mouiste de D2) signait le plus beau parcours de la longue histoire de la FA Cup (142 ans), jusqu’à la finale, remportée sur le grand Leeds United de Don Revie, meilleur club anglais depuis le milieu des Sixties. Grâce à des joueurs transcendés et un stade mythique, Roker Park. Un temple que les Anciens évoquent souvent la larme à l’oeil.

De cette sublime campagne, restent d’innombrables images et souvenirs, ainsi que des sons. Et hormis les traditionnels héros d’une telle épopée, joueurs et manager, feu Roker Park revendique fièrement sa place dans le rond central de l’histoire du club. Un stade qui a laissé au football un fragment d’héritage lexical (presque) unique au monde : le nom d’une clameur, le Roker Roar [1].

Un rugissement qui propulsa le club dans la légende de la FA Cup et fait toujours fantasmer sur Wearside.

[Cliquer sur les photos peut rapporter gros ; SAFC = Sunderland dans le texte et SoL = Stadium of Light, l’antre de Sunderland depuis 1997]

1973, un chiffre made in Sunderland

A Sunderland, même les jeunes supporters sont intarissables sur ce FA Cup run (parcours) de 1973, qui tomba à point nommé pour le cinquantenaire de la Cup à Wembley, et la véritable dernière date mémorable du club. Les bairns Mackems [2] (autre surnom du club) ne grandissent pas en regardant les Teletubbies ou autres divertissements stériles mais devant le DVD de la FA Cup 1973. En boucle. Cette date-chiffre est une obsession locale qui se décline à toutes les sauces.

De fait, pour tout supporter Black Cat, impossible d’échapper à l’évocation permanente de ces heures glorieuses où la FA Cup comptait tout autant que le championnat. Le numéro du standard billetterie du club se termine en 1973 (0871 911 1973), les buvettes du stade portent les noms des héros de 73 (ainsi que d’autres legends du club) et un magazine sur le club s’intitule Seventy3. Pour beaucoup de vétérans, le temps s’est arrêté il y a quarante ans.

Et surtout, il y a cette majestueuse statue de Bob Stokoe (le manager d’alors) devant le Stadium of Light. Ce monument de nostalgie immortalise ces quelques secondes magiques où feu Bobby courut vers son héros (le gardien Jim Montgomery, dit Monty) au coup de sifflet final, bras en l’air, feutre trilby sur le chef, pantalon rouge et gabardine au vent (voir clip vintage). Une statue originale financée par les supporters et inaugurée en 2006, deux ans après la mort de Bob Stokoe (à… 73 ans), celui qui redonna la fierté à toute une région. Total des sommes collectées ? 73 000 £ évidemment… (la statue coûta 68 000 £, le reste fut versé à une oeuvre caritative de lutte contre la maladie d’Alzheimer).

The Man, The Messiah, The Moment

Inscrit sur le socle : The Man, The Messiah, The Moment

Pourtant, l’histoire et le palmarès du club d’avant-guerre éclipsent largement l’épopée de 1973. En théorie. Créé en 1879 par un enseignant, Sunderland compta longtemps parmi les clubs les plus successful et riches du pays [3] : 6 titres de champion d’Angleterre, 5 places de dauphin, 1 FA Cup (1937) et 68 ans d’affilée en D1, de 1890 à 1958 – 56 saisons ! (seul Arsenal et Everton font mieux – si l’on s’en tient strictement au nombre de saisons consécutives pour ce dernier). A côté, le voisin et éternel rival Newcastle United (18 kilomètres à vol de pie) fait alors figure de « petit club du Nord Est », pour reprendre la saillie de Sir Alex Ferguson le 28 décembre dernier (voir clip).

Même si tout cela semble bien loin, les exploits de 1973 surfent si gracieusement sur la vague nostalgique qui balaye le football anglais depuis une dizaine d’années qu’ils résonnent comme de l’histoire récente. Comme si c’était hier.

13 janvier 1973 : début de l’épopée en 32è

1972. La ville de Sunderland, encore loin d’être une City (statut prestigieux en Angleterre), fait partie du Comté de Durham [4]. Les industries locales compensent en vitalité ce qu’elles n’ont pas en glamour. Mines (le Stadium of Light est construit sur un puits minier), chantiers naval, entreprises de vente par correspondance et l’usine Pyrex fournissent du travail à un bassin de population de 300 000 personnes. Avec un taux de chômage de 3 %, on frise le plein emploi. Plus pour longtemps.

Côté football, c’est moins florissant, Sunderland évolue en D2 depuis 1970 et souffre de la comparaison avec un Newcastle United qui finit régulièrement dans le Top 10 de D1 depuis 1968. Ajoutons une Coupe d’Europe en 1969 (celle des villes foireuses) ainsi que quelques vedettes internationales, dont Malcolm « Supermac » Macdonald (1971-1976, 95 buts/187 matchs), et le tableau est douloureusement zébré : ce sont les Magpies qui régalent la galerie dans la région.

Le 29 novembre 1972, l’ex Magpie Bob Stokoe débarque comme manager dans un Sunderland AFC moribond. Il a fait une honnête carrière d’entraîneur et est attendu comme le messie. Les Black Cats sont 17è à son arrivée et n’ont pas pu acheter de joueur depuis plus de deux ans, tant les finances sont exsangues. Ils se sont fait sortir de la Coupe de la Ligue au premier tour et l’on se dit que passer le troisième tour (32è) de FA Cup début janvier sera déjà bien (un third round qui marque l’entrée en lice des clubs de D1 et D2).

Le tirage a envoyé Sunderland affronter Notts County à Nottingham. Le plus vieux club professionnel au monde est alors en D3 (les Magpies – les vrais, les originels – monteront en D2 à l’issue de la saison).

13 janvier 1973. Notts County-Sunderland : 1-1 (15 142 spectateurs, dont 2 000 Black Cats).

16 janvier 1973. Lors du replay à Roker Park, SAFC élimine Notts County 2-0 devant 30 000 spectateurs mais dans une certaine indifférence médiatique (le Sunderland Echo ne consacre qu’une demi-page au match). Après tout, une grosse cylindrée de D2 qui sort une D3 en 32è, pas de quoi en faire un Cheddar.

A l’époque, un jeune homme de 20 ans rêve du Kop de Roker Park (où la place coûte 50 pence) : Martin O’Neill, manager des Black Cats jusqu’au 30 mars dernier. Alors enfant à Derry, Irlande du Nord, l’AFC était son club de coeur (en 73, O’Neill évolue alors à Nottingham Forest – sa première visite à Roker Park sera en tant que joueur, en 1972).

Seizième de finale contre Reading

Le 3 février, le Round 4 (16è de finale) donnera l’occasion au Nord-Irlandais de doublement vibrer et mettra ses allégeances à rude épreuve. Le tirage a en effet accouché d’un Reading-Sunderland.

Reading est alors un petit club qui a toujours évolué dans les divisions inférieures (principalement en D3) et a comme manager un personnage idolâtré par les Black Cats : l’Irlandais Charlie Hurley, surnommé « King Charlie » ou « The King », Black Cat de 1957 à 1969. Hurley est l’idole de jeunesse de Martin O’Neill et du peuple Mackem. Il fut décrit par l’immense John Charles (Leeds et Juventus) comme « l’un des meilleurs arrières centraux que le football ait connu ».

Accessoirement, Hurley fut aussi le mentor de feu Robin Friday à Reading (1974-76) et le seul homme qui ait à peu près réussi à dompter l’incontrôlable Friday (ci-dessous) un énergumène qui aurait pu aisément faire passer George Best pour un moine bouddhiste [5].

Pour le centenaire de la création du club en 1979, Hurley fut élu Joueur du Siècle de Sunderland par les supporters et reçut l’immense honneur de déterrer le point central en craie de Roker Park au Stadium of Light au moment du grand déménagement de 1997.

3 février 1973. Sunderland-Reading : 1-1 (33 913 spectateurs).

Malgré Steve Death dans les cages, les Biscuitmen survivent [6]. Mais le replay à Elm Park quatre jours plus tard leur sera fatal (1 700 supps Black Cats feront le déplacement).

7 février 1973 (replay). Reading-Sunderland : 1-3 (19 793 spectateurs).

Le tirage des 8è n’est pas être tendre avec Sunderland : Manchester City, 4è de D1 la saison précédente.

La Cup fever monte doucement sur Wearside, sevré de gloire depuis le lot de trophées acquis dans les années 30 (titre national en 1936 et FA Cup en 1937, l’époque mythique des Raich Carter et Bobby Gurney, 355 buts à eux deux. Dans ce document exceptionnel, on les voit s’entraîner à Roker Park).
Et lors du Sunderland-Man City du 27 février 1973 disputé devant 51 782 spectateurs, Roker Park vibrera comme rarement. Un match d’anthologie qui sera élu Plus grand match de Sunderland à Roker Park (ce 8è de finale débutera le prochain volet de ce dossier).

Rencontre avec un gars qu’a tout connu

Un Roar dont parle merveilleusement bien John, un vieux supporter de Sunderland rencontré localement.

Kevin QuigagneJohn, parle-nous de Roker Park et ce fameux Roker Roar.

JohnMon grand-père avait connu notre ancien stade, Newcastle Road, qui attirait parfois 30 000 spectateurs dans les années 1890 [contre Liverpool notamment, en 1892] quand Sunderland dominait le football anglais avec Aston Villa et quelques autres. Mais Roker Park était spécial quand il était plein, avec ses 60 ou 70 000 inconditionnels. Et il y avait le Roker Roar, cette clameur puissante qui intimidait l’équipe adverse.

KevinD’ailleurs, il arrivait aux adversaires d’avouer ne jamais avoir connu une telle ambiance qu’à Sunderland, comme le grand Danny Blanchflower le fit après un célèbre quart de finale de FA Cup à Roker Park contre Tottenham en mars 1961 [7].

JohnOui, tout à fait. On a coutume aujourd’hui de dire que telle équipe déteste jouer dans tel ou tel stade à cause de la ferveur du public, mais on peut en douter. Dans le cas de Roker Park, c’était certain, personne n’aimait venir ici quand le stade était plein.

KevinRoker Park était situé en bord de mer [du Nord], ça devait jouer sur cette ambiance si particulière, surtout quand les conditions météos étaient mauvaises. C’était un stade très « atmospheric », non ?

JohnOui, il se situait à 400 mètres du rivage à vol d’oiseau, encastré parmi les maisons en briques, comme tant de stades de l’époque. Cette situation géographique ajoutait indéniablement au mystique de l’endroit. Les après-midis ou soirs de « sea mist » [brume marine], Roker Park impressionnait et produisait un vacarme infernal, presque paralysant. Dans le Kop, on sentait le béton vibrer sous ses pieds.

Sunderland-Newcastle, 1980

Sunderland-Newcastle, 5 avril 1980

Certains vieux supporters disent parfois ceci : pour magnifique que soit le Stadium of Light, la véritable maison du club sera toujours Roker Park, sa pièce préférée le Roker End et son âme, le Roker Roar. Le Roar, quand ça partait, c’était comme une déflagration.

KevinMalgré les rénovations effectuées pour la Coupe du Monde 1966 [Roker Park fut préféré à Saint James’ Park], il était toujours resté vétuste. On a parfois décrit ce stade comme « atypique », dans quel sens ?

John Ce stade était assez curieux car il formait un ensemble asymétrique avec des tribunes disparates, un peu déglinguées, dont une immense, le Roker End,  qui avait une géométrie insolite, un peu hexagonale, à cause d’un plan cadastral défavorable, route mitoyenne et exiguïté des lieux. Le Roker End était spectaculaire, à ciel ouvert et quasi vertical, avec des « terraces » [gradins, populaires] qui semblaient monter à l’infini. Du terrain, on voyait littéralement un mur de spectateurs devant soi.

Le Roker End est à droite (du temps de sa splendeur)

Roker Park et son Roker End, à droite

A son apogée, le Roker End pouvait officiellement accueillir 23 000 spectateurs mais bien plus en réalité. Puis, au début des années 80 et après Hillsborough, le Roker End fut considérablement réduit de taille, jusqu’au déménagement au Stadium of Light à l’été 1997 où il se retrouva comme castré, amputé, contenant péniblement 6 000 spectateurs [le stade lui-même ne faisait plus que 22 500 places]. On est loin de retrouver ces sensations au Stadium of Light…

KevinOuais, on va pas jouer les vieux cons mais c’est sûr que l’ambiance a dû bien changer ! Aujourd’hui au SoL, on vire les supps un peu trop bruyants et agités qui rensersent les flasques Thermos de ceux qui vont au stade comme on va en pique-nique ou assister à une soirée Connaissance du monde au théâtre local [Rires]. On a fait de nous des « spectateurs » au sens premier du terme, spectāre en latin, to spectate en anglais, assister à un spectacle, passivement, alors qu’on devrait y participer activement à ce « spectacle ». Certains vieux supps aiment dire parfois que le SoL est magnifique et tout le tremblement mais que la véritable maison du club sera toujours Roker Park, sa pièce préférée le Roker End et son âme, le Roker Roar.

John C’est tellement vrai, tellement vrai. Le Roar, quand ça partait, c’était comme une déflagration…

Le Roker ne chante plus mais fait toujours pleurer

John n’en dira pas plus et je préfère me faire silencieux. Machinalement, j’étale devant lui quelques photos de Roker Park ainsi que des vieux programmes de match et lui montre ce clip* émouvant. Trop émouvant. Je sens les larmes lui monter. L’émotion me gagne également et, la voix serrée, je balbutie quelques mots. Je n’ai jamais connu Roker Park et il doit trouver mon émoi bien étrange. Je détourne le regard, fixe les photos et me plonge dans des souvenirs imaginaires, des moments que je n’ai jamais vécus.

Je quitte John l’esprit perdu dans mes pensées sur ce stade que j’aurais tellement aimé connaître, sentir, toucher. De nombreux supporters ne regrettent pas Roker Park, tant il faisait peine à voir au crépuscule de sa vie, condamné par les inéluctables mais brutales normes Health and Safety post Hillsborough et victime d’un radical virage dans les mentalités, imposé ou non.
Pour certains, les plus froidement réalistes, Roker Park n’était plus qu’une carcasse décharnée d’à peine 22 000 places, une dangereuse et laide verrue, une épave bonne pour la casse. Mais beaucoup aussi, parfois ces mêmes virulents dénigreurs, ne peuvent l’évoquer sans dérouler les bobines de souvenirs, avant que la gorge ne s’assèche, comme prise dans une nasse émotionnelle, stoppant nette la conversation.

Je ressens une forte envie d’en savoir plus sur Roker Park et le Sunderland d’antan, autrement que par des sources impersonnelles, DVDs ou bouquins. Ça tombe bien, je connais justement un homme qui peut m’aider, une Sunderland legend qui porta la tunique rouge et blanche plus de 350 fois entre 1958 et 1972. Le rendez-vous est pris pour la semaine suivante.

En attendant, j’essaie de visualiser le vaisseau Roker, un soir de coupe, quand un dense brouillard s’abat et la brise marine souffle. Je repense aux paroles des Anciens et m’imagine le Roker Roar embrasant les tribunes. Certains vieux supporters racontent que quand la sea breeze se levait, elle étalait la noble clameur au-dessus des toitures, comme si un écho malicieux la faisait flotter et rebondir de toit en toit, enveloppant la ville un long moment d’un son sourd et terrifiant.

A suivre.

Kevin Quigagne.

[*Remarquez Chris Waddle à 30 secondes dans le clip. Lionel Pérez était également de la partie, voir compo du dernier match disputé à Roker Park. Pérez parle ici de Roker Park et Sunderland avec une grande affection. Avant de découvrir la suite dans quelques jours, à voir également ce clip et ces photos]

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[1] Roar (Robert and Collins) : clameur, grondement, hurlement, rugissement. L’origine de l’expression Roker Roar est incertaine, elle proviendrait d’un journaliste local dans les Fifties. Hampden Park eut aussi son Roar, ses Populaires étaient impressionnantes ! (le stade fit jusqu’à 150 000 places).

[2] Bairn = enfant, en dialecte du North East (idem en anglais écossais). Le terme Mackem est aussi et surtout le surnom des habitants de Sunderland. Outre Black Cats, les joueurs de Sunderland sont aussi souvent surnommés The Lads et parfois, surtout par les plus vieux supporters ou les indécrottables nostalgiques de Roker Park, The Rokerites ou Roker Men.

[3] Largement financé par les magnats locaux de l’industrie navale puis divers industriels par la suite, Sunderland fut surnommé « The Bank of England club » au tout début des années 1950, à la suite d’une série de transferts coûteux. Un surnom également donné à Arsenal dans les années 30 (non, le génie d’Herbert Chapman ne suffit pas à collectionner les titres dans les Thirties comme on l’oublie un peu trop souvent).

[4] Sunderland acquierra le statut de City en 1992. La ville fait aujourd’hui partie du Comté métropolitain de Tyne & Wear.

[5] Un film sur sa vie et carrière est en préparation. Le tournage devrait se faire principalement au Pays de Galles (le dernier club de Friday fut Cardiff) et pourrait débuter dès le mois prochain. Sortie prévue début 2014. Le film sera basé sur l’excellent livre The Greatest Footballer You Never Saw (The Robin Friday story) co-écrit par Paolo Hewitt et Paul McGuigan, ce dernier étant l’ex bassiste d’Oasis (le bouquin consiste en une série d’interviews – famille et gens qu’ils l’ont le mieux connu – entrecoupés de comptes-rendus de matchs et d’articles de presse. Le tout est fascinant, lecture vivement recommandée).

[6] Surnom inusité depuis le milieu des Seventies. Lire ici.

[7] Le 4 mars 1961, devant plus de 60 000 spectateurs. Une étonnante anecdote existe sur Danny Blanchflower à Roker Park. Apocryphe ou non, elle est trop belle pour ne pas la conter. En effet, le suprêmement talentueux Nord-Irlandais, assurément l’un des cinq meilleurs Spurs de l’histoire du club, ne crut pas un instant que le… (suite au prochain épisode).