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Il y a vingt ans, le 20 février 1992, la dernière pierre de la création du championnat de Premier League était enfin posée. Cet aboutissement mettait fin à douze ans d’un combat sans merci entre les clubs majeurs et les instances, le tout sur fond de déliquescence – puis résurrection – du football anglais.

Pour l’intro, voir première partie. Deuxième partie : de l’été 1984 au printemps 1989.

[abréviations : FA = Football Association ; FL = Football League].

1984, un Big Five se forme

Eté 1984. Graduellement, les velléités séparatistes des clubs majeurs vont être subtilement encouragées par la FA qui voit d’un mauvais œil la « concurrence » grandissante de la FL. De surcroît, les tensions et divergences de vue entre l’élite et les trois autres divisions deviennent de plus en plus ingérables. Un « club des Cinq » se constitue naturellement qui va désormais se réunir régulièrement. Il est composé du Big Five de l’époque : Arsenal, Everton, Liverpool, Man United et Tottenham (représentés respectivement par David Dein, Philip Carter, Noel White, Martin Edwards et Irving Scholar).

Côté joueurs, on constate une mini vague de départ vers l’étranger. Cette hémorragie toute relative rappelle celle des 50’s et 60’s où les stars de l’époque, las du salary cap, s’en allèrent quérir fortune ailleurs (dont Charlie Mitten, John Charles, Jimmy Greaves et Denis Law).

Graeme Souness et Trevor Francis à la Sampdoria

Graeme Souness et Trevor Francis à la Sampdoria

Parmi les vedettes britanniques et irlandaises qui s’exilent à l’intersaison 1984-85, en quête de fraîcheur et de gros salaires continentaux, citons Ray Wilkins, Mark Hateley, Graeme Souness et Steve Archibald (avant eux : Kevin Keegan, Laurie Cunningham et Tony Woodcock fin années 70 ; Liam Brady, 1980 ; Joe Jordan, 1981 ; Trevor Francis, 1982 ; Luther Blissett, 1983 ; l’exode s’amplifiera dans la deuxième partie des Eighties : Gary Lineker, Mark Hughes, re-Tony Woodcock, Mo Johnston, Ian Rush, Glenn Hoddle, Clive Allen, Chris Waddle, John Aldridge, etc.).

Le Big Five va alors tenter d’influencer et infiltrer les principales commissions, dont la stratégique Football League Television Committee. Nous sommes en janvier 1985 et l’année qui s’annonce va ébranler le paysage footballistique anglais comme jamais.

1985 : annus horribilis et année charnière

1985 est l’année la plus effroyable et sauvage de l’histoire du football anglais. Ce football est devenu un véritable paria et la presse nationale catalogue le hooliganisme de « English disease ». Le panorama d’ensemble est affligeant. Racisme et violence sont routiniers et touchent la plupart des clubs.

Un évènement en particulier va choquer le grand public. Le 13 mars 1985, devant les caméras de télévision de la BBC, un Luton-Millwall live de quart de finale de FA Cup tourne au carnage (voir clips, ici et ici). Une dévastation en règle orchestrée par les hooligans de Millwall, renforcés par des firms londoniennes, trop contentes de profiter de la présence des caméras.

Des hordes de hools vont ainsi semer l’effroi en direct, sous les yeux de millions de téléspectateurs et face à 350 policiers impuissants. Un triomphe absolu pour les firms. Les télés passent en boucle les images de hooligans pourchassant des policiers dépassés. En jargon hool, on appelle ça « running the police ».

L’humiliation est complète. Les images de policiers terrifiés fuyant les casseurs frappent la population. La longue grève des mineurs (mars 1984 à mars 1985) vient tout juste de s’achever et les Britanniques ont encore bien en tête (certains, littéralement) les méthodes musclées employées par la police face aux mineurs (dix morts, 8 392 condamnations de justice, batailles rangées avec les forces de l’ordre).

Bilan : une partie du stade de Kenilworth Road détruite (700 sièges arrachés, coins de tribune incendiés), une soixantaine de blessés – dont 33 policiers, un grièvement – et de sérieux dégâts sur les deux kilomètres séparant le stade de la gare. Les trains du retour sur Londres sont saccagés, causant pour 50 000 £ de dégradations. Seuls 29 émeutiers comparaîtront devant les tribunaux. Margaret Thatcher forme immédiatement un war cabinet et durcit son programme « law and order » (plus forte présence policière – stades, gares, trains, etc. -, justice plus sévère et début de « l’intelligence-led policing » dans le football – infiltration de firms par des policiers, ce qui portera ses fruits au fil des années).

Un mois de mai 1985 apocalyptique

11 mai 1985, dernière journée de Football League. Lors d’un Birmingham-Leeds (D2), 68 personnes (dont 18 policiers) sont blessées au cours d’affrontements avec des hooligans du Leeds United Service Crew (clip) qui causent l’effondrement d’un mur, tuant un garçon de 15 ans, Ian Hanbridge. L’adolescent assistait à son premier match de football. Un juge de premier plan, Sir Oliver Popplewell, déclarera : « Cette rencontre ressemblait davantage à la Bataille d’Azincourt qu’à un match de football. »

Ce même après-midi maudit à Bradford, à 200 kilomètres au nord, un mégot de cigarette mal éteint atterrit sur 25 ans de détritus amoncelés sous les gradins (jamais nettoyés). En quelques minutes, la tribune principale (en bois) de Valley Parade s’embrase totalement, juste avant la mi-temps du Bradford-Lincoln (D3) : 56 morts, brûlés vifs, et 265 blessés. Paul Firth, supporter de Bradford, écrira un livre : Four Minutes to Hell. Le surlendemain, les ouvriers devaient commencer les travaux de démolition en vue de la reconstruction du stade, jugé trop vétuste par les autorités.

L'incendie de Valley Parade à Bradford City

L'incendie de Valley Parade à Bradford City (11 mai 1985)

Le 29 mai, le drame du Heysel survient et le 31 mai, sous la pression de Margaret Thatcher, la FA interdit les clubs anglais de compétition européenne jusqu’à nouvel ordre (fixé peu après à 5 ans – 6 pour Liverpool). Le gouvernement contre-attaque par des commissions (dont la Popplewell Committee investigation into football). Un ministre déclare :

« Le football ne pourra pas continuer dans sa forme actuelle encore bien longtemps. »

On intensifie l’usage et l’accompagnement surveillé des fameux trains « Football Special », de vétustes wagons réquisitionnés par British Rail pour faciliter le déplacement des supporters (d’où les noms à inspiration toute ferroviaire de certaines firms de hooligans, telles les Inter City Firm de West Ham et 6.57 Crew de Portsmouth).

Ces trains, apparus en force dans les années 60, constituèrent initialement un moyen agréable et peu coûteux pour les supporters de suivre leur club à travers le pays. Au fin des ans, ils se transformèrent en laboratoire de vandalisme et violence.

Le coup de grâce

Le snooker plus regardé que le foot...

Le snooker : plus regardé que le football en 1985...

Le public ne suit plus et les affluences de FL saison 1984-85 chutent à 16.4M, le plus bas niveau depuis l’institution d’une FL à quatre divisions en 1921 (41.2M constituant le record, en 1948-49). Pour couronner le tout, à la suite d’un désaccord entre la FL et les télévisions (BBC et ITV), aucun match n’est diffusé durant la première partie de saison 1985-86, ce qui exaspère les clubs.

Ces derniers, acculés, doivent avaler une énième humiliation au cours des négociations portant sur les droits télévisuels pour la période 1986-88. Afin de justifier leur offre dérisoire, la BBC et ITV vont jusqu’à affirmer que le snooker est désormais plus regardé que le football !

Fin mai 1985, le Sunday Times titre : « Un sport de taudis, disputé dans des taudis de stades, suivis par des supporters sortis de taudis »

Les présidents de club n’ont d’autre choix que d’accepter ces conditions au rabais. Une misère absolue : les 92 clubs recevront 3M de £ par an (il leur avait été promis 16M par saison avant le blackout). Un deal que le magnat de la presse et propriétaire d’Oxford United Robert Maxwell décrira comme « mad, bad and sad ». Le Big Five demande à Saatchi & Saatchi d’évaluer la réelle valeur du foot anglais. La célèbre agence de publicité rend son verdict : le produit vaut « beaucoup plus ».

Malgré l’insolente santé du football anglais en Europe depuis deux décennies, le beautiful game est devenu repoussant. Ken Bates veut faire ériger un grillage électrifié entre la pelouse de Stamford Bridge et les tribunes (le Greater London Council s’y opposera). Les médias enfoncent le clou en jetant allégrement dans le même panier supporters ordinaires et hooligans. Le 19 mai 1985, le Sunday Times titre : « A slum game, played in slum stadiums, watched by slum fans » (un sport de taudis, disputé dans des taudis de stades, suivi par des supporters sortis de taudis). L’arrivée en force des businessmen va changer la donne.

1986-1987 : les businessmen contre-attaquent

C’est cette situation apocalyptique qui attire financiers et hommes d’affaires de tous poils. Dans ce terreau pourri, des visionnaires flairent le gros coup. Certains disent même ouvertement « être assis sur une mine d’or inexploitée ». Le potentiel du « produit » football anglais est patent et ces investisseurs savent mieux que quiconque qu’il est grotesquement sous-exploité. La manne du foot est alors aux mains de quelques acteurs (instances et deux chaînes) peu disposés à lâcher le morceau.

La stratégie des money men va être simple : persuader les clubs que leur intérêt est de s’affranchir de leur maître, la FL. Parmi les personnages influents, citons Irving Scholar (Tottenham), Robert Maxwell (Oxford United), Ken Bates (Chelsea), John Moores (Liverpool) et Doug Ellis (Aston Villa). L’arrivée ou l’émergence des méthodes du monde des affaires dans ce milieu va injecter du sang neuf dans le football anglais et faire naître de nouvelles perspectives.

"Bob" Maxwell arrose à Oxford United

Maxwell en train de picoler avec ses joueurs

Le Big Five (Arsenal, Everton, Liverpool, Man United et Tottenham) continue sa pression sur la FL. La FA observe et, à vrai dire, elle ne voit plus d’un mauvais œil ces coups de boutoir répétés du Club des Cinq contre la FL. Graduellement, la FA va avaliser la création d’une League sécessionniste ; pour la fédération, ce « contre-pouvoir » limiterait l’influence de la FL. Toutefois, certains parmi le Big Five hésitent toujours à franchir le pas. Ils s’interrogent : ne serait-il pas trop risqué de couper les ponts avec les télévisions et les instances ?

1988, tout s’accélère

En 1988, Le Big Five monte en puissance. Peu à peu, il convainc la majorité des clubs de D1 du bien-fondé de sa démarche. Le clan des rebelles s’élargit en Big Ten. Dorénavant, les insurgés traitent directement avec les acteurs principaux, les instances mais surtout les télévisions. ITV fait une offre surprenante au Big Five : formez une Super League de dix clubs (avec Nottingham Forest, Sheffield Wednesday, Aston Villa, Newcastle et West Ham) et nous offrirons une prime d’entrée d’1M £ à chaque club plus 2M de bonus à se partager (des sommes très conséquentes à l’époque au regard des budgets des clubs – quelques millions – et des revenus TV dérisoires).

L’affaire s’ébruite et la BBC n’apprécie pas de voir son partenaire ITV négocier en catimini et directement avec le Big Five. Ce projet quelque peu farfelu de Super League à dix fait long feu. Quelques mois plus tard, ITV, en solo, repousse le puissant consortium BSB (British Satellite Broadcasting, pionnier de la TV satellite) en triplant le montant des droits télévisuels précédents : 11M par an jusqu’en 1992 (la moitié pour les clubs de D1, le reste pour les trois divisions inférieures).

Toutefois, en coulisses, un personnage devenu incontournable s’agite beaucoup : Rupert Murdoch.

L’opportuniste Australo-Américain et ami-ventouse des politiciens et puissants est déjà bien implanté outre-Manche depuis vingt ans (presse). Aussi bien commercialement que technologiquement, il a un coup d’avance sur BSB (qu’il forcera à rejoindre le giron Sky en novembre 1990).

Le 5 février 1989, Murdoch lance Sky TV (4 chaînes, dont Eurosport) et fait le forcing auprès des clubs en leur promettant un avenir en or massif si cette Super League voit le jour. Il parle gros contrats, profusion de matchs diffusés, répartition des rencontres entre clubs de D1 plus égalitaire (qu’avec ITV), moyens techniques supérieurs, diffusion par satellite et expansion sur l’étranger. Ses arguments font mouche. Pour beaucoup, il est l’homme providentiel, mais la nature radicale du changement freine toujours les réticents. Au printemps 1989, une terrible tragédie va bouleverser le destin du football anglais et précipiter les évènements.

A suivre…

Kevin Quigagne.