Archive for avril, 2015

Le football grand-breton, ses instances nous répètent à l’envi depuis vingt ans, est un modèle d’intégration pour les non-Whites. Et il est indéniable que le  chemin parcouru ces dernières décennies est colossal. Mais terre d’accueil, le Royaume-Uni ne l’a pas toujours été et on a peine à mesurer la gravité de la situation il n’y pas si longtemps.

La lecture de l’introduction de ce dossier est vivement recommandée.

Nous continuons notre exploration chronologique de l’histoire du football noir britannique (liens des volets précédents en bas d’article) avec le formidable trio sud-africain composé de Steve Mokone (# 13), Gerry Francis (# 14) et Albert Johanneson.

Aujourd’hui : fin du volet sur Albert Johanneson.

1965, année charnière

C’est autour de 1965-66 que les choses commencent à se gâter pour Johanneson. Derrière la belle façade triomphale – montée en D1 en 1964 (il est meilleur buteur du club) et vice-champion d’Angleterre en 1965 – d’inquiétantes fissures psychologiques fragilisent son mental et lézardent son être.


Leeds United, 1964-65. Debout, de gauche à droite : Billy Bremner, Paul Madeley, Willie Bell, Gary Sprake, Paul Reaney, Norman Hunter, Jimmy Greenhoff, Don Weston. Assis : Jim Storrie, Johnny Giles, Terry Cooper, Bobby Collins, Alan Peacock, Jack Charlton, Albert Johanneson, Rod Johnson.

La finale de FA Cup 1965 contre Liverpool marquera un tournant pour le Sud-Africain, un pivotal point ambivalent, car si cette finale lui confère l’immense honneur d’être le premier Noir à la disputer, elle amorce aussi le début de son déclin et de ses rapports conflictuels avec Don Revie. Excédé par le racisme qu’il subit en silence depuis des années et le battage médiatique fait autour de ses origines avant la rencontre (une effervescence qu’il perçoit comme mâtinée de curiosité malsaine et d’ignorance), Johanneson refuse de jouer cette finale, à une heure du coup d’envoi. Comme il l’écrit dans sa biographie (voir première partie), il tient à « protester et prendre position contre le traitement qu’il m’est réservé. »

Don Revie, dont l’empathie n’était guère le point fort, menace de se séparer de lui. Dans les vestiaires, Johanneson est soudain pris d’une crise d’anxiété ; il vomit et une diarrhée passagère le cloue aux toilettes. Finalement il cède et accepte de jouer. Dans le tunnel, écrit-il, « des joueurs de Liverpool lui disent des choses horribles. D’ordinaire, je n’y aurais pas prêté attention mais ce jour-là, leurs insultes firent mouche. » Le Sudaf passera totalement à côté de son match, perdu 2-1 par Leeds, probablement davantage miné par le doute et une confiance en berne que tétanisé par le trac ou handicapé par le terrain lourd (les explications officielles fournies).


La finale FA Cup 1965 Liverpool-Leeds (2-1) : la première FA Cup des Reds et un tournant pour Albert Johanneson.

Mais peut-être les évènements de cette finale étaient-ils un mélange de tous ces sentiments, un condensé d’émotions tirées de son passé et exacerbées par le présent qui resurgit ce jour-là, devant les 100 000 spectateurs de Wembley. Un moment historique excessivement lourd à vivre pour un homme quasi esclavagisé et invisible quelques années auparavant et qui, soudain, se retrouva propulsé au devant d’une scène trop exaltée et lumineuse pour lui.

Trois semaines plus tard, Leeds sera coiffé sur le poteau par Manchester United dans la course au titre, au goal-average…

Une vie en déliquescence

Ses dernières années à Elland Road sont chaotiques. En froid avec Revie qui ne lui accorde plus sa confiance, il ne dispute qu’une huitaine de matchs par saison en moyenne, la faute aussi à quelques blessures delicates, au talon d’achille notamment, à la concurrence (Mike O’Grady puis Eddie Gray) et à la rudesse du football anglais que son style félin encaisse de moins en moins bien. Leeds est devenue l’équipe à (a)battre et leurs adversaires savent rendre aux Whites, étiquetés « Dirty Leeds », la monnaie de leur pièce.

Fragilisé, Johanneson déprime et se met à boire. Son successeur est tout trouvé, c’est un jeune tueur de 18 ans déjà au club, l’Ecossais Eddie Gray, un ailier pur qui poussera Albert vers la sortie. L’Eclair Noir ne sera pas des glorieuses campagnes européennes en Coupe des villes de foires 1967 (finaliste) et 1968 (vainqueur), ni de la saison 1968-69 qui accouchera du titre national, le premier du club. Eddie Gray, si. Albert ne s’est cependant pas fait voler sa place par le premier venu : Gray restera 19 saisons au club (577 matchs, 68 buts) et sera élu troisième Leeds United’s Greatest Player Ever en 2006. Ce splendide but à la Messi contre Burnley en 1970 où il élimine cinq joueurs avant de marquer est encore dans toutes les mémoires Whites (fait rare, Johanneson jouait, on le voit longuement au sol dans la surface, visiblement blessé, observant Gray slalomer victorieusement dans la défense des Clarets. Comme un symbole… Le premier but de Gray n’est pas mal non plus).

Hors des terrains, la vie de Johanneson part en lambeaux. Son mariage se délite et la bouteille remplace progressivement son épouse. Malgré ses relations exécrables avec Revie, Johanneson fait le forcing pour rester à Leeds, quitte à s’humilier. Quand Revie le convoque pour lui annoncer brutalement son départ (« Je ne veux plus de toi Albert. Bury FC [D3] veut te recruter et j’ai accepté leur offre. »), le Sudaf s’agenouille et le supplie de le garder. Pour toute réponse, Revie lui gueule : « Sors de mon bureau Albert, tu es une putain de honte. »

Finalement, ça ne sera pas Bury mais York City (D4) qui le fait signer en juin 1970. L’alcool l’a empaté et il a définitivement perdu son coup de rein magique. A Bootham Crescent, l’antre des Minstermen, les injures racistes continuent de plus belle, amplifiées par l’aspect champêtre du stade. « A York, on entendait tout, confia-t-il à Paul Harrison, contrairement aux stades de D1 où les chants couvraient les insultes. Un jour, un spectateur m’a appelé “espèce de gros nègre”. Je dois dire que le “gros » m’a autant vexé que le reste ! » ajouta-t-il avec un de ces rires qui fait mal.

Johanneson raccroche les crampons en 1972, à 32 ans, après une année blanche pour cause de blessures à répétition. En 1974, sa femme le quitte définitivement pour vivre aux Etats-Unis en emmenant les deux filles du couple. Cette rupture le précipite dans la dépression ; il sombre dans un alcoolisme chronique et devient un gros consommateur de marijuana. Dans l’impossibilité de voir ses enfants et malgré l’aide de quelques ex coéquipiers via l’association des anciens joueurs de Leeds, il s’isole.

De héros admiré par Pelé à pestiféré tabassé par la police

Au début des années 80, Johanneson rencontre Paul Harrison, un journaliste supporter de Leeds. Peu à peu, il se livre à lui dans une série d’interviews cash et poignantes qui deviendront la biographie The Black Flash, sortie en 2012 (voir première partie) et dont voici quelques extraits, des morceaux choisis tirés des pages 32 & 33. Nous sommes en 1982 quand il relate ces faits :

« Je ne compte pas pour les gens, personne ne voudra lire ton livre Paul. Les gens me voient comme différent, je suis noir et ils me montrent du doigt en criant des horreurs. Parfois ils me félicitent. […] Pour la majorité, je suis un emmerdeur, un Noir qui agace, un bon à rien qui devrait être en prison.

La police me prend pour cible également, me considère comme un mendiant, pas comme un être humain. Parfois, ils me courent après pour s’amuser et se moquent de moi car je suis devenu lent ; ils me mettent des coups d’épaule et se foutent de moi, me disent que je cours aussi vite qu’un escargot. Les flics me harcèlent, se comportent avec moi comme d’horribles racistes et me traitent comme un délinquant. Si je me promène dans le centre-ville de Leeds et discute avec des personnes qui me reconnaissent, ils me disent de dégager et d’arrêter d’embêter les gens. […]

La police me frappe aussi, comme y’a pas si longtemps [1981] dans Albion Street, j’étais tranquillement assis sur un trottoir, je ne dérangeais personne, je ne faisais ni la manche ni rien d’illégal, j’étais assis car mes genoux me font terriblement mal. Un flic arrive, me prend violemment par le col, me jette au sol et me frappe dans les cotes en me disant que des bronzés comme moi devraient retourner en Afrique ou aller en prison ou au zoo. J’étais choqué et suis allé porter plainte au commissariat de Millgarth mais là-bas, on m’a ri au nez et envoyé balader. C’est régulier, la police me cherche des noises une ou deux fois par semaine. […] Tu sais Paul, ce dont j’ai souffert et vu en Afrique du Sud dans ma jeunesse n’était aucunement différent de ce que je souffre ici aujourd’hui. »

A la fin des années 80, Johanneson se retrouve un temps sans-abri. Devant l’urgence, les services sociaux lui dégotent un studio dans une tour HLM de la ville. Mais il est déjà trop tard. L’ex terreur des défenses, le Black Flash autrefois admiré par Pelé et Eusebio, vit en reclus, attendant une fin qu’il sait proche.

Le 28 septembre 1995, à 55 ans, Albert Johanneson meurt d’une méningite et d’un arrêt cardiaque dans la détresse la plus totale. Son corps ne sera découvert que plusieurs jours après sa mort. Tout comme Arthur Wharton soixante-cinq ans avant lui, il est enterré dans une pauper’s grave, une sépulture anonyme réservée aux indigents, au Lawnswood Cemetery de Leeds.

Son neveu, le boxeur anglais Carl Johanneson, 17 ans au moment de sa disparition, déclarera quelques années plus tard : « Ce n’est pas la boisson qui a tué Albert, mais le départ de sa femme aux USA avec leurs deux enfants. » D’autres pointeront du doigt l’ostracisme et l’indifférence.

Une source d’inspiration

Dans l’introduction de ce dossier et tout au long des volets et de mes commentaires sous articles, j’ai souligné l’oubli dont ont été objet, voire victime, nombre de joueurs noirs ainsi que la difficulté éprouvée par la société britannique à faire face à son passé. Johanneson n’échappe pas à ce constat. Malgré le racisme et le traitement de « citoyen de troisième classe » qu’Albert Johanneson subit toute sa vie en Angleterre, certains auteurs anglais de renom occultent, sciemment ou non, cette réalité qui le détruisit à petit feu. Ivan Ponting, écrivain anglais auteur de plus de cinquante livres sur le football et journaliste à The Independent, écrivait ceci dans sa nécrologie du 2 octobre 1995 (texte ensuite publié, sans retouche, dans des livres de nécros jusqu’à aujourd’hui – dont The Book of Football Obituaries du même I. Ponting sorti en août 2012) :

« Ensuite [vers 1961-64] Johanneson s’acclimata bien, sur le terrain comme dans la vie. […] Les incidents à caractère raciste étaient extrêmement rares. […] C’etait comme si sa confiance, aspect toujours fragile chez lui, avait été sévèrement ébranlée. »

Ces quelques phrases dénotent une méconnaissance de la carrière et vie d’Albert Johanneson qui confine au mépris. Non, Johanneson ne s’acclimata jamais à sa vie anglaise. Non les incidents à caractère raciste n’étaient pas « extrêmement rares », ils étaient incessants, sur le terrain comme dans son quotidien. Et non la confiance d’Albert Johanneson n’était pas fragile, elle avait une limite, comme tout un chacun. Johanneson fut le premier Noir à subir de plein fouet un racisme institutionnalisé et quasi permanent, dans les stades, dans la rue ou les magasins. Peu de monde l’écouta, on préféra ignorer ses souffrances et évoquer un « mental fragile » pour expliquer ses mauvaises performances et son déclin, comme le fit son manager Don Revie avec sa dureté légendaire.

A ses grands contemporains le mot de la fin.

George Best :

« Albert était un homme très courageux, ne serait-ce que pour fouler la pelouse et jouer au football dans ces conditions-là. Il n’avait pas peur, il fonçait et avait une technique folle. Il était gentil aussi, ce qui est à mon sens la chose la plus importante. Plus importante que tout le reste. »

Pelé :

« Albert ouvrit la voie et servit d’inspiration aux footballeurs noirs à travers le monde. »

Eusébio :

« Des générations de footballeurs noirs devraient s’inspirer d’Albert Johanneson et le remercier pour ce qu’il a accompli. »

Billy Bremner :

« Albert était incroyable. En un clin d’oeil, il pouvait pivoter, crocheter et mettre dans le vent ses adversaires. »

Kevin Quigagne.

Des vacances loin du foot dans l’immédiat puis des raisons professionnelles et familiales vont me tenir éloigné des terrains TK quelque temps. Je vous retrouverai fin mai en principe pour notre traditionnel Bilan PL club par club. Bonne fin de saison à tous et toutes.

Les volets précédents :

(1) Introduction. Les premiers Blacks du football britannique
(2) Andrew Watson. Les premiers Blacks du football britannique
(3) Arthur Wharton. Les premiers Blacks du football britannique
(4) John Walker et Walter Tull. Les premiers Blacks du football britannique
(5) Jack Leslie et Eddie Parris. Les premiers Blacks du football britannique
(6) Alfred Charles, Gil Heron, Roy Brown et Lindy Delapenha. Les premiers Blacks du football britannique
(7) Charlie Williams. Les premiers Blacks du football britannique
(8) Tesilimi Balogun et Steve Mokone. Les premiers Blacks du football britannique
(9) Gerry Francis. Les premiers Blacks du football britannique
(10) Albert Johanneson 1/2. Les premiers Blacks du football britannique

Le football grand-breton, ses instances nous répètent à l’envi depuis vingt ans, est un modèle d’intégration pour les non-Whites. Et il est indéniable que le chemin parcouru ces dernières décennies est colossal. Mais terre d’accueil, le Royaume-Uni ne l’a pas toujours été et on a peine à mesurer la gravité de la situation il n’y pas si longtemps.

La lecture de l’introduction de ce dossier est vivement recommandée.

Nous continuons notre exploration chronologique de l’histoire du football noir britannique (liens des volets précédents en bas d’article) avec le formidable trio sud-africain composé de Steve Mokone (# 13), Gerry Francis (# 14) et d’Albert Johanneson.

Aujourd’hui : Albert Johanneson, première partie.

# 15. Albert Johanneson (1940-1995)

Ce Sud-Africain est le premier Noir à avoir disputé une finale de FA Cup – en 1965 – et celui qui subira le plus violemment racisme jusqu’ici, triste résultante du contexte changeant de l’époque. Johanneson, c’est aussi l’un des destins les plus tragiques du football britannique.

Insultes racistes dès l’atterrissage

Quand Albert Johanneson arrive à Leeds début 1961 pour un essai de trois mois, la plus glorieuse ère de l’histoire du club est encore loin de débuter. Leeds est un mal classé de D2 qui évitera de peu la descente en fin de saison, un maintien en partie imputable à la nomination du jeune Don Revie comme entraîneur-joueur le 17 mars 1961. A peine le Sud-Africain a-t-il débarqué à Heathrow le 5 janvier 1961 qu’un voyageur pressé le bouscule sèchement, au point de presque le faire tomber, en lui balançant un « Get out of my way, nigger ».
Johanneson comprend alors que s’il a quitté l’un des régimes les plus ignobles de la planète, il n’a pas non plus atterri au paradis. Mais nul doute que Gerry Francis (# 14) lui en avait touché deux mots, car c’est son compatriote qui est chargé de le prendre sous son aile. Malheureusement, Francis quittera Leeds six mois plus tard et le jeune Albert perdra ainsi son précieux allié.


Johanneson signe son contrat le 5 avril 1961, sous les yeux du fraîchement nommé Don Revie, entraîneur-joueur (centre) et de son compatriote Gerry Francis (gauche)

Dès ses premiers matchs, cet ailier gauche virevoltant (à une époque où les wingers sont rois – cf Stanley Matthews et Tom Finney) qui deviendra un joueur clé des Whites, est pris pour cible. Les insultes racistes et autres cris de singe ou de « zoulou » sont monnaie courante. Un jour, un joueur d’Everton lui envoie un « Black bastard ». Lui qui avait quitté l’Afrique du Sud pour échapper à l’apartheid est choqué. Il s’en plaint à Don Revie mais ce dernier lui conseille simplement de répondre « White bastard » si cela se reproduit. Quand Albert lui raconte qu’un adversaire n’a cessé de lui balancer des « nig-nog » (noiraud) et « gollywog » (voir # 11), personnages blancs grimés en Noirs dans le très populaire mais controversé Black & White Minstrel Show (ici), Revie trouve l’insulte spirituelle et se marre. Parfois, le bourru manager lui demande sur un ton cassant de « faire abstraction de tout ça, se durcir mentalement et se concentrer uniquement sur le jeu ».

Adaptation difficile dans un contexte délétère

Hors du terrain, malgré sa liaison avec une Anglo-Jamaïcaine du coin suivi d’un mariage en 1963 (ci-contre), Johanneson peine à s’acclimater à la vie anglaise et son racisme omniprésent. Nombreux sont les commerces, restaurants, cafétérias et même bureaux de tabac de Leeds (cf pages 173, 182 & 183 de l’excellent The Black Flash [1]) qui lui font comprendre que sa présence est indésirable, refusent de le servir ou même l’éjectent manu militari des lieux.

Quelques-uns de ses coéquipiers, comme Billy Bremner (qui avait déjà aidé Gerry Francis à s’intégrer), Jack Charlton, Bobby Collins, Grenville Hair ou le jeune Peter Lorimer plus tard, veillent sur lui et n’hésitent pas à le défendre physiquement. Toutefois, la majorité ne sait comment réagir, à une époque où le racisme, ordinaire ou virulent, se banalise. L’Angleterre avance cahin-caha vers le multiculturalisme et cette mutation expose le sinistre underbelly de la société anglaise, cette face sombre que des partis politiques et mouvements divers exploiteront bientôt, notamment le National Front et le parti Conservateur (voir volets précédents).

L’empire britannique a éclaté et l’immigration issue des pays du Commonweath a bondi de quelques milliers par an au début des Fifties à 136 000 entrants en 1961. Le recensement de 1961 fait apparaître que 100 000 personnes d’origine afro-carribéenne vivent sur Londres. En 1962, le parlement fait voter le Commonwealth Immigrants Act qui restreint considérablement la liberté de mouvement des citoyens de l’ex empire britannique votée en 1948 (British Nationality Act). En 1968, le député conservateur Enoch Powell prononce son discours haineux des « Fleuves de sang » qui trouvera un écho certain auprès de la population (voir # 11). A l’intérieur et aux abords des stades, ainsi que lors des déplacements de supporters, le hooliganisme commence à s’organiser et inquiéter.

Le George Best de Leeds United

L’époque n’est plus aux bras ouverts, même si intéressés, des années d’après-guerre [2]. Les vagues successives et régulières de « Paki-bashing » (terme argotique : ratonnade) dans les villes ouvrières du Lancashire dans les années 60 et 70 – mais aussi sur Londres et ailleurs, on en recensa parfois des dizaines par mois, des actes perpétrés principalement par des Skins, Mods, groupes fascistes ou hooligans – sont là pour rappeler l’extrême violence qui pouvait caractériser les relations interraciales de l’époque.

Durant ses neuf saisons à Leeds (200 matchs et 68 buts, dont 2 hat-tricks en coupe d’Europe, exceptionnel ratio pour un ailier), le vif Albert « Hurry, Hurry » Johanneson (Albert le bolide, son surnom d’enfance) forcera souvent l’admiration de ses pairs – efficaces mais souvent empruntés balle au pied – grâce à son élégance, sa pointe de vitesse et son style « brésilien » comme aime l’écrire la presse. Johanneson est doté d’une technique aussi pure qu’innée (son coéquipier Johnny Giles le compare souvent à George Best), acquise pieds nus avec des ballons de fortune dans les rues poussièreuses des townships : Johanneson n’a touché son premier vrai ballon qu’à l’âge de 18 ans.

Toutefois, si pour beaucoup il est ce héros exotique « venu de Tombouctou » (cf le chant Leeds Calypso), pour d’autres, il incarne les stéréotypes classiques que le racisme institutionalisé aimait véhiculer au Royaume-Uni, à savoir l’image du Noir paresseux, inconstant et à l’intellect limité. Des clichés apparus dans le football britannique dès les années 1890 et qu’on retrouvera par exemple dans les propos racistes de Ron Atkinson [3] à l’encontre de Roger Milla à l’occasion de la coupe du monde 1990 et de Marcel Desailly en 2004.

1965, année charnière

C’est autour de 1965-66 que les choses commencent à se gâter pour Johanneson. Derrière la façade triomphale – montée en D1 en 1964 (il est meilleur buteur du club) et vice-champion d’Angleterre en 1965 – d’inquiétantes fissures psychologiques fragilisent son mental et lézardent son être.


Leeds United, 1964-65. Debout, de gauche à droite : Billy Bremner, Paul Madeley, Willie Bell, Gary Sprake, Paul Reaney, Norman Hunter, Jimmy Greenhoff, Don Weston. Assis : Jim Storrie, Johnny Giles, Terry Cooper, Bobby Collins, Alan Peacock, Jack Charlton, Albert Johanneson, Rod Johnson.

La finale de FA Cup 1965 contre Liverpool marquera un tournant pour Johanneson, un pivotal point ambivalent, car si cette finale lui confère l’immense honneur d’être le premier Noir à la disputer, elle amorce aussi le début de son déclin et de ses rapports conflictuels avec Don Revie. Excédé par le racisme qu’il subit en silence depuis des années et le battage médiatique fait autour de ses origines avant la rencontre (une effervescence qu’il perçoit comme mâtinée de curiosité malsaine et d’ignorance), Johanneson refuse soudain de jouer cette finale, à une heure du coup d’envoi. Comme il…

A suivre.

Kevin Quigagne.

Les volets précédents :

(1) Introduction. Les premiers Blacks du football britannique
(2) Andrew Watson. Les premiers Blacks du football britannique
(3) Arthur Wharton. Les premiers Blacks du football britannique
(4) John Walker et Walter Tull. Les premiers Blacks du football britannique
(5) Jack Leslie et Eddie Parris. Les premiers Blacks du football britannique
(6) Alfred Charles, Gil Heron, Roy Brown et Lindy Delapenha. Les premiers Blacks du football britannique
(7) Charlie Williams. Les premiers Blacks du football britannique
(8) Tesilimi Balogun et Steve Mokone. Les premiers Blacks du football britannique
(9) Gerry Francis. Les premiers Blacks du football britannique

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[1] Biographie sur Albert Johanneson publiée en 2012 et écrite par Paul Harrison, un supporter des Whites qui rencontra Johanneson par hasard dans un pub de Leeds en 1982. De cette amitié est née The Black Flash (L’Éclair Noir, surnommé ainsi pour sa pointe de vitesse), une bio consistant en une série d’interviews réalisées sur dix ans. Avant le Sudaf, ce surnom fut aussi donné à Gil Heron, le premier Noir à porter les couleurs du Celtic, voir # 8.

[2] En référence à la liberté de mouvement des citoyens de l’ex empire britannique votée en 1948, ici.

[3] Ron Atkinson, commentateur vedette de ITV à la Coupe du monde 1990, lors d’Angleterre-Cameroun en ¼ : « Milla n’a vraiment rien dans le crâne. » Son collègue Brian Moore lui fit alors remarquer que ses propos pourraient lui attirer des ennuis. Se croyant hors antenne (alors que les auditeurs de l’étranger l’entendaient), Atkinson en remit une couche : « Oh mais non, la seule personne qui pourrait me causer des ennuis c’est sa mère, et seulement si elle regarde le match du haut de son arbre. »

La chaîne reçut quelques plaintes de téléspectateurs mais les ignora. Signe des temps où le racisme ordinaire était acceptable publiquement, ces commentaires passèrent inaperçus. Quatorze ans plus tard, ITV licenciera Atkinson pour des propos sur Marcel Desailly qui se passent de traduction (tout comme en 1990, il pensait être hors antenne) : « Desailly is what is known in some schools as a fucking lazy thick nigger. »

Atkinson perdit également tous ses contrats publicitaires et fut congédié du Guardian où il tenait une rubrique d’analyse tactique. Deux ans après, il tenta un comeback via une série TV à forte audience où, en compagnie d’autres célébrités, il fut envoyé en Provence apprendre le français et découvrir une autre culture (ce qui lui fit sans doute le plus grand bien). Il commenta notamment un match live du PSG, en français, avec Jean-Charles Bahnoun (moment assez drôle je dois dire). Entreprise de réhabilitation médiatique qui se solda par un échec : Atkinson était définitivement grillé. Enfin, pas si grillé que ça car ce dinosaure réapparut sur Channel 5 en 2013 dans l’émission Celebrity Big Brother où il refit parler de lui. Le plus navrant n’est pas tant qu’il se trouve encore des chaînes prêtes à lui filer 100 000 £ (ce n’est malheureusement pas de sitôt qu’on verra la fin de ce genre de média) mais que Ron Atkinson ait toujours aujourd’hui autant d’admirateurs et d’apologists, une évidence à la lecture des commentaires sous cet article annonçant sa participation à l’émission.

En 2012, quand le Guardian voulut l’interviewer en lien avec un papier sur le racisme dans le football, Atkinson leur répondit : « Pas question, tout ça [la thématique du racisme] c’est un tas de conneries. Ce que je voudrais savoir, c’est pourquoi aucun journaliste ne m’interroge sur les trophées que j’ai gagnés. »

Ironiquement, ce même Ron Atkinson joua un rôle clé dans le long et douloureux processus d’acceptation et reconnaissance des joueurs Noirs dans le football britannique, ce que nous verrons dans les volets suivants.

Le football grand-breton, ses instances nous répètent à l’envi depuis vingt ans, est un modèle d’intégration pour les non-Whites. Et il est indéniable que le  chemin parcouru cer dernières décennies est colossal. Mais terre d’accueil, le Royaume-Uni ne l’a pas toujours été et on a peine à mesurer la gravité de la situation il n’y pas si longtemps.

La lecture de l’introduction de ce dossier est vivement recommandée.

Nous continuons notre exploration chronologique de l’histoire du football noir britannique (liens des volets précédents en bas d’article) avec le formidable trio sud-africain composé de Steve Mokone (# 13), Gerry Francis et Albert Johanneson.

Aujourd’hui : Gerry Francis.

# 14. Gerry Francis (1933-     )

Non, pas ce Gerry Francis et ses mullets d’enfer (en bas d’article) mais le Gerry Francis sud-africain, le premier Sudaf noir à évoluer en D1 anglaise (et le deuxième Sudaf noir à jouer à l’étranger, après Steve Mokone). Parents d’origine néerlandaise/allemande/africaine côté maternel et asiatique niveau paternel.

Une société britannique en pleine mutation

Début 1957, un scout recommande Gerry Francis à Leeds United (D1). Cet ailier droit virevoltant, également à l’aise en attaquant de soutien, évolue alors au Blackpool Coloured FC de Johannesburg (en amateur – il n’y avait pas de championnat pro en Afrique du Sud).
Quand Leeds l’invite pour un essai, à ses frais, il n’hésite pas une seconde malgré le coût prohibitif du voyage. Pour se payer le vol, ce machiniste dans une usine de chaussures économise pendant des mois et emprunte à sa famille. Par chance, l’avion British Airways qu’il prend fête son baptème de l’air et comme tout autre passager ce jour-là, il reçoit un traitement de faveur. Pour lui, c’est la stupeur totale, habitué qu’il est aux humiliations quotidiennes de l’apartheid. Francis n’est pas au bout de ses surprises.

Arrivé en Angleterre été 1957 avec une prime à la signature de 10 £ (le maximum) et un salaire de 50 £/mois (soit à peine plus qu’un ouvrier qualifié, le maximum mensuel pour un footballeur n’était alors que de 70 £), l’accueil qu’il reçoit est généralement bon. Toutefois, il s’aperçoit vite que si la ségrégation raciale n’est pas inscrite dans la législation, certaines pratiques s’en inspirent. Dans une interview accordée à la BBC il y a une dizaine d’années, Francis déclarait :

« On m’avait dit que l’apartheid n’existait pas en Angleterre, mais je m’aperçus vite qu’il y en avait quand même un peu. […] Les insultes racistes du public ou d’adversaires étaient chose courante mais ils se trompaient s’ils pensaient me déstabiliser, au contraire, cela me rendait plus fort. Mais les supporters de Leeds m’adoraient, je n’ai jamais subi aucun racisme de leur part. »

De fait, la société anglaise est en pleine mutation ; les premiers immigrants des anciennes colonies arrivent en nombre suite au British Nationality Act de 1948 (octroyant le droit le résidence à tout citoyen des colonies britanniques), l’extrême-droite monte et les tensions apparaissent, débouchant parfois sur des émeutes raciales. Les étrangers, de « couleur » ou non, ne sont pas toujours les bienvenus (voir # 11, Charlie Williams).

Un « apartheid soft »

Une forme de ségrégation existe bel et bien (un colour bar, barrière raciale, eg ici), à l’emploi ou dans certains commerces, même si elle n’est pas forcément détectable à l’oeil nu. Certains pubs, cafés ou discothèques refoulent les non-Blancs (« de peur de faire fuir les clients » disait-on mezza voce) et les propriétaires louent difficilement aux non-Whites, aux Noirs et aux Irlandais, tous réduits au rang de chien.

A la fin des Fifties, la situation se durcit. Des affiches ouvertement racistes ou xénophobes se mettent à fleurir sur les vitrines de pubs, cafés ou magasins. L’une de ces notices dit : Interdits aux irlandais, aux noirs, aux chiens. Il faudra attendre la Race Relations Act de 1965 pour que de telles pratiques deviennent illégales. En partie seulement car cette loi, timorée et molle, exclut nombre de secteurs clés, notamment la police et le logement. Les nouvelles Race Relations Act votées en 1968 et 1976 rectifieront le tir.

Certains prospectus et slogans du parti Conservateur sont dans le même ton, tel celui-ci : « Si vous voulez une personne de couleur comme voisin, votez Travailliste. Si vous vous en coltinez déjà une, votez Conservateur ». Une formule de campagne qui sera déclinée en un immonde : « Si vous voulez un nègre comme voisin, votez Travailliste » dans la circonscription de Peter Griffiths, candidat Tory aux Législatives de 1964 à Smethwick, un coin ouvrier près de Birmingham. Quand Griffiths est élu [1], quelques-uns de ses supporters insultent le député travailliste sortant, Patrick Gordon-Walker, lors de la traditionnelle soirée des résultats et hurlent : « Et Walker, ils sont où tes nègres maintenant, hein ? Prends tes nègres et barre-toi ».

Un choc culturel

Malgré cette ségrégation de fait, les relations de Francis avec la population de Leeds et ses coéquipiers sont au beau fixe. Il habite chez une logeuse qui, racontera-t-il, prendra admirablement soin de lui pendant son séjour de quatre ans. Billy Bremner arrive en 1959 (à 17 ans ½) et ils font chambre commune.

Francis se lie aussi d’amitié avec deux illustres personnages du football britannique : Raich Carter et John Charles (ci-contre). R. Carter, Sunderland legend et ex international anglais, manage alors Leeds (pour encore un an) et aidera grandement Francis à s’acclimater à son nouvel environnement, n’hésitant pas à l’inviter chez lui le week-end pour discuter de longues heures sur la situation en Afrique du Sud. Le Gallois J. Charles est une Leeds legend partie chercher gloire et fortune à la Juventus (« Il Gigante Buono », le Gentil Géant, claquera 93 buts en 150 matchs) juste avant l’arrivée de Francis et qui revient régulièrement voir ses anciens coéquipiers. Francis sympathise aussi avec le jardinier du club, un Irlandais qui l’héberge l’été quand le Sudaf ne sait où aller.

Plus tard, Francis se dira immensément reconnaissant envers ces gens qui jouèrent un rôle essentiel dans son intégration : « En arrivant à Leeds, j’étais sous le choc car j’avais du mal à realiser que je les cotoyais d’égal à égal et que je pouvais leur rendre visite. En tant que Sud-Africain noir, ça me faisait drôle d’être invité chez des Blancs importants qui, de surcroît, s’intéressaient à moi ! »

Il doit attendre le 10 octobre 1959 pour débuter, contre Everton, après avoir longtemps patienté en réserve. Mais Leeds United va mal, tellement mal que le club descend en D2 en 1960. Après 50 matchs et 9 buts chez les Whites [2], il rejoint le voisin de York City (D4) en octobre 1961 pour 4 000 £ où il disputera 16 matchs jusqu’en mai 1962. Il terminera sa carrière dans le petit club de Tonbridge au sud de Londres. C’est dans ce championnat semi-pro que Francis dira avoir le plus subi le racisme : « Dans ces petits stades avec quelques centaines de spectateurs, on entendait tout, et y’avait parfois pas mal d’horreurs dans le lot. »

Les crampons raccrochés, il travaille un temps comme facteur en Angleterre avant d’émigrer au Canada. En 1998, il est de retour à Elland Road (ci-dessus), invité avec Steve Mokone et d’autres par une association de Birmingham qui donne un gala en hommage aux pionniers du football noir (A Tribute to the Pionniers of Black Football). Gerry Francis vit aujourd’hui près de Toronto.

Kevin Quigagne.

Les volets précédents :

(1) Introduction. Les premiers Blacks du football britannique
(2) Andrew Watson. Les premiers Blacks du football britannique
(3) Arthur Wharton. Les premiers Blacks du football britannique
(4) John Walker et Walter Tull. Les premiers Blacks du football britannique
(5) Jack Leslie et Eddie Parris. Les premiers Blacks du football britannique
(6) Alfred Charles, Gil Heron, Roy Brown et Lindy Delapenha. Les premiers Blacks du football britannique
(7) Charlie Williams. Les premiers Blacks du football britannique
(8) Tesilimi Balogun et Steve Mokone. Les premiers Blacks du football britannique

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[1] Des médias et politiciens de gauche accusèrent Griffiths, un enseignant populiste qui avait dérivé vers la droite dure au point de devenir pro apartheid, d’avoir inventé ce slogan et fait coller ces affiches. Griffiths a toujours nié et il est possible que des groupes d’ultra droite aient fait le coup. La gauche, furieuse de s’être ainsi fait piquer ce siège traditionnellement travailliste, ne lui pardonna jamais. Harold Wilson, fraîchement élu premier ministre travailliste en mai 1964, lui prédit une « carrière parlementaire de lépreux » lors de son discours d’investiture à la House of Commons. Griffiths contre-attaqua en révélant au grand jour que la branche du parti Travailliste de Smethwick (étiquetée alors « ville la plus raciste du pays ») avait longtemps appliqué une ségrégation raciale dans un club de jeunes dont ils avaient la charge, le Sandwell Youth Club, ainsi que dans un Labour Club local (de tels clubs – Labour clubs, Conservative clubs, etc. – étaient, et sont toujours, fréquents au Royaume-Uni. On y trouve en général un bar, une salle de réunion, un billard, etc. Un tas d’activités/sorties/soirées sont organisées pour les membres via des associations. Certains sont gigantesques et fonctionnent davantage comme un centre de loisir hyper polyvalent – assos, clubs sportifs, meetings politiques, spectacles/concerts, discos, bingos, eg le Wallsend Labour Club à Newcastle).

Personne n’était trop clair sur ces questions et la société dans son ensemble traînait un tas de préjugés conduisant à des dérives sur lesquelles on fermait volontiers les yeux. Les fortes tensions communautaires dans ce coin des Midlands poussèrent l’activiste américain Malcolm X à visiter Smethwick début 1965, et à boire quelques bières dans les pubs qui n’interdisaient pas l’accès aux minorités ethniques. La BBC profita de l’interdiction de territoire français qui le frappa inopinément (voir ici) pour lui proposer de débattre avec Griffiths mais ce dernier se désista au dernier moment. Une semaine plus tard, Malcolm X sera assassiné à Manhattan. Complément de lecture : tinyurl.com/ly2x6m6.

[2] Alors surnommés les Peacocks (Paons). Le surnom Whites n’arrivera qu’avec la nomination de Don Revie en mars 1961 même s’il n’est pas celui qui introduisit le blanc, contrairement à ce qui est communément admis (voir ici). Les deux surnoms cohabiteront deux bonnes décennies avant que Peacocks ne disparaisse progressivement.