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Il y a trente ans cette semaine, s’achevait la plus longue grève de l’histoire du Royaume-Uni, celle des mineurs (du 5 mars 84 au 3 mars 85). Un long et violent combat contre le gouvernement Thatcher où le football fut parfois de la partie.

L’intro est ici. A voir cette superbe galerie photos du Liverpool Echo ainsi que celle-ci.

Une communauté, deux ennemis

Comme un peu partout ailleurs au moment de la grève, la communauté minière d’Easington (Easington Colliery) est scindée en deux groupes distincts : les grévistes et les « scabs », les jaunes. Et comme partout ailleurs, les jaunes y sont haïs. Ils doivent se rendre à la mine escortés et franchir les piquets de grève en bus grillagé, sous protection de la police.

Le scab est bien plus qu’un jaune : c’est l’ennemi, le traître, le suppôt de Thatcher. On tague scab en gros sur les murs de sa maison, on vandalise sa voiture et insulte sa famille. A l’école, s’ils y vont encore, ses gosses rasent les murs. Quand les grévistes doivent se contenter d’aides sociales dérisoires, de collectes et de la solidarité internationale (dont celle des mineurs français, qui envoient de l’aide alimentaire), les scabs eux, « roulent sur l’or » et partent en vacances. Au sein de la communauté minière, la polarisation est extrême.

L’autre ennemi honni est la police. L’Angleterre a encore fraîchement en tête les émeutes de 1981 et les méthodes policières souvent illégales. Les mineurs connaîtront aussi leur lot d’affrontements violents avec la police (Orgreave en juin 1984, près de Sheffield, sera le théâtre de la bataille syndicale la plus emblématique du mouvement [1]). Ces brutalités passent d’autant moins que le peuple ouvrier a le sentiment que les policiers traitent les hooligans avec bien plus de respect (voir article TK).

Le football, ciment d’une communauté divisée

Au milieu de ce sombre tableau, un rayon de soleil : le club corpo de la mine, le Easington Colliery AFC. Presque naturellement, le football va rapidement s’imposer comme un vecteur d’espoir et d’unité, de solidarité même. Avant la grève, on jouait au foot une fois par semaine. Après deux mois de grève, on tape le cuir tous les jours. Le club sert même de centre névralgique et de cantine pour les familles dans le besoin. Et chose impensable, certains scabs et policiers y sont tolérés. Le temps d’un match, on oublie les rôles de chacun.
Barry Harper (oncle de Steve Harper, gardien de Newcastle United de 1993 à 2013), 66 ans aujourd’hui et l’ex cheville ouvrière du centre de loisirs de la mine, dans une interview diffusée à la télévision régionale (BBC Tyne & Wear) en avril 2014 :

« Le football a toujours été vital ici et arrivé le samedi après-midi, on oublie tout et on joue. Sans le football, beaucoup ici auraient été perdus. En fait, la grève nous a fait jouer au foot bien plus souvent qu’avant, les plus jeunes mineurs y jouaient presque tous les jours. »

Jeff Cranson, mineur gréviste solidement engagé dans la lutte, confirme et précise que le soutien n’était pas que moral pour les meilleurs joueurs du club :

« Le midi, on se retrouvait au Welfare Centre [centre d’aide sociale où étaient mis en commun les dons et la nourriture] pour y manger un morceau et l’après-midi, on disputait souvent un match. Pour moi qui avais trois enfants, c’était peut-être encore plus dur que pour les plus jeunes ou les célibataires, toute une année sans salaire, on tirait la langue. Mais il fallait passer par là, c’est notre gagne-pain, notre vie qu’on défendait. Je jouais dans l’équipe première de la mine, on disputait la County Cup et on se débrouillait bien, pas mal de monde venait nous voir et je touchais un peu d’argent grâce à ça. Sans le football, je ne sais pas si j’aurais tenu le coup. »


Jour de manif dans les rues d’Easington, 1984

Tommy Garside, un autre mineur gréviste et crack de l’équipe, acquiesce :

« La grève des mineurs fut terrible pour la communauté, elle coupa la ville en deux et parfois même les familles. Il arrivait d’assister à des incidents intra-familiaux qui en disaient long sur l’état de tension général, par exemple des pères non-grévistes qui se faisaient traiter de “putain de sale jaune” par leur propre fils devant tout le monde, dans la rue ou ailleurs. La division, c’était la stratégie numéro un de Thatcher et du National Coal Board. On promettait telle grosse indemnité de licenciement à tel site et le contraire à d’autres, on nous disait que telle mine allait fermer mais pas celle d’en face parce qu’elle était soi-disant plus rentable, tout ça pour semer la discorde et faire voter la reprise du travail avec des engagements bidons. Bref, le gouvernement cherchait à braquer les uns contre les autres et affaiblir le mouvement. Nos amis devinrent parfois nos ennemis.

[…]

Heureusement, ici sur Easington, le football a toujours beaucoup compté et il a agi comme un ciment, en permettant à la communauté de ne pas se disloquer complétement. Grâce à la solidarité, aux dons, aux collectes diverses et grâce aux matchs de foot pour beaucoup, comme spectateur ou joueur, on a tenu bon. Certains non-grévistes étaient tolérés, on jouait plutôt contre eux qu’avec eux et surtout dans les matchs officiels, championnat de District et County Cup mais il nous arrivait de les inclure dans notre équipe du week-end. La plupart d’entre nous savaient respecter cette parenthèse. Y’avait même des flics qui ont joué pour nous si on avait des blessés ou autre. Et pourtant, on les haïssait. »

Tel le policier George Curry, qui raconte :

« Les gars m’acceptaient car j’étais du coin et je les comprenais même si je ne m’exprimais pas trop là-dessus. Je me déplaçais en bus avec eux le week-end et j’ai parfois dû fermer les yeux sur certains trucs illicites, comme le jour où l’un des joueurs a repéré un tas de bûches de chauffage près d’une station service [destinées à la vente] et que tous les gars sont descendus pour les piquer. Enfin, fallait bien se chauffer… »

La mort de la vieille gauche britannique

L’arrêt de la grève et la reprise du travail furent votés le 3 mars 1985 à Londres, à 52 %, par les 189 délégués du National Union of Mineworkers. Aucun accord n’ayant pu être signé ou compromis trouvé avec l’organisme de tutelle, le National Coal Board, l’avenir immédiat s’annonçait très incertain pour les quelques 200 000 mineurs du Royaume-Uni. 25 000 emplois seront supprimés avant la fin 1985, et 130 000 autres d’ici 1992.
Arthur Scargill, le virulent leader du NUM, s’estimant lâché par le Parti travailliste (« Neil Kinnock [leader du Labour Party et fils de mineur, nda] a trahi les mineurs », déclara-t-il), hurla au complot politico-médiatique et s’éleva contre l’acharnement judiciaro-policier tout en exhortant ses troupes à continuer le combat, au niveau local cette fois.

Thatcher avait donc triomphé et mené à bien sa lutte des classes à elle. Une victoire à la Pyrrhus pour beaucoup, tant son gouvernement avait engagé des coûts humains et matériels sans précédent dans l’histoire sociale du pays (entre 7 millards £ de l’époque – chiffre officiel du National Coal Board – et 27 milliards £, chiffre des organismes/médias de gauche et incluant le coût estimé de la privatisation).

Mais l’addition finale n’était sans doute qu’une préoccupation secondaire pour Thatcher puisque l’objectif numéro un avait été atteint : réussir sur le seul terrain véritablement décisif, celui de la politique. Ce succès marquait une rupture avec le passé et un tournant historique pour le pays : les derniers vestiges de la gauche traditionnelle – idéologique, antilibérale, syndicaliste, militante – étaient en voie de décrépitude avancée.

La Dame de fer fêta l’extinction de la vieille garde socialiste en distillant les bons mots, comme celui-ci en mai 1987 : « We are well on the way to making Britain a country safe from socialism. » (« Nous sommes en bonne voie d’avoir débarrassé la Grande-Bretagne du socialisme. » Citation complète dans cet article). Ou le notoire « There is no such thing as society. » de septembre 1987, aphorisme darwinien qui préfigurait les politiques à venir, notamment la « Big Society » de David Cameron en 2010, officiellement définie ainsi : « Integrating the free market with a theory of social solidarity based on hierarchy and voluntarism. Conceptually it draws on a mix of conservative communitarianism and libertarian paternalism. » (en clair : ne comptez pas sur l’État, démerdez-vous tout seul).

Les mineurs licenciés au cours des Eighties et Nineties touchèrent des indemnités proportionnelles à l’ancienneté, souvent qualifiées aujourd’hui de « généreuses » – car elles pouvaient atteindre 30 000 £ de l’époque – mais la réalité est bien plus nuancée, voir REDUNDANCY PAY FACTS ici.

Au 1er janvier 1995, le secteur minier avait été entièrement privatisé. Le Royaume-Uni est toujours un gros consommateur de charbon (à 80 % importé), il sert principalement à alimenter ses centrales thermiques qui fournissent plus du tiers des besoins nationaux en électricité. Il reste environ 2 000 mineurs de fond au Royaume-Uni (bientôt 600), répartis sur trois sites miniers dans le Yorkshire et Nottinghamshire. L’extraction se fait surtout aujourd’hui dans une trentaine de sites à ciel ouvert, dont la moitié en Ecosse.

Une communauté « vide de sens »

Le dernier puits a fermé depuis longtemps à Easington (1993) et le canton ne s’est jamais relevé de la brutale fermeture des mines. Au contraire d’autres bassins houillers, notamment Dearne Valley dans le South Yorkshire qui bénéficia, entre autres aides publiques, des subsides européennes.

Les hypothèses ont fusé pour expliquer l’échec global des tentatives de régénération : trop forte dépendance au charbon, manque de planification de l’après-mine, moins d’atouts qu’ailleurs, insuffisance criante d’investissements publics, absence de piston politique. Tony Blair a beau avoir été député de la circonscription voisine de Sedgefield pendant 24 ans (les Travaillistes ont toujours cartonné localement : 80 % aux Législatives 1997 sur la circonscription d’Easington, 59 % en 2010), les politiciens ont depuis longtemps décrété ce ward (canton) d’Easington cause perdue. Pas même sacrifié sur un quelconque autel, non, simplement oublié, abandonné, rendu invisible. C’est une localité meurtrie, cassée, une communauté dépecée de sa substance. Une communauté « vide de sens », pour paraphraser la lugubre prophétie d’Arthur Scargill.

Les mineurs partis, mis sur la touche ou on the scrapheap (au rebut) selon la cruelle expression consacrée, sont arrivés des « étrangers du cru », des sortes d’immigrés de l’intérieur, britanniques de souche mais différents. Des familles « à problèmes », draînant avec elles leur habituel et désespérant cortège de détresses multiformes : décrochage scolaire, extrême précarité, drogue, alcool, désoeuvrement, délinquance. Une catégorie considérée comme insoluble dans un milieu minier traditionnel, transbahutée ici par les services sociaux des villes avoisinantes. Oh, pas tant de familles que ça mais suffisamment pour achever de fragiliser le restant de structure, assez pour laisser paupérisation et stigmatisation imprégner l’endroit.

Des familles relogées dans des maisonettes en briques retapées à la va-vite, des two-up, two-down (deux pièces en bas, deux en haut), le genre de micro-habitation marketée par les agences immobilières des coins chics de Newcastle ou Durham comme bijou character cottage et vendue 350 000 £. Ici, on pourrait en acheter douze pour ce prix-là. Il y a une dizaine d’années, on les donnait même, à de téméraires investisseurs visionnaires. Les repreneurs ne se bousculèrent pas au tourniquet et des rues entières furent condamnées (problème toujours d’actualité ; cf cet article, énième du genre, où le député local en appelle au gouvernement…).

Le wiki sur ce bout d’Angleterre parle pudiquement de unemployment blackspot. Les quelques travailleurs polonais égarés sont plus directs : « On se croirait en Silésie, sauf que y’a plus de boulot là-bas », disent-ils parfois, mi amusés, mi surpris de découvrir de tels lieux ici, loin de cette Angleterre de carte postale qu’on leur vend au pays, l’Angleterre prospère et riante des séries TV. Les auteurs du best-seller Crap Towns (Villes de merde) ne s’embarrassent pas non plus de précautions sémantiques : ils ont élu Easington l’une des pires villes du pays, « un coin pour lequel auraient même pitié les habitants de Luton, Hull ou Middlesbrough », résument-ils caustiquement.
Ici, « L’héritage industriel » n’est pas qu’une belle expression pour touristes-sociologues en mal de romantisme houiller. Cet enfoiré de patrimoine tout rouillé a laissé des traces et s’obstine à faire dérouiller. Depuis 1985, plus de 14 000 hommes (et femmes, 15 % du total) sont morts du mésothéliome et de cancers liés à l’amiante dans le North East, et l’hécatombe continue. Un chiffre qui ne comprend pas toutes les saloperies mortelles que les services médicaux et autres cabinets d’avocats spécialisés sur ce créneau ne peuvent formellement attribuer à cet héritage toxique.

La Dame de fer ? Rust In Peace

On entend parfois des économistes nous expliquer avec enthousiasme et légèreté, comme on nous annoncerait l’arrivée du printemps, que la « quatrième révolution industrielle » est en marche, inarrêtable. Le rouleau-compresseur du big data, de l’intelligence artificielle, de la computérisation-robotisation à outrance qui améliore nos vies tout en précarisant et menaçant l’emploi. Dans des villes comme Easington, on encaisse cette claque « virtuelle » et subit le rythme (l’algorithme ?) effréné des évolutions technologiques en silence, sans broncher. Forcément silencieusement, comment pourrait-il en être autrement ? Ça fait un bail que la communauté a perdu sa voix.

Pourtant, doucement, la ville revit et se régénère à sa manière, plus physiquement qu’économiquement. A l’automne dernier, le Conseil Général du comté de Durham a enfin approuvé la transformation définitive des 27 hectares de l’ancienne mine en réserve naturelle. Une nouvelle qui aura au moins ravi les canards et crapauds du coin.

Le 9 avril 2013, au lendemain du décès de Margaret Thatcher, des processions défilèrent spontanément en mode carnaval dans les rues des villes de la circonscription d’Easington. On y sabra le champagne discount et y parada une Maggie en cercueil avant d’embraser un bûcher sous les vivas de la foule. Et on se remémora probablement les luttes d’antan et peut-être aussi les matchs de foot entre grévistes, flics et scabs, en versant quelques larmes. Les sanglots de la délivrance sans doute.

Kevin Quigagne.

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[1] Sur ce sujet de la bataille d’Orgreave, pour mieux comprendre le contexte mineurs vs police de l’époque, lire cet article de David Conn qui établit un parallèle entre Orgreave et Hillsborough (et plus récemment). Dans les deux cas, l’état-major de la police du South Yorkshire fabriquera de toutes pièces des preuves contre les mineurs/supporters. Trente-et-un après, Orgreave est toujours en quête de vérité et justice, tout comme Liverpool.

Il y a trente ans aujourd’hui, s’achevait la plus longue grève de l’histoire du Royaume-Uni, celle des mineurs (5 mars 84 – 3 mars 85). Un long et violent combat contre le gouvernement Thatcher où le football fut parfois de la partie.

On a coutume de dire, en forçant parfois un peu le trait, que le football s’immisce volontiers dans les évènements historiques au Royaume-Uni. Exagération ou pas, il est indéniable que les liens entre le football et la grève des mineurs de 1984-1985 sont riches et variés. Logique me direz-vous, tant les passerelles entre football et industrie minière sont, ou plutôt étaient, foisonnantes.

L’histoire que j’ai choisie de vous raconter, celle d’une communauté déchirée par la grève et en partie réconciliée par le football, est puisée dans le vécu de la ville minière d’Easington, située au sud de Newcastle (North East), un environnement que je connais pour y vivre et travailler depuis plus de vingt ans, d’abord dans le South Yorkshire (Sheffield) puis dans le North East. Mais avant tout, plantons le décor.

A.S : Teenage Kicks n’a pas soudain décidé de concurrencer les Échos ou le Diplo. Ce premier volet est avant tout une mise en contexte pour la deuxième partie qui traitera essentiellement de football. Le tout était trop long pour le publier d’un seul jet.

A voir : cette superbe galerie de photos sur la grève.

L’adversité comme source de motivation suprême

Tout d’abord, un rappel pas forcément inutile : une quantité phénoménale de footballeurs/managers britanniques furent mineurs de fond, tâtèrent de la mine ou évitèrent in extremis cette voie. Parmi les plus illustres, citons Billy Meredith, Herbert Chapman, les frères Bobby & Jack Charlton, Jackie Milburn, Matt Busby, Bobby Robson, Gerry Hitchens, Jock Stein, Bob Paisley et Bill Shankly. Rien que le club du village minier où Shanks grandit forma cinquante professionnels !

Une plaisanterie des années trente, déclinée ensuite en de multiples versions, disait que pour dégoter de bons footballeurs dans les bassins miniers, il suffisait au président du club professionnel local de se rendre à la houillère du coin, se positionner en haut d’une fosse et gueuler : « J’ai besoin d’un défenseur et d’un avant-centre » pour qu’un tas de têtes casquées remontent à la surface.
Dans plusieurs régions britanniques [1], le public fut longtemps constitué d’une forte proportion d’hommes associés de près ou de loin à la mine. Sans bien sûr exagérer la portée actuelle, forcément limitée, de ce riche héritage, la connection football-mine se manifeste parfois encore plus charnellement, comme dans le cas du Stadium of Light de Sunderland bâti sur les galeries de Monkwearmouth Colliery (ici). Ce qui donne à des remarques du style « Danny Graham est vraiment au fond du trou » ou « Jozy Altidore va au charbon mais que dalle » une profondeur qui rendrait ce duo pied-nickelesque presque touchant.


Lampe de mineur géante et roue minière aux abords du Stadium of Light de Sunderland

D’une manière plus générale, les liens entre ballon rond et industrie sont à l’origine même du football britannique. Parallèlement aux conditions indispensables à son essor à partir des années 1860 (entre autres : harmonisation des lois du jeu, repos le samedi après-midi, développement du chemin de fer – voir dossiers TK ici et ici), pour que le football prenne véritablement son envol, il fallut qu’il soit porté par les grands acteurs de la révolution industrielle –  les capitaines d’industrie victoriens, les ouvriers, les syndicats. De fait, si on analyse la genèse du football à travers le prisme socio-économique, ce sport peut légitimement être considéré comme un pur produit des grandes conquêtes sociales de l’époque.

Des débuts du football professionnel au Royaume-Uni (1885 en Angleterre, 1893 en Ecosse) aux Seventies, des générations de jeunes mineurs chercheront coûte que coûte à devenir footballeur pro et notamment durant les années de marasme de l’entre-deux-guerres. L’extrême dangerosité et la dureté du métier poussaient ces Gueules noires à tout faire pour échapper à leurs conditions ; bouffer de la vache enragée est le meilleur des moteurs pour réussir, dit l’adage populaire, et le football représentait alors le seul « ascenseur social » pour ces jeunes-là.

Cette longue association entre football et mine a souvent été marquée par des gestes forts et/ou médiatisés, exprimés surtout pendant les grandes grèves (1912-1926-1972-1974-1984). Comme ces innombrables collectes d’argent autour des stades, ou Brian Clough [2] défilant au côté des mineurs en 1984 en appelant à la solidarité dans les médias (« Tous les supporters de football issus de la classe ouvrière devraient faire une donation au fond des mineurs »). L’historique football-mine est parsemé d’anecdotes croustillantes. Par exemple quand Jock Stein, ex mineur et le mythique manager du Celtic de 1965 à 1978, glissa un billet de 5 £ dans un seau de collecte alors qu’Alex Ferguson, qui l’accompagnait ce jour-là (et lui-même ouvrier syndicaliste des chantiers navals glasvégiens jusqu’à 23 ans), « oublia » de verser son obole… Le jeune Fergie fut alors dûment sermonné par Stein et s’empressa de s’exécuter ! Pendant la grève de 1984-85, Stein apostospha même durement les camions conduits par des « scabs » (non grévistes) chargés de transporter le charbon.


Brian Clough, vers 1994, défilant contre la fermeture de l’un des derniers puits du North Nottinghamshire

Le contexte général, côté mineurs

Le 5 mars 1984, la grève des mineurs démarre officiellement, à la suite d’une fermeture de puits dans le Yorkshire ordonnée par le gouvernement Thatcher via le National Coal Board, l’équivalent britannique des Charbonnages de France. La moitié des mineurs du Yorkshire arrête immédiatement le travail. Environ 200 000 mineurs sont concernés dans 180 sites miniers disséminés en Grande-Bretagne, même si tous ne seront pas grévistes. Officiellement, « seuls » 20 000 emplois sont menacés dans les années à venir (Thatcher dit vouloir fermer une vingtaine de puits considérés non rentables par son gouvernement – les mines étaient alors fortement subventionnées, à hauteur de 900 millions £ pour l’année 1983).

Toutefois, le seul syndicat de la branche, le puissant NUM – National Union Mineworkers –, est convaincu que l’objectif dépasse les 100 000 d’ici 1990 et qu’à court terme, l’objectif de Thatcher est de privatiser entièrement le secteur. L’avenir donnera raison au NUM (ainsi que des archives ministérielles de 1984 autorisées à la parution l’an dernier : 64 000 suppressions d’emploi étaient programmées d’ici 1987).

Mais pour l’heure, il s’agit de rassembler. Tâche délicate puisque cette grève est illégale, une majorité de mineurs adhérents y seraient opposés. Nul ne sait précisément quelle proportion, les dirigeants du NUM ayant refusé de faire voter la base. La démarche controversée et antagoniste du NUM annonce la couleur : cette grève risque d’être sanglante. Des heurts triangulaires police > mineurs grévistes > mineurs non-grévistes éclatent d’ailleurs dès les premiers jours, après que la police a profité de l’illégimité de la grève pour confisquer du matériel syndical et forcer les piquets de grève à laisser les non-grévistes travailler. Le 15 mars, un premier mineur décède, dans des circonstances tragiques. Malheureusement, ces affrontements ne sont que les trois coups qui annoncent le triste spectacle. Les tensions iront crescendo et les violences graves seront routinières.

Le contexte général, côté Thatcher

Non que tout cela perturbe terriblement Margaret Thatcher. Cette dernière a été plus habile que son prédécesseur conservateur, Edward Heath, en 1974 (les mineurs, unis, avaient fait plier les Conservateurs) et elle a tiré les enseignements des revers du passé. Euphémisme : la Dame de Fer fait de cette lutte une affaire personnelle et a le mors aux dents. Elle a même orchestré le clash, pour venger les siens : « Le dernier gouvernement Conservateur a été annihilé par les grèves des mineurs de 1972 et 1974, avait-elle confié à son ministre de l’Intérieur dès sa prise de pouvoir en 1979, et bien nous provoquerons une autre grève et nous sortirons vainqueur. »

Les mineurs jouissent alors d’une bonne image dans la société, admirative de leur immense courage. Thatcher a jaugé la robustesse de leur capital sympathie et sait qu’elle ne peut pas foncer tête baissée. D’autant plus qu’elle a déjà essuyé une avanie, en 1981, quand elle dut annuler un programme de fermetures de puits sous la pression du NUM. Mais elle sait aussi que les temps changent et que le zeitgeist joue en sa faveur.

Autant le Royaume-Uni avait émergé des Seventies sur les rotules (chienlit généralisée, inflation et taxation records, etc.), autant il donne l’impression d’avoir démarré les Eighties la confiance en bandoulière, même si certains indicateurs économiques ont viré au rouge vif (e.g le nombre de sans-emplois qui a doublé depuis 1979, dépassant les 3 millions en 1982). Le contraste avec la décennie passée est saisissant, notamment dans les mentalités.
L’époque est désormais au capitalisme décomplexé, ostentatoire. L’argent n’est plus sale et les devises provocantes des Yuppies, ces nouveaux démiurges de la pensée ultra-libérale, telle If you’ve got it, flaunt it » (allez-y, exhibez ce que vous possédez), s’imposeront comme les slogans tendances des Eighties. Quand la France marche au « Touche pas à mon pote », le Royaume-Uni carbure au “Greed is good” (la cupidité, c’est bien). La société britannique est en pleine mutation – la middle-class émascule progressivement la classe ouvrière – et Thatcher compte bien exploiter sa cote de popularité au zénith pour mater toute rébellion en s’octroyant le beau rôle.

Son objectif ultime va bien au-delà d’un simple combat personnel anti-mineurs : il faut envoyer un message fort aux syndicats, très militants, réduire leur influence et avoir ainsi les coudées franches pour réformer des pans entiers du droit du travail, à commencer par la législation sur les modalités et préavis de grève. In fine, il s’agit de mener à bien, le plus en douceur possible, le programme de démantèlement et privatisations-dérégulations des secteurs publics et entreprises d’état – British Gas, British Rail, British Telecom, etc. (les mines et tout le secteur de l’énergie avaient été nationalisés au sortir de la Seconde Guerre mondiale par le gouvernement travailliste de Clement Attlee et sont considérés par les Conservateurs comme des bastions gauchisants – « Je détestais ces programmes collectivistes de nationalisation de l’après-guerre. Il fallait redonner la liberté aux citoyens », fulminera Thatcher plus tard).

De l’art du conflit

La cuisante défaite des Travaillistes aux General Elections de juin 1983 (meilleurs résultats des Conservateurs depuis 1959) avait annoncé de fortes turbulences sociales et une radicalisation de certains secteurs. Du coup, Thatcher a anticipé : elle a fait stocker des réserves de charbon équivalentes à cinq mois de consommation, a demandé aux centrales thermiques de se tenir prêtes à utiliser des combustibles fossiles autres que le charbon (gaz, fioul, huiles) et a fait embaucher des routiers non syndiqués pour le transport entre dépôts. L’armée de terre est même en stand-by, au cas où. C’est la face visible de l’avant-combat.

En coulisses, Thatcher fourbit ses armes. Elle réunit régulièrement son état-major pour aiguiser au mieux sa deuxième lame, celle de la division. Elle sait que le moyen le plus efficace pour fragmenter ce bloc pour de bon est d’appliquer énergiquement la recette éprouvée du “Divide and rule”. Telle sera sa feuille de route, dresser les uns contre les autres. Thatcher a donc échaffaudé une série de stratagèmes visant à morceler le mouvement et le faire imploser de l’intérieur ; les négociations se feront puits par puits, les propositions de reclassement seront sélectives, les promesses faites à certains groupes ou puits seulement. Avec dans son arsenal clivant, quelques mesures particulièrement mesquines, des coups bas « ad hominen » lui reprocheront certains, telle la réduction des aides sociales aux familles grévistes.

La fille d’épicier réservera aux syndicalistes, et par extension à tous les mineurs grévistes, le même surnom qu’elle donnera aux hooligans : the enemy within, l’ennemi de l’intérieur.


A. Scargill s’amuse du masque porté par une manifestante

C’est loin d’être la première grève des mineurs mais celle-ci s’annonce particulièrement longue et âpre. Elle le sera : 362 jours, 11 morts, 20 000 blessés, 11 500 arrestations, 8 500 grévistes assignés en justice. Et au-delà des chiffres, des communautés entières décimées.
A la tête du mouvement, Arthur Scargill, l’ennemi juré de Thatcher, un syndicaliste marxiste jusqu’au-boutiste et président du NUM qui dirigera les opérations et organisera la résistance depuis son fief de Barnsley (20 kilomètres au nord de Sheffield), gros bassin minier et épicentre de la lutte.

C’est dans ce contexte bien particulier, « toxique » dirait-on aujourd’hui, que se déroulent les évènements ci-dessous.

Easington : 10 000 habitants, 2 700 mineurs de fond

Printemps 1984, Easington & Easington Colliery, East Durham, 30 kilomètres au sud-est de Newcastle et 15 de Sunderland, l’un des bassins houillers alors parmi les plus productifs au monde. On appelle ces vastes zones des coalfields, littéralement « champs de charbon ». Les deux Easington forment une petite ville d’à peine 10 000 habitants où la plupart des hommes sont employés dans l’activité minière. On extrait tellement de charbon dans toute la région depuis le XVIIè siècle que la langue anglaise s’est dotée de l’expression suivante : To carry/take coals to Newcastle, approximativement « vendre de la glace aux Esquimaux ». Au sortir de la Grande Guerre, 275 000 hommes trimaient dans les mines autour de Newcastle, un actif sur trois et un quart du total britannique sur ce secteur.

Le North East (2 600 000 habitants) dut sa croissance spectaculaire au XIXè siècle à l’exploitation et l’exportation du charbon, directement ou indirectement. Ce minerai fut l’un des principaux symboles et vecteurs de développement de la révolution industrielle.
C’est grâce au charbon par exemple que les premières
locomotives au monde furent exploitées commercialement au sud de Newcastle, au départ purement pour des raisons pratiques d’acheminement du charbon (le rendement exponentiel des mines, étroitement liés aux besoins gargantuesques générés par l’industrialisation effrénée, exigeait des moyens autres que quelques chevaux tirant des wagonnets). Toute la richesse de la région découle de l’activité minière. Cette prospérité favorisera grandement l’essor de la construction navale (transport du charbon) et de l’industrie lourde. Elle permettra aussi à de géniaux inventeurs locaux d’émerger, tels George Stephenson (considéré comme l’inventeur du chemin de fer moderne), Joseph Swan (pionnier de l’électricité) ou l’ingénieur et industriel George Armstrong (hydroélectricité).

Malgré sa faible population, le canton d’Easington est aussi un mini hotbed du football, l’une de ces mini places fortes qui transpire le ballon par tous les pores. L’international anglais Adam Johnson (Sunderland) y a grandi ainsi que Paul Kitson (ex Leicester, Newcastle, Derby, West Ham), Alan Tate (ex Swansea), Kevin Scott (ex Newcastle) et Steve Harper, gardien de Newcastle de 1993 à 2013 ; le père d’Harper était mineur de fond et son oncle, Barry Harper, est une figure locale, arbitre et dirigeant de club (nous le retrouverons dans la seconde partie). Le film Billy Elliott a été tourné ici même [3].

Une communauté, deux ennemis

Comme un peu partout ailleurs pendant la grève, la communauté minière d’Easington (Easington Colliery) est divisée en deux groupes distincts : les grévistes et les « scabs », les jaunes. Comme partout ailleurs, les jaunes y sont haïs. Ils doivent se rendre à la mine escortés et franchir les piquets de grève en bus grillagé, sous la protection de la police. Le scab est bien plus qu’un jaune : c’est l’ennemi, le traître, le suppôt de Thatcher. On tague scab en gros sur les murs de sa maison, on vandalise sa voiture et insulte sa famille. A l’école,

A suivre.

Kevin Quigagne.

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[1] Principalement le South Yorkshire (Sheffield-Barnsley-Rotherham-Doncaster), le North East (Newcastle-Sunderland-Durham), le sud du Pays de Galles (Cardiff-Swansea-Newport), la ceinture centrale des Lowlands écossais (Ayshire-Midlothian-Lanarkshire) et le centre de l’Angleterre (Staffordshire-Derbyshire-Nottinghamshire).

[2] Brian Clough était un socialiste convaincu (au moins « de coeur » comme il disait*) qui, au cours de la grève de 1984-85, n’hésita pas à rendre visite plusieurs fois à des piquets de grève postés devant les mines. Un matin pendant la grève de 1972, il fit même conduire ses joueurs de Derby County (qui sera champion d’Angleterre deux mois plus tard) devant un puits et les força à se joindre aux piquets à l’entrée de la mine en leur disant : « Les gars, restez ici et discutez avec ces mineurs, vous verrez comme ils en bavent. Je veux que vous compreniez la chance que vous avez par rapport à ces gars qui doivent descendre dans les entrailles de la terre pour gagner leur croûte. Je vous laisse et quand je l’aurai jugé nécessaire, je demanderai au bus de venir vous chercher. » Et il était remonté dans l’autocar qui avait filé… Les joueurs s’étaient mêlés aux mineurs une bonne partie de la journée. Peu après, Clough avait fait envoyer aux grévistes une trentaine de billets d’un match de Derby County.

[*« Pour moi, le socialisme vient surtout du coeur. Je ne vois pas pourquoi seule une partie de la société pourrait boire du Champagne et habiter de belles propriétés. » De fait, Clough entretint avec l’argent une relation complexe et ambivalente]

[3] Billy Elliott, the Musical a été créé à Londres et diffusé live sur écrans (cinémas, salles de spectacles) à travers le Royaume-Uni il y a six mois. Elton John, qui a composé la musique, a subventionné le prix des billets dans la région d’Easington (fixés à 1 £) pour permettre au plus grand nombre de voir le show.

Ils ont été tournés ailleurs mais citons-les puisqu’ils ont la mine pour thème central : Pride (bande-annonce) et le sublime Brassed off (bande-annonce), un chef d’oeuvre du cinéma social tourné entre Barnsley et Doncaster (South Yorkshire).