Le football grand-breton, ses instances nous répètent à l’envi depuis vingt ans, est un modèle d’intégration pour les non-Whites. Et il est indéniable que le chemin parcouru ces deux dernières décennies est colossal. Mais terre d’accueil, le Royaume-Uni ne l’a pas toujours été et on a peine à mesurer la gravité de la situation il n’y pas si longtemps.

Aujourd’hui considéré comme le plus grand melting-pot footballistique de la planète (une centaine de nationalités sont représentées dans le football professionnel britannique cette saison), une certaine Grande-Bretagne du football a longtemps été hostile aux non-Whites, tout au long du XXè siècle.

On pense parfois (erronément) que le racisme en G-B ne surgit qu’avec l’émergence de joueurs noirs ou métisses [1] au sortir des Sixties. Pourtant, ce poison commença réellement à se manifester il y a plus de cent ans, puis procéda par petites touches hideuses jusqu’aux années 60, avant de se généraliser à partir des années 70, largement porté par la montée du hooliganisme et l’infiltration du National Front dans le football. Dans son livre Colouring over the white line (publié en 2000), Phil Vasili, le plus éminent spécialiste anglais en la matière, écrit ceci (sur la période 1920-1970) : « Depuis les années 20, le racisme ordinaire a confiné des générations de joueurs noirs à la périphérie du football. »

Depuis peu, un indispensable travail mémoriel et d’information, malheureusement insuffisamment relayé, est entrepris pour que les premiers joueurs noirs, ceux qui « paved the way » (ont ouvert la voie), ne soient plus oubliés ou consignés aux zones d’ombre de l’histoire. Car des premières manifestations du racisme à la création de Kick it out et un travail collectif de sensibilisation sur le sujet, le chemin fut long et tortueux.

Ce volumineux dossier, sur lequel je travaille depuis plus de quatre ans [2], s’attachera à présenter chronologiquement et contextuellement une sélection de joueurs qui ont jalonné l’histoire du football noir britannique. En ce sens, il faut comprendre le « premiers » du titre non comme un strict historique des pionniers du genre mais comme un panorama des joueurs qui ont compté dans la trame du football noir/métis britannique (premier footballeur noir professionnel, premier Africain à évoluer au Royaume-Uni, etc.). Ces hommes durent souvent subir le racisme et les préjugés les plus abjects, un ostracisme qui affecta non seulement leur carrière mais aussi leur vie, surtout entre 1960 et 1990. Tous, à leur manière, apportèrent leur pierre à l’édifice du changement.

« Les joueurs noirs dans ce club [Crystal Palace] apportent leur grosse technique et leur talent à l’équipe. Mais le collectif a aussi besoin de joueurs blancs pour équilibrer les choses et injecter de l’intelligence et du bon sens dans le jeu. »

Ron Noades, propriétaire de Crystal Palace, en 1991 dans un documentaire de Channel 4 intitulé GB United [3]. Ce genre de propos, exprimé librement, publiquement et en toute impunité, n’était pas rare il y a peu.

Depuis 2010, après une décennie de relative accalmie [4], de nombreuses « affaires » d’ampleur diverse ont ravivé le spectre du racisme dans le football britannique. Si beaucoup sont ou semblent légitimes (celle-ci, sortie par le Daily Mail, est particulièrement édifiante), certaines résultent purement de l’emballement médiatique et/ou de l’hystérie collective, cf cette pseudo polémique ridicule. Parallèlement, le débat autour de la très faible proportion de managers (et membres du staff) noirs dans le foot british a été relancé [5].

Face à ce tourbillon de controverse et d’agitation permanentes, il m’a semblé opportun de tranquillement remonter le cours de l’histoire jusqu’à sa source. Bien connaître le passé, c’est aussi se donner la chance de mieux interpréter le présent. Une banalité doublée d’une évidence sans doute, mais qu’il convient plus que jamais de marteler.

A venir bientôt.

Kevin Quigagne.

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[1] Certains des footballeurs choisis dans ce dossier (surtout pré-1950) ne sont pas noirs au sens contemporain du terme (de peau noire) mais métis*. Toutefois, ces métis, alors souvent affublés de l’injurieux darkie/dark(e)y (basané, bronzé), étaient considérés comme noirs par la population et la presse. Dans les documents historiques sur le football britannique, c’est l’adjectif black (parfois le substantif Negro) qui est utilisé à propos de ces pionniers, et ce sans doute afin de marquer la différence de perception avec notre époque. Comme l’observait si justement l’écrivain américain Ralph Emerson, « Language is the archives of history ».

[*parenthèse socio-lexicale : métis = of mixed race/heritage ou dual heritage disent les Britanniques, bien que mixed race soit parfois controversé. Le terme half-caste, encore fréquemment utilisé il y a quinze ans par tous, tend à disparaître publiquement car au mieux considéré comme désuet, au pire comme péjoratif, à cause de son origine étymologique – castus = « pur » en latin -, son passé colonial et son sens en Inde ainsi que dans d’autres sociétés].

[2] Ce dossier très volumineux (il devrait dépasser les 200 000 signes) est toujours en cours d’écriture et pourrait ne pas être achevé à temps si j’arrêtais d’écrire pour TK en fin de saison comme c’est probable. Pour faciliter la digestion, je l’ai organisé en volets indépendants et il pourra donc s’accommoder d’une publication partielle le cas échéant. Sa publication s’étalera sur plusieurs mois.

[3] Il peut sembler ironique qu’un personnage connu, investi de responsabilités importantes et larges – professionnelles, morales, humaines – tienne de tels propos (« manque d’intelligence ») d’une manière aussi exposée : publiquement, devant des caméras télés, dans le cadre d’une émission programmée sur laquelle il avait probablement un droit de regard en amont et aval (rendant difficilement crédible l’argument usuel de la « maladresse sémantique »). Manque d’intelligence vous disiez ?

[4] Ou de sous-médiatisation/moindre mise en lumière, tant l’utilisation exponentielle d’Internet et des réseaux sociaux depuis dix ans a profondément modifié les paramètres et circuits traditionnels du traitement de l’information. Simultanément, la multiplication des émissions de type phone-in a amplifié l’effet « caisse de résonance » créé par Internet.

Toutefois, même si notre perception a pu s’en trouver altérée, il n’en demeure pas moins que la question de la discrimination, dans sa globalité, – racisme, xénophobie, homophobie, propagation de stéréotypes raciaux ou nationaux/préjugés douteux/prénotions fortement connotées (ensemble de préconceptions dont le milieu du football en général ne semble guère chercher à s’affranchir), etc. – se pose toujours avec acuité dans le football, cf cet extrait d’une étude de 2011 publiée dans le Journal of Ethnic and Racial Studies : 56 % des 1 000 personnes interrogées (supporters, joueurs, ex joueurs) pensent que le racisme est présent au niveau des directoires de club. Pour la plupart de ces sondés, ce racisme s’exprime surtout insidieusement, sous des formes voilées : « […] most suspect a form of unwitting or institutional racism in which assumptions about black people’s capacities are not analysed and challenged and so continue to circulate. » Sur ce sujet, lire cette brillante analyse de Jérôme Latta.

[5] Seulement 3 managers BME (Black and Ethnic Minority) sur les 92 clubs professionnels de League Football (Premier League + Football League – aucun sur la vingtaine de clubs pros de Conference National, D5) et seulement 19 employés BME dans des senior coaching positions sur les 552 répertoriés par cette étude (page 7). Sans forcément évoquer la Rooney Rule à tout bout de phrase, on peut légitimement s’interroger sur ces chiffres et les raisons de cette sous-représentation. Rappelons que, selon la PFA (l’équivalent anglais de l’UNFP), la proportion de joueurs professionnels BME est de 25-30 % et qu’elle atteint 18 % dans les formations d’entraîneur ou liées au terrain (coaching courses).

10 commentaires

  1. alfadir dit :

    Hâte de lire ça ! Un reproche sur le titre: pourquoi « Blacks », horrible néologisme enmpreint d’une bienséance hypocrite chez nous depuis France 98, et pas « Noirs » comme dans le reste de l’article?

  2. Blingice dit :

    Sujet toujours à prendre avec des pincettes, notamment sur les questions d’interprétations.

    Comment savoir si lorsqu’une personne parle de « manque d’intelligence » chez un joueur BME il évoque un manque intelligence de jeu tactique (ce qui semble évident d’après moi) ou si il traite ouvertement le joueur d’idiot ?

    De plus pourquoi certains joueurs blancs peuvent parfois être traités de débiles sans que cela ne choque personne ?

  3. Braillard dit :

    @blingice

    Je ne comprends vraiment pas en quoi le fait de dire « les joueurs noirs ont moins d’intelligence tactique » serait moins raciste que stigmatiser leur manque d’intelligence tout court. Techniquement, c’est une extrapolation à tout un groupe -d’ailleurs constitué sur un critère scientifiquement inepte à tout point de vue- d’un fait imputable seulement à quelques-uns d’entre eux, d’ailleurs aussi nombreux que les joueurs noirs intelligents tactiquement. C’est donc bien une généralisation à tout un groupe ethnique d’une appréciation péjorative fondée sur l’observation partielle -et partiale- d’une portion infinitésimale de ce groupe.

    Même si l’on cantonne le propos aux « africains » (ce qui exclut des dizaines de millions de « noirs » du champ du jugement porté par son émetteur), comme l’a fait Sagnol, je veux bien que l’on ne soit plus dans un stéréotype « racial », mais on entre dans un stéréotype culturel, d’ailleurs lui aussi fondé sur une catégorisation débile car fausse matériellement(il n’y a pas de « culture » africaine unique, il y en a des milliers).

    Quant à votre remarque sur les blancs, personne ne dit « les joueurs blancs sont débiles » mais « Franck Ribéry est débile ». Il y a cependant des stéréotypes absurdes sur les joueurs européens blancs, mais ils sont liés à leur nationalité ce qui, fondamentalement, est aussi stupide que les catégorisations sur les « noirs » ou les « africains », mais vous admettrez que l’histoire de l’oppression des italiens sur le fondement qu’ils seraient des tricheurs n’est pas aussi violente que celle de l’oppression de tout un tas de peuples « noirs » sur le fondement qu’ils étaient moins humains que nous. Et l’Europe -l’Occident- faisant de l’intelligence -au sens cérébral- la ligne de frontière entre l’humanité et le règne animal depuis au moins la Grèce antique, vous avouerez qu’il y a là un terreau historique légèrement favorable à ce qu’un propos consistant à affirmer que les noirs seraient, dans un secteur donné, moins « intelligents tactiquement » que nous paraisse quelque peu suspect.

  4. Kevin Quigagne dit :

    @ Alfadir.

    La suite cette semaine, en principe.

    « Black », un néologisme ? Ah non, on employait déjà fréquemment ce terme au début des années 80, je m’en souviens bien.
    Après, comme beaucoup de termes, possible qu’il ait changé de statut au fil du temps, sémantiquement parlant. Je ne vis plus en France depuis 1992 et ne suis pas précisément l’évolution de certains termes même si je n’ai pas contasté ce que tu écris lors de mes visites en France, ni dans les médias français/chaînes TV & radio françaises (mais j’avoue ne les consulter/regarder/écouter que rarement, par manque de temps, ayant déjà assez à faire avec les médias anglais et le reste).

    Aucune bienséance hypocrite dans mon esprit je te rassure, « Black » est simplement le terme anglais et je ne souhaitais pas employer tout le temps « Noir ».

    C’est un dossier très volumineux, sur lequel j’espère pouvoir terminer les recherches et l’écriture avant mon probable départ de Teenage Kicks en fin de saison – ou au moins arriver aux années 1970-80 –, un dossier que j’ai commencé courant 2010, qui m’a déjà évidemment pris un temps considérable, etc., ça me désolerait donc qu’on s’arrête sur ce genre de détail alors qu’il y a, et aura, tant à dire et commenter sur le coeur du sujet.

  5. Kevin Quigagne dit :

    @ Blingice.

    Dans le cas précis de Ron Noades (le seul dont je parle dans ce volet # 1) et ses propos, je ne vois pas quelle autre interprétation on peut en avoir. Je remets les propos en question car c’est à se demander si tu les as lus :

    « Les joueurs noirs dans ce club [Crystal Palace] apportent leur grosse technique et leur talent à l’équipe. Mais le collectif a aussi besoin de joueurs blancs pour équilibrer les choses et injecter de l’intelligence et du bon sens dans le jeu. »

    (« The black players at this club lend the side a lot of skill and flair, but you also need white players in there to balance things up and give the team some brains and some common sense. » A noter que Noades emploie le mot « brains »…)

    Quand on sait que les principaux joueurs noirs de Palace étaient Ian Wright (oui, le Ian Wright 33 fois capé avec 186 buts pour Arsenal…), Andy Gray et Mark Bright (113 buts pour Palace – excellent joueur que j’ai eu la chance de souvent voir jouer pour mon club, Sheffield Wednesday), c’est surtout sur le niveau d’intelligence de Noades qu’on aurait dû s’interroger.
    Passons, car j’ai déjà parlé de ce triste personnage dans TK (notamment dans mon dossier sur Wimbledon-MK Dons, http://cahiersdufootball.net/blogs/teenage-kicks/2012/11/27/le-crazy-gang-lafc-wimbledon-et-mk-dons-13/).

    Fin années 1980-début années 1990, malgré de grosses avancées sur la question par rapport aux années 70-80, ces joueurs subissaient encore souvent le racisme (même de la part de certains de leurs coéquipiers, Wright le déplorera ouvertement).
    Noades savait tout ça bien sûr, de même qu’il connaissait parfaitement les clichés révoltants collés aux joueurs noirs depuis les débuts du football professionnel (stéréotypes sur lesquels j’aurai bien sûr grandement l’occasion de revenir), clichés repris par le National Front quand ce parti décida d’infiltrer le football, on verra ça quand on arrivera à cet épisode du foot anglais. Noades était donc bien conscient de tout ça mais ça ne l’empêcha nullement de continuer à perpétuer ces stéréotypes discriminatoires.

    A la suite de ces propos répugnants, les Noirs de Palace exprimèrent publiquement leur indignation mais c’était une toute autre époque – sans réseaux sociaux évidemment, sans des organismes comme Kick it Out – et hormis quelques journaux et la PFA (syndicat des joueurs) qui montèrent au créneau, ça n’alla guère plus loin. Ian Wright adressa une plainte à la Commission For Racial Equality et à la PFA qui tentèrent de faire pression sur Noades pour obtenir des excuses publiques.

    Au bout de X semaines, Noades présenta de timides excuses du bout des lèvres mais tout en insistant qu’il ne comprenait pas « pourquoi on faisait tant de tapage » autour de cette histoire (bref, il s’excusa sans s’excuser). Peu après, en septembre 1991, Ian Wright quitta Palace pour Arsenal pour 2,5m £, énorme somme à l’époque, parmi les records de transfert entre deux clubs anglais.

    @ Braillard.

    Bien dit, merci de ta contribution.

  6. Koopa Troopa dit :

    Effarant effectivement le racisme en Grande-Bretagne… Un pays tellement raciste qu’un seul gang de Pakis, avec des complicités dans l’administration, la justice, la police,

  7. Koopa Troopa dit :

    (suite du message ci-dessus) a pu violer en toute impunité 1400 gamines européennes, dont beaucoup n’étaient même pas pubères… Un scandale de même nature vient d’éclater à Bristol, avec des Somaliens (mais les victimes restent de la même race).
    Décidément, ça pue le racisme en Angleterre, et pas seulement dans les stades…

  8. Kevin Quigagne dit :

    @ Koopa Troopa.

    Ouh la, attention au terme « paki », soit tu en méconnais totalement la nature (raciste), soit tu verses sciemment dans le racisme.

    Et quel est le rapport de ton message par rapport à mes trois articles de ce début de dossier ?

    Tu fais en outre de sérieuses erreurs :

    1) il y a aussi des victimes d’origine pakistanaise, du sous-continent indien et autre dans la terrible affaire de Rotherham (qui, par son effroyable ampleur, écrase les autres du même genre au Royaume-Uni), voir http://www.lemonde.fr/europe/article/2014/08/26/une-sordide-affaire-d-abus-sexuels-secoue-l-angleterre_4477144_3214.html.

    2) ces gangs de crapules d’origine indo-pakistanaise (affaire de Rotherham) ne s’attaquaient pas à ces filles parce qu’elles étaient (majoritairement) blanches ou européennes, ce drame est beaucoup plus compliqué que ça, bien moins binaire que tu le présentes, renseigne-toi ça vaut mieux.

    Rotherham c’est aussi, et surtout je dirais, l’histoire d’une faillite, la triste illustration de la faillite d’un système qui vit dans la peur, dans l’irrationnel, un système de plus en plus dingue que plus personne n’arrive à contrôler.

    Cette faillite est plutôt bien expliquée dans l’article de Marianne dont je vais parler plus bas en ajoutant quelques compléments d’information sur cette fragilité, sur cette peur, compléments utiles à la compréhension je pense (c’est du vécu en tout cas).

  9. Koopa Troopa dit :

    Pas de bol mon gars, je suiis extrêmement bien renseigné sur cette affaire et le principal mobile était bien le RACISME, comme d’autres affaires similaire en Grande-Bretagne et en Australie. S’il y a eu une ou deux gamines pakistanaises, ce fut dans les périodes de pénurie de blanches.
    Marianne…n Tu n’a pas une autre source que ce canard raciste ?
    Il n’y a qu’une explication, une seule pour cette horreur et celle qui frappa l’Australie il y a quelques années : le racisme et la haine religieuse, qui se place dans 1200 ans de traditions de rezzous des peuples du désert (1,25 millions de ouest-européens réduits en esclavage en Afrique du Nord jusqu’à la neutralisation des Barbaresques par la France en 1830)
    Oui, il y a eu faillite, notamment de la police, qui par peur du racisme a refusé d’intervenir. Tout l’encadrement de la ville, assistantes sociales, policiers, juges, qui savaient et n’ont rien fait devraient être révoqués sans droit à la retraite.
    Les explications pseudo-sociétales des collabos n’ont que l’intéret douteux de noyer le poisson. Il faut lire, s’informer, comparer les sources au lieu de recracher bêtement la propagande des officines en place.

  10. Kevin Quigagne dit :

    Déjà, si tu connaissais aussi bien cette affaire que ça Koopa Troopa, l’Angleterre, sa société, etc. tu saurais que le terme « paki » que tu emploies est raciste. J’espère t’avoir informé sur ce point.

    Bon reprenons, je réponds en particulier à ton message d’hier et par la même occasion à ton dernier post. Y’a du boulot visiblement mais essayons d’expliquer calmement comment les choses fonctionnent en Angleterre, j’espère sincèrement que ça t’aidera à mieux comprendre ce qui s’est passé.

    Ne te braque pas surtout mais lis mes explications patiemment, je pense que ça t’éclairera, c’est beaucoup plus compliqué que la façon dont tu le présentes.
    L’article de Marianne est bien fait, il explique objectivement la situation dans son ensemble et je le recommande. Il contient juste deux lacunes/oublis relativement importants, ce que je vais expliquer mais ça vaut vraiment la peine de le lire.

    Fais-moi confiance et détends-toi : je ne défends rien, je n’appartiens à aucune officine, à aucun parti politique, aucune religion, aucun courant idéologique, je ne subis aucune propagande, je ne recrache rien bêtement. Je connais simplement très bien cette affaire (et d’autres du même type) et la société britannique pour y baigner dedans depuis plus de 30 ans et y vivre et travailler depuis 1992. J’ai même bossé à Rotherham figure-toi, dans les années 1990 et longtemps vécu dans le South Yorkshire, où tout ça c’est passé, je connais très bien la problématique et les raisons de ce drame.

    Pis après, j’arrêterai avec mes explications sur cette affaire, je dois répondre à MisterFrisk, qui, lui, me pose une question en rapport avec ce dossier. Toi, absolument pas. Et ensuite, j’ai à faire et dans l’aprèm, direction le Stadium of Light.

    Le drame de Rotherham dont tu parles très malhabilement (sans déconner, « Paki » surveille ton langage stp – mais je t’accorderai le bénéfice du doute sur ce point, j’ose espérer que ce n’est qu’une maladresse dûe à ta méconnaissance de l’anglais), donc cette affaire Rotherham et ses manquements colossaux (inertie et refus d’agir & protéger extrêmement choquants et coupables des pouvoirs publics) mériterait sûrement une discussion informée, étayée mais pas ici, pas avec moi en tout car car tout ça n’a vraiment rien à voir avec mon dossier en cours, surtout avec ces premiers volets. Je te mets cette explication, tu en feras ce que tu veux et ensuite basta, je passerai à autre chose car ça n’a vraiment rien à voir avec mon dossier.

    Comme je viens de le souligner, ce qui s’est passé à Rotherham est abject, absolument répugnant et les énormissimes manquements, le rôle et la responsabilité des autorités dans cette affaire – police, municipalité, services sociaux, protection de l’enfance, Crown Prosecution Service (le parquet) – sont profondément dégueulasses et révoltants.

    Y’a quelque temps, on m’a envoyé de France un Marianne (le # 907) qui explique bien ce qu’il s’est passé à Rotherham (où j’ai travaillé donc, d’où l’envoi de ce Marianne), essaie de te le procurer.

    Quand tous les ingrédients sont réunis, ceux exposés par Marianne et ceux que je vais énumérer ci-dessous, et qu’on laisse pourrir suffisamment longtemps alors, il arrive au système de spectaculairement nous péter à la gueule. C’est ce qui s’est passé à Rotherham. Jusqu’à la prochaine affaire, du même genre ou de tout autre ordre.

    Deux lacunes/oublis cependant dans cet article de Marianne, autant les signaler car ça peut aider à mieux comprendre comment ces terribles faits ont pu se dérouler pendant si longtemps :

    1)

    aucune mention sur la « culture de l’objectif » dans l’article, qui est pourtant en partie responsable de ce qui est arrivé à Rotherham.

    Cela dit, pour le savoir, faut absolument connaître cette target culture de l’intérieur, il faut l’avoir vécue, sur plusieurs années, et plutôt récemment qu’au début (fin années 1990, trouvaille de ces salopards de Travaillistes), car au départ ça allait encore mais depuis 7 ou 8 ans, c’est parti en vrille et depuis l’arrivée de ces vandales de Conservateurs, ça a sérieusement empiré. Une « culture » effroyablement contre-productive et extrêmement dommageable in fine. C’est simple : les vrais objectifs sont dévoyés et tout le monde triche. Les employés n’ont guère le choix : on les force à mentir, à tricher, à magouiller, à bidonner, à remplir des formulaires inutiles la plupart du temps (la fameuse box-ticking culture, devenue une véritable industrie) simplement pour satisfaire un système boulimique de données, un ogre obnubilé par les chiffres, à tous les niveaux, et qui ne reculera devant rien pour arriver à ses fins : présenter des bilans ou résultats positifs, coûte que coûte. Ils (les politiciens, les agences de surveillance des objectifs) ont créé un monstre incontrôlé, incontrôlable et qu’il faut maintenant alimenter en permanence, et peu importe le carburant.

    Et peu ou aucune de sécurité de l’emploi ici en tant que public sector employee, les employés du secteur public vivent donc souvent dans le stress – surtoutces dernières années avec les coupes budgétaires à la hache, la disparition quasi généralisée du syndicalisme un tant soit peu militant, la très forte fragilisation du statut de public sector employee, etc. Je dis tout ça d’une voix politiquement neutre, je ne suis absolument pas d’extrême gauche, cégétiste ou autre mais je vois et vis quotidiennement ce qui se passe au R-U depuis plus de 20 ans à ce niveau-là et, en dehors de toute considération politique, crois-moi que ça fait réfléchir sur le rôle des syndicats dans une société (syndicats au sens large bien entendu, incluant par exemple les organisations chargées de défendre/protéger une profession) quand le pouvoir de ceux-ci disparaît lentement. Ça fait aussi réfléchir sur le rôle et l’importance effarante parfois des lobbys/groupes de pouvoir, extrêmement actifs ici dans tous les secteurs et qui, à mesure que les syndicats ou organisations similaires s’affaiblissent, et donc que les garde-fous cédent, gagnent du terrain, phagocytent les professions/administrations mal protégées et imposent leurs lois et intérêts, qui vont rarement dans le sens de l’intérêt général.

    L’angoisse, le stress, la peur dont je parle sont aussi causées par l’effet le plus nocif de cette target culture : la lente mais inévitable déresponsabilisation et « abrutissement » de l’employé. L’employé, cadre ou « simple exécutant », qui a vu son intégrité et son autonomie professionnelles s’éroder au fil du temps, n’ose plus prendre de décision qui pourrait l’engager, l’immobilisme s’installe. L’employé hésite par exemple avant de prendre une initiative qui sort de son cadre strict et contraignant, il n’ose plus « l’ouvrir » (ce qui aurait été salutaire dans l’affaire de Rotherham – outre ce qu’explique bien Marianne sur les raisons du silence des employés sociaux/police/parquet, à savoir l’origine ethnique des auteurs présumés), c’est le silence, qui peut virer à l’Omerta.
    L’employé en vient à ne plus trop réfléchir ou réfléchir mollement, il est intellectuellement moins agile, comme paralysé par le réglement, par l’extrême judiciarisation, par le contrôle sans cesse exercé sur lui (e.g par l’outil informatique), il est fragilisé par l’environnement désolidarisant, où tout est étudié pour l’enfermer dans une forme d’isolement à l’intérieur d’un collectif sans réelle cohésion ou une cohésion de façade, un environnement où faire confiance aux collègues et autres peut s’avérer difficile et risqué (car, entre autres conséquences de ce système : la féroce concurrence entre employés, avec primes/avantages à la clé, entraînant souvent fragmentation et division. N’oublions pas que cette culture de l’objectif s’accompagne d’un système de salaire « au mérite », calibré principalement sur les « résultats », car TOUT doit être quantifiable (SMART : http://en.wikipedia.org/wiki/SMART_criteria), personne n’y échappe, de l’enseignant au personnel de santé en passant par la police ou les services sociaux comme dans le cas de Rotherham ; porte évidemment ouverte à tous les abus et tripotages en tous genres, dans absolument tous les domaines, mais passons).

    L’employé donc, loin d’être uniformement plus efficace dans la qualité générale de son travail (le soi-disant but que feint de rechercher la culture de l’objectif), se sent moins concerné par ce qui est vraiment important et utile à tous (mais non quantifié/quantifiable), il ne voit plus the big picture mais uniquement son petit monde, son micro-environnement ultra comptabilisé, et va donc surtout privilégier des tâches bénéfiques pour ses propres objectifs chiffrés mais tâches souvent sans grand impact pour le « bien général ». Peu à peu, inexorablement, il devient de plus en plus indifférent à la mission première de sa fonction/son métier. Et on en arrive à un tas de situations aberrantes, désespérantes (et potentiellement dangereuses) qu’on pourrait décliner dans toutes les administrations/services publics. Tout cela crée une grande indifférence, tragiquement évidente dans l’affaire de Rotherham.

    Ajoutons que dans une affaire comme Rotherham, l’extrême morcellement du système anglais (des dizaines d’agences, souvent mal connectées entre elles, etc. évidemment, puisque tout a été privatisé/semi-privatisé/délégué/désossé, etc.) où la responsabilité est aisément diluable, facilite ainsi grandement la culture du défaussement, du « c’est pas nous, c’est l’autre », ce qu’on appelle passing the buck, donc la déresponsabilisation, l’absence de réelle accountability, ce dont je parlais plus tôt.

    La target culture cultive activement toutes les tares décrites ci-dessus, sous-tendues par la dictature du chiffre, manipulable à souhait. La target culture est à la fois un outil politique (permet de tripatouiller les chiffres et les présenter comme légitimes à l’électorat) et un fabuleux outil de contrôle sur les employés, un Big Brother tentaculaire (pas uniquement dans l’acception orwellienne du terme mais aussi car elle abêtit l’employé et donc diminue ses capacités de raisonnement), sur tous les employés – du Directeur régional au mec lambda payé au SMIC.

    Mais la target culture, et c’est probablement son dessein ultime, est aussi un cynique moyen pour l’état de se désengager d’un tas de secteurs pour, in fine, privatiser ou semi-privatiser un maximum après avoir lentement asphyxié la proie, c’est à dire avoir bien pris soin de priver la dite administration/agence de moyens (mutations réalisées sur l’air fataliste du : « Ah ben ça marche pas bien, on va donc privatiser/semi-privatiser/déléguer tout ça et ça sera plus not’ problème »). Pas forcément pour suivre à la lettre l’axiome anglo-libéral/libertarien de la privatisation à outrance (privatiser pour privatiser) mais, je pense, surtout pour « débarrasser » l’État de tout un tas de « tâches encombrantes » et glisser vers un État peau de chagrin, minarchiste comme disent les intellos. Au final, bien sûr, ces deux courants se rejoignent pour ne former qu’un. Evidemment, tout cela crée une workforce d’un type particulier, malléable à souhait, précarisée, etc.

    2)

    La journaliste (qui vit partiellement en Angleterre depuis longtemps et écrit parfois dans les broadsheets anglais) aurait dû souligner (même brièvement) que cette énorme affaire n’est pas arrivée à Rotherham par hasard : le Borough de Rotherham est placé sous la juridiction de la South Yorkshire Police. Probablement la plus pourrie et incompétente du pays et qui traîne derrière elle une robuste culture de l’impunité, de la protection corporatiste, de la malversation, de la falsification, de l’opacité probablement inégalée dans le pays (e.g Orgreave, Hillsborough – affaire toujours en cours… -et maintenant Rotherham, pour ne citer que ceux-là).

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