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Le football grand-breton, ses instances nous répètent à l’envi depuis vingt ans, est un modèle d’intégration pour les non-Whites. Et il est indéniable que le chemin parcouru ces dernières décennies est colossal. Mais terre d’accueil, le Royaume-Uni ne l’a pas toujours été et on a peine à mesurer la gravité de la situation il n’y pas si longtemps.

Voir introduction de ce dossier.

On estime qu’entre 1875 et 1914, les années formatives du football britannique, une vingtaine de joueurs noirs ou métis/non-blancs évoluèrent dans des clubs de Football League anglaise et écossaise (D1 et D2). Parmi eux, Andrew Watson, Arthur Wharton et Walter Tull sont, de loin, les plus connus. L’histoire du football britannique antérieure à la Première Guerre mondiale n’a malheureusement gardé aucune ou peu de trace des autres (hormis John Walker, les Frères Cother à Watford, Fred Corbett et Hassan Hegazi), simplement quelques noms (et encore) dans les listes de joueurs.

Aujourd’hui, la star incontestée parmi ces pionniers : l’extraordinaire Arthur Wharton.

[Comme d’hab’, cliquez sur les photos pour les agrandir]

# 2. Arthur Wharton (1865-1930)

Arthur Wharton est le premier professionnel noir « avéré » du football britannique (il est toutefois probable qu’Andrew Watson le devança – à Bootle FC -, voir volet précédent) et, à ce titre, il est considéré comme le pionnier du football noir au plan international.

Wharton « Le bronzé »

Né en Côte-de-l’Or en 1865 (pas l’ancêtre du 21 mais l’ancien nom du Ghana, Gold Coast) dans une famille de la bourgeoisie locale. En 1882, ce fils d’une Ghanéenne-Ecossaise et d’un pasteur grenadien-écossais est envoyé faire des études religieuses en Angleterre (il avait déjà été scolarisé dans une école de Londres de 1875 à 1879), d’abord près de Birmingham puis, en 1884, à Darlington (60 kms au sud de Newcastle). Au grand dam de son père, Wharton ne deviendra pas missionnaire méthodiste comme lui mais sportif professionnel.

Sitôt arrivé à « Darlo » (surnom de Darlington), il envoie valser ses bouquins pour se mettre au sport et au football en particulier, jouant dans plusieurs clubs de la région du North East, y compris à Newcastle East End (aujourd’hui NUFC), parfois en même temps. Ce butinage peut étonner aujourd’hui mais avant l’officialisation du professionnalisme en 1885, les contrats n’existant pas, un joueur pouvait être licencié dans un club et lui faire des infidélités [1] (comme dans le cas d’Andrew Watson). Une flexibilité extrême adaptée à ce football sans championnat fait de coupes locales et de matchs amicaux, ce qui permettait au joueur d’aller voir ailleurs si son club se faisait éliminer tôt dans une compétition.

En 1885, il signe à Darlington FC (les Quakers) où il joue gardien. Facétieux et extraordinaire showman – il déconne souvent avec le public en plein match ou fait des acrobaties sur la barre transversale -, « Darkie Wharton » (Wharton Le bronzé, son surnom), est adoré de tous et décrit comme « magnifique » ou « invincible » par la presse.

Darlington FC (1883-2012), ex club de Football League, aujourd’hui réincarné en Darlington 1883 (D8). Les derbys Darlington-Bury en D4 (jusqu’aux années 2000) avaient acquis une petite notoriété car ils opposaient les Quakers de Darlo (To quake = trembler) aux Shakers de Bury (les Secoueurs). Une confrontation où la fébrilité était forcément de mise (le trait d’esprit favori des commentateurs du match). Notez la loco à vapeur sur l’écusson de feu Darlington FC : et ouais, c’est chez eux que tout a démarré (première ligne ouverte au transport de passagers au monde en 1825, entre Darlo et Stockton. Loco fabriquée à Newcastle car… Bon j’arrête, j’ai promis dans le dernier article que TK ne se transformerait pas en La Vie du Rail).

Un sportif d’une polyvalence époustouflante

D’une vélocité exceptionnelle, Wharton bat le record du monde du 100 yards (91,5 mètres) au championnat national de l’Amateur Athletics Association à Stamford Bridge en juillet 1886, 10 secondes pile, chrono réalisé deux fois d’affilée de surcroît (qualif et finale). Un record qui tiendra 24 ans. Le football commençant à attirer du public (c’est l’époque ou le foot devient un spectator sport) et donc brasser de l’argent (même en amateur, la période du shamateurism – amateurisme marron – n’étant pas révolue), il se dirige naturellement vers ce sport en plein essor et délaisse temporairement le cricket, la gymnastique, la boxe et le cyclisme où il se distingue également. Wharton excelle d’ailleurs dans tous les sports !

Aperçu de ses talents : en 1887, il bat le record du contre-la-montre entre Preston et Blackburn en vélo ; en 1888, il gagne sa vie comme coureur à pied ; de 1889 à 1895, il sera cricketeur professionnel pendant six étés, le football faisait relâche d’avril à septembre (cette pratique se développera et des dizaines de footballeurs joueront professionnellement au cricket – de fin avril à août – jusqu’aux années 1970-80 [2]).

Malgré sa vélocité exceptionnelle, on conseilla à Wharton de jouer gardien. Les préjugés d’alors voulaient qu’un Noir manquait de « panache » pour évoluer comme joueur de champ.

En août 1886, un an après la légalisation du professionnalisme, Wharton est recruté par Preston North End en tant que semi-pro. Il y joue d’abord ailier puis rapidement, comme à Darlington, on lui conseille d’être gardien, malgré sa fulgurante pointe de vitesse (les préjugés d’alors voulaient qu’un Noir manquait de « panache » pour évoluer comme joueur de champ [3]). Avec Preston, il dispute la demi-finale de FA Cup 1887 contre West Bromwich Albion. PNE est donné largement favori mais s’incline 3-1.

Fantasque, il aime faire des coups pendables, comme baisser la corde ou tout autre matériau qui sert parfois de barre transversale au moment où un adversaire arme son tir… (il fallut attendre le milieu des années 1880 pour que la barre en bois se généralise).

C’est à cette époque que plusieurs journalistes du nord de l’Angleterre militent pour la sélection de Wharton en équipe d’Angleterre et nombre de supporters de Preston partagent leur avis. Toutefois, Wharton a un détracteur influent, un certain Bosh Whispers, journaliste à The Athletic Journal, un quotidien de l’époque. Le 29 octobre 1887, Whispers y publie cette diatribe raciste :

« Les spécialistes s’accordent à dire que si Wharton garde les buts de Preston North End en FA Cup, PNE n’aura que peu de chance de passer. C’est aussi mon avis. Mais ce basané est-il suffisamment intelligent pour comprendre que le poste de gardien n’est pas fait pour les clowns ? »

Mais le racisme, dans toute son abjection, Wharton l’avait déjà rencontré. Il se l’était pris en pleine face deux ans auparavant. En 1885, il remporte largement le 100 yards d’un meeting d’athlétisme à Middlesbrough mais les juges attribuent la première place – et une belle prime – au sprinteur arrivé deuxième. De rage, Wharton se saisit de son prix, un saladier, et le fracasse aux pieds des organisateurs. Quelques mois plus tard, à un autre meeting, Wharton entend deux compétiteurs brailler : « Mais bon sang, pourquoi doit-on courir avec un nègre ? Bah, d’ toute manière, pas d’ soucis, on va battre ce foutu nègre sans problèmes. » Wharton leur propose alors une alternative pour régler ça : un match de boxe, lui contre eux deux, là, maintenant, au bord de la piste. Les deux racistes baissent la tête et tournent les talons.

Un héros invisible

Malheureusement pour la trajectoire de sa carrière, Wharton quitte Preston North End en 1888, au moment même où la Football League démarre (premier championnat professionnel créé au monde, 125 ans fêtés l’an dernier). L’édition inaugurale sera remportée haut la main par PNE, surnommé The Invincibles à partir de 1889 car ils termineront la saison invaincus avec 18 victoires et 4 nuls.

C’est Rotherham Town qui offre à Wharton son premier contrat professionnel en 1889, mais ce club n’évolue qu’en Midland League, l’un des nouveaux championnats régionaux de l’époque qui tenteront vaguement de concurrencer la Football League avant de lui servir d’antichambre (feeder league). C’est à cette époque que Wharton se met sérieusement à boire, ce qui lui est très aisé : il tient un pub tout en continuant à jouer.

En 1894, il est recruté par Sheffield United (D1) comme doublure de l’extraordinaire gardien William “Fatty” Foulke (ci-dessous), 1,90m pour 125 kilos (150 en fin de carrière, il cassa la barre en bois en s’y pendant lors d’un match en 1896 – on le voit en action quelques secondes dans cet extraordinaire clip de 1902 d’excellente qualité, à 2’04). Wharton évolue aussi ailier à l’occasion.


Ne cherchez plus l’origine du mal qui touche les gardiens anglais : ça remonte à l’ex international (!) William « Fatty » Foulke.

Le 23 février 1895, contre Sunderland, Wharton devient le premier professionnel noir à disputer un match de D1. Toutefois, la cote de Foulke grimpe et Wharton ne disputera que trois rencontres parmi l’élite. A 30 ans passés, il bifurque vers le football semi-pro et, en 1897, en tant qu’entraîneur-joueur de Stalybridge Rovers près de Manchester, il recrute… Herbert Chapman, le futur légendaire manager d’Huddersfield et Arsenal.

Entre-temps, sa vie dissolue va bon train : il engrosse sa belle-soeur et sombre dans l’alcoolisme. Il finira sa carrière sur l’aile à Stockport County (D2), disputant son dernier match contre Newton Heath le 1er février 1902, des Heathens qui deviendront Manchester United deux mois plus tard (voir article TK).
Au total, Wharton n’aura disputé qu’une quinzaine de matchs officiels dans 8 clubs en 17 ans mais il laissera une trace sans commune mesure avec ses modestes statistiques. Une trace demeurée longtemps invisible : malgré son extraordinaire polyvalence au plus haut niveau, son unique personnalité et son statut de cult hero dans tout le nord ouvrier du pays, Wharton ne figure dans aucun livre et revue sportives de l’époque (tels les almanachs et autres Who’s Who annuels des footballeurs et sportifs).

Wharton, victime du « racisme scientifique » ?

Son après-football sera tragique. En 1902, Wharton postule pour un emploi dans l’administration coloniale du Ghana mais la Gold Coast Colonial Administration considère sa carrière sportive professionnelle comme une régression sociale et rejette sa candidature. Pour eux, Wharton « s’est vendu » (la GCCA est un monolithe rongé par le népotisme, peut-être aussi la raison du rejet).

Selon moi, une autre théorie envisageable pour expliquer ce singulier refus est à rechercher du côté de l’idéologie impérialiste et ségrégationniste de l’époque. Il est possible que les formidables qualités physiques d’Arthur Wharton dans tant de domaines irritèrent, voire inquiétèrent, les expatriés britanniques du Ghana, purs produits de la pensée victorienne pour lesquels la suprématie de la race blanche était une évidence (en parfaite adéquation avec les théories fumeuses du « racisme scientifique », très en vogue à l’époque, surtout dans les colonies, car elles servaient de justification à l’impérialisme européen, cf la taxonomie raciale).
L’empire britannique est alors au faîte de sa puissance commerciale et démographique (englobant un quart de la population mondiale – « L’empire sur lequel le soleil ne se couche jamais », selon la formule de l’époque) et Arthur Wharton, par son insolente réussite, obligeait les tenants d’une telle doctrine à reconsidérer leurs positions ; un repositionnement intellectuel radical qui aurait été de nature à remettre en cause l’ordre racial établi.


Cette étude hautement scientifique de l’armée US en 1917 confirme nos doutes sur les Belges

Devant ce revers, Wharton n’a d’autre choix que de rester dans le South Yorkshire (Sheffield et Rotherham) où il reprend successivement la direction de plusieurs pubs, ce qui n’arrange en rien sa santé. En 1915, il déménage à Doncaster où il travaillera une quinzaine d’années comme pousseur de chariot dans la mine de charbon d’Edlington, tout en continuant à noyer son blues dans l’alcool. Le 12 décembre 1930, à 65 ans, il meurt sans le sou dans un sanatorium de Doncaster (d’un combo syphilis-épithélioma, cancer de la peau).

Après l’oubli, la reconnaissance

Wharton sera enterré au cimetière d’Edlington dans une pauper’s grave, une sépulture anonyme réservée aux indigents. C’est là qu’il gît, oublié de tous, jusqu’en mai 1997 quand les organisateurs du projet Football Unites – Racism Divides créé en 1995 par des supporters de Sheffield United (ici, une initiative qui s’est récemment conclue ainsi) collectent suffisamment d’argent pour lui offrir une pierre tombale.

Lors d’une commémoration au cimetière d’Edlington où sont présents deux descendantes de Wharton, l’écrivain Phil Vasili [4] déclare :

« Grâce à cette pierre tombale, Arthur Wharton est de nouveau visible et a retrouvé une certaine dignité. Arthur connut une fin de vie attristante mais ce n’était pas un personnage triste. Il mena sa vie comme il l’entendait, malgré les obstables placés sur son chemin. »

Sur sa stèle est inscrit :

« A la mémoire d’Arthur Wharton
Recordman mondial en sprint et
premier footballeur noir professionnel.
Athlète, il courait aussi vite qu’un train
lancé à pleine vitesse, du début à la fin.
Gardien, il était capable avec ses poings
de dégager prodigieusement loin [5].
Il aimait s’accroupir dans un coin du but
et quand un tir arrivait, bondir pour
accomplir un arrêt formidable. »

En 2003, Wharton est intronisé à l’English Football Hall of Fame et, en 2010, la Fondation Arthur Wharton est créée. Avant l’Angleterre-Ghana du 29 mars 2011, la legacy d’Arthur Wharton est officiellement reconnue par la FA qui dévoile une statuette en son honneur. Brendan Batson (dont on reparlera dans cette série), l’ex défenseur de West Bromwich Albion et aujourd’hui employé par la FA comme consultant for equality, déclare (clip) :

« Le parcours d’Arthur Wharton marque le point de départ du voyage effectué par tous les joueurs noirs. »

Le mois dernier, une superbe statue en bronze de cinq mètres a été érigée devant le Centre National du Football à Burton-upon-Trent, voir clip.


La superbe statue d’Arthur Wharton au Memorial Garden du National Football Centre de Burton. Deux autres seraient prévues à Darlington (enfin, c’est dans les cartons depuis 2007 et vu l’état actuel du club c’est pas gagné…) et aussi à Rotherham (on attend avec impatience celle de William “Fatty” Foulke devant Bramall Lane à Sheffield !).

A voir, cette jolie animation en poème sur la carrière de Wharton et ce clip realisé par Phil Vasili et Shaka Hislop.

Kevin Quigagne.

Les volets précédents :
(1) Introduction. Les premiers Blacks du football britannique
(2) Andrew Watson. Les premiers Blacks du football britannique

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[1] On appelait ces joueurs des guest players (To guest for : offrir ses services à d’autres clubs). Pratique courante pendant la Seconde Guerre mondiale où, dans le cadre de la Wartime League, les joueurs s’alignaient fréquemment dans les clubs environnant leur lieu d’affectation. Bill Shankly par exemple, qui s’engagea dans la RAF en 1939 à 26 ans (il jouait alors à Preston North End), porta les couleurs d’Arsenal, de Luton, Norwich et Partick Thistle à Glasgow. Et même de Liverpool le temps d’un match !

[2] Il m’est arrivé de lire dans les médias de football français (et parfois anglais) que ces joueurs aimaient faire les deux – foot et cricket –, qu’ils ne pouvaient se passer ni de l’un ni de l’autre, etc. Oui, c’était sans doute des mordus mais la vraie raison de cette pratique était surtout financière. L’expression clé ici est « maximum wage/salary cap ». Ce plafond salarial qui sévit de 1901 à 1961 était peu élevé, à peine supérieur au salaire moyen anglais, et encore plus bas l’été. Les primes à la signature étaient interdites (officiellement tout du moins…), seul un loyalty bonus était versé (à partir de 1922) après cinq ans dans le même club. Les primes de match/victoire/nul étaient autorisées mais faibles. Nombre de footballeurs connus travaillaient en dehors des terrains, même des légendes du foot anglais, tel l’immense Tom Finney (76 capes anglaises, 30 buts) qui bossa un temps comme plombier tout en jouant professionnellement (d’où son surnom, The Preston Plumber). Et même après l’abolition en janvier 61, il fallut attendre une bonne quinzaine d’années pour que la majorité des footballeurs gagne bien leur vie. Par exemple, le salaire moyen des formidables Gunners qui réussirent le doublé Championnat-FA Cup en 1971 (les Pat Rice, Peter Storey, Frank McLintock, George Graham, Charlie George & co) n’était que de 55 £/semaine, soit seulement 30 % de plus que le salaire moyen britannique, et ce dix ans après l’abolition du wage cap ! (la moyenne des footballeurs anglais était alors d’environ 70 £, soit environ le double du salaire moyen britannique).

On comprend alors l’engouement pour le cricket pro l’été si on excellait dans ce sport. Une douzaine de footballeurs-cricketeurs réussirent à devenir international dans les deux sports (liste non exhaustive ici). Le dernier cricketeur-footballeur de renom fut Ian Botham (ou Sir Ian Botham plutôt), immense cricketeur anglais et brièvement footballeur pro en D3/D4 dans les années 1980, aujourd’hui personalité médiatique de type « grande gueule sympa ». Parmi les contemporains connus, citons également Andy Goram, gardien international écossais de 1985 à 1998, Glasgow Rangers legend et personnage haut en couleur ; il décrocha aussi plusieurs capes écossaises au cricket. Les frères Neville avaient aussi le potentiel pour être cricketters de haut niveau mais choisirent le foot (bien malheureusement diront certains beaucoup).

[3] Le rôle et les prérogatives du gardien était très différents d’aujourd’hui. Jusqu’en 1891, l’absence totale de marquage sur le terrain (voir ici, milieu d’article) autorisait le gardien à faire usage de ses mains n’importe où. En 1891, il fut limité à sa moitié de terrain puis à sa surface à partir de 1912.

[4] Phil Vasili est un ancien footballeur semi-pro et le plus éminent spécialiste anglais du football noir britannique. Il est l’auteur de Colouring Over the White Line: The History of Black Footballers in Britain, de The First Black Footballer: Arthur Wharton, 1865-1930 et de Walter Tull, 1888-1918, Officer, Footballer.

[5] Hormis son exceptionnelle vitesse, Wharton était réputé pour ses interventions musclées aux poings, emportant tout sur son passage, autant pour envoyer le ballon très loin que pour se protéger (les gardiens étaient alors exposés à une grande brutalité, en toute « légalité »).

Le football grand-breton, ses instances nous répètent à l’envi depuis vingt ans, est un modèle d’intégration pour les non-Whites. Et il est indéniable que le chemin parcouru ces deux dernières décennies est colossal. Mais terre d’accueil, le Royaume-Uni ne l’a pas toujours été et on a peine à mesurer la gravité de la situation il n’y pas si longtemps.

Aujourd’hui considéré comme le plus grand melting-pot footballistique de la planète (une centaine de nationalités sont représentées dans le football professionnel britannique cette saison), une certaine Grande-Bretagne du football a longtemps été hostile aux non-Whites, tout au long du XXè siècle.

On pense parfois (erronément) que le racisme en G-B ne surgit qu’avec l’émergence de joueurs noirs ou métisses [1] au sortir des Sixties. Pourtant, ce poison commença réellement à se manifester il y a plus de cent ans, puis procéda par petites touches hideuses jusqu’aux années 60, avant de se généraliser à partir des années 70, largement porté par la montée du hooliganisme et l’infiltration du National Front dans le football. Dans son livre Colouring over the white line (publié en 2000), Phil Vasili, le plus éminent spécialiste anglais en la matière, écrit ceci (sur la période 1920-1970) : « Depuis les années 20, le racisme ordinaire a confiné des générations de joueurs noirs à la périphérie du football. »

Depuis peu, un indispensable travail mémoriel et d’information, malheureusement insuffisamment relayé, est entrepris pour que les premiers joueurs noirs, ceux qui « paved the way » (ont ouvert la voie), ne soient plus oubliés ou consignés aux zones d’ombre de l’histoire. Car des premières manifestations du racisme à la création de Kick it out et un travail collectif de sensibilisation sur le sujet, le chemin fut long et tortueux.

Ce volumineux dossier, sur lequel je travaille depuis plus de quatre ans [2], s’attachera à présenter chronologiquement et contextuellement une sélection de joueurs qui ont jalonné l’histoire du football noir britannique. En ce sens, il faut comprendre le « premiers » du titre non comme un strict historique des pionniers du genre mais comme un panorama des joueurs qui ont compté dans la trame du football noir/métis britannique (premier footballeur noir professionnel, premier Africain à évoluer au Royaume-Uni, etc.). Ces hommes durent souvent subir le racisme et les préjugés les plus abjects, un ostracisme qui affecta non seulement leur carrière mais aussi leur vie, surtout entre 1960 et 1990. Tous, à leur manière, apportèrent leur pierre à l’édifice du changement.

« Les joueurs noirs dans ce club [Crystal Palace] apportent leur grosse technique et leur talent à l’équipe. Mais le collectif a aussi besoin de joueurs blancs pour équilibrer les choses et injecter de l’intelligence et du bon sens dans le jeu. »

Ron Noades, propriétaire de Crystal Palace, en 1991 dans un documentaire de Channel 4 intitulé GB United [3]. Ce genre de propos, exprimé librement, publiquement et en toute impunité, n’était pas rare il y a peu.

Depuis 2010, après une décennie de relative accalmie [4], de nombreuses « affaires » d’ampleur diverse ont ravivé le spectre du racisme dans le football britannique. Si beaucoup sont ou semblent légitimes (celle-ci, sortie par le Daily Mail, est particulièrement édifiante), certaines résultent purement de l’emballement médiatique et/ou de l’hystérie collective, cf cette pseudo polémique ridicule. Parallèlement, le débat autour de la très faible proportion de managers (et membres du staff) noirs dans le foot british a été relancé [5].

Face à ce tourbillon de controverse et d’agitation permanentes, il m’a semblé opportun de tranquillement remonter le cours de l’histoire jusqu’à sa source. Bien connaître le passé, c’est aussi se donner la chance de mieux interpréter le présent. Une banalité doublée d’une évidence sans doute, mais qu’il convient plus que jamais de marteler.

A venir bientôt.

Kevin Quigagne.

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[1] Certains des footballeurs choisis dans ce dossier (surtout pré-1950) ne sont pas noirs au sens contemporain du terme (de peau noire) mais métis*. Toutefois, ces métis, alors souvent affublés de l’injurieux darkie/dark(e)y (basané, bronzé), étaient considérés comme noirs par la population et la presse. Dans les documents historiques sur le football britannique, c’est l’adjectif black (parfois le substantif Negro) qui est utilisé à propos de ces pionniers, et ce sans doute afin de marquer la différence de perception avec notre époque. Comme l’observait si justement l’écrivain américain Ralph Emerson, « Language is the archives of history ».

[*parenthèse socio-lexicale : métis = of mixed race/heritage ou dual heritage disent les Britanniques, bien que mixed race soit parfois controversé. Le terme half-caste, encore fréquemment utilisé il y a quinze ans par tous, tend à disparaître publiquement car au mieux considéré comme désuet, au pire comme péjoratif, à cause de son origine étymologique – castus = « pur » en latin -, son passé colonial et son sens en Inde ainsi que dans d’autres sociétés].

[2] Ce dossier très volumineux (il devrait dépasser les 200 000 signes) est toujours en cours d’écriture et pourrait ne pas être achevé à temps si j’arrêtais d’écrire pour TK en fin de saison comme c’est probable. Pour faciliter la digestion, je l’ai organisé en volets indépendants et il pourra donc s’accommoder d’une publication partielle le cas échéant. Sa publication s’étalera sur plusieurs mois.

[3] Il peut sembler ironique qu’un personnage connu, investi de responsabilités importantes et larges – professionnelles, morales, humaines – tienne de tels propos (« manque d’intelligence ») d’une manière aussi exposée : publiquement, devant des caméras télés, dans le cadre d’une émission programmée sur laquelle il avait probablement un droit de regard en amont et aval (rendant difficilement crédible l’argument usuel de la « maladresse sémantique »). Manque d’intelligence vous disiez ?

[4] Ou de sous-médiatisation/moindre mise en lumière, tant l’utilisation exponentielle d’Internet et des réseaux sociaux depuis dix ans a profondément modifié les paramètres et circuits traditionnels du traitement de l’information. Simultanément, la multiplication des émissions de type phone-in a amplifié l’effet « caisse de résonance » créé par Internet.

Toutefois, même si notre perception a pu s’en trouver altérée, il n’en demeure pas moins que la question de la discrimination, dans sa globalité, – racisme, xénophobie, homophobie, propagation de stéréotypes raciaux ou nationaux/préjugés douteux/prénotions fortement connotées (ensemble de préconceptions dont le milieu du football en général ne semble guère chercher à s’affranchir), etc. – se pose toujours avec acuité dans le football, cf cet extrait d’une étude de 2011 publiée dans le Journal of Ethnic and Racial Studies : 56 % des 1 000 personnes interrogées (supporters, joueurs, ex joueurs) pensent que le racisme est présent au niveau des directoires de club. Pour la plupart de ces sondés, ce racisme s’exprime surtout insidieusement, sous des formes voilées : « […] most suspect a form of unwitting or institutional racism in which assumptions about black people’s capacities are not analysed and challenged and so continue to circulate. » Sur ce sujet, lire cette brillante analyse de Jérôme Latta.

[5] Seulement 3 managers BME (Black and Ethnic Minority) sur les 92 clubs professionnels de League Football (Premier League + Football League – aucun sur la vingtaine de clubs pros de Conference National, D5) et seulement 19 employés BME dans des senior coaching positions sur les 552 répertoriés par cette étude (page 7). Sans forcément évoquer la Rooney Rule à tout bout de phrase, on peut légitimement s’interroger sur ces chiffres et les raisons de cette sous-représentation. Rappelons que, selon la PFA (l’équivalent anglais de l’UNFP), la proportion de joueurs professionnels BME est de 25-30 % et qu’elle atteint 18 % dans les formations d’entraîneur ou liées au terrain (coaching courses).