Archive for mars, 2015

Le football grand-breton, ses instances nous répètent à l’envi depuis vingt ans, est un modèle d’intégration pour les non-Whites. Et il est indéniable que le  chemin parcouru ces dernières décennies est colossal. Mais terre d’accueil, le Royaume-Uni ne l’a pas toujours été et on a peine à mesurer la gravité de la situation il n’y pas si longtemps.

La lecture de l’introduction de ce dossier est vivement recommandée.

Nous continuons notre exploration chronologique de l’histoire du football noir britannique (liens des volets précédents en bas d’article) avec les Africains de la période après-guerre : le Nigérian Tesilimi Balogun et le formidable trio sud-africain composé de Steve Mokone, Gerry Francis et Albert Johanneson.

Aujourd’hui : T. Balogun et S. Mokone.

# 12. Tesilimi Balogun (1931-1972)

Cet attaquant nigérian est le premier Africain noir (non métissé) à jouer professionnellement en Angleterre et le premier Africain à obtenir un diplôme d’entraîneur.

Après avoir évolué dans plusieurs clubs de D1 nigériane (amateur), à l’été 1955 le club semi-pro de Peterborough fait venir l’athlétique international d’1m88 surnommé « Thunder* ». Comme il le souhaitait, le club lui trouve un emploi dans l’imprimerie, une filière qui l’intéressait beaucoup, en attendant de l’intégrer pleinement dans l’effectif. Il se sera jamais aligné en équipe première mais un plus gros club le recrute en 1956 : Queen’s Park Rangers (D3, avec un « ‘s » avant 1967). Il y signe une honorable saison (13 matchs, 3 buts) mais Balogun est un campagnard dans l’âme et ne se fait pas à Londres. En 1957, il signe dans un petit club du Lincolnshire, coin paisible et relativement isolé de l’Angleterre.

En 1958, il rentre définitivement au pays où il joue jusqu’en 1962. Il décroche ensuite un contrat fédéral d’entraîneur de football pour une province de l’ouest nigérian et manage le Nigéria aux Jeux Olympiques de 1968. Il meurt dans son sommeil en 1972. Un stade de Lagos porte aujourd’hui son nom, témoin de son statut d’icône nationale. Balogun, nous dit cet article, « fut le premier véritable attaquant adulé au Nigéria, c’était un magicien sur le terrain. »

L’origine de la venue de Balogun en Angleterre est intéressante. En 1949 et 1951, le Royaume-Uni invite deux équipes africaines (respectivement le Nigéria et le Ghana, alors Gold Coast) à faire une tournée d’un mois, un tour principalement financé par l’administration coloniale. Les Britanniques découvrent alors des footballeurs talentueux (dont Balogun) qui, s’ils ne sont pas au niveau des professionnels, en remontrent aux meilleurs amateurs locaux. Et ce, parfois, en jouant certains matchs… pieds nus ! (seulement sur terrain dur, avec des bandages ou protection, comme le Nigéria en début de tournée 1949 – voir cet extraordinaire clip tourné par la Colonial Film Unit).


Supporters nigérians lors de la tournée du Nigéria d’août-septembre 1949 (à Londres pour Nigéria vs Dulwich Hamlet, devant 18 000 spectateurs)

Ces tours n’étaient toutefois pas une nouveauté outre-Manche. De septembre 1899 à janvier 1900, la première équipe sud-africaine à quitter le pays avait sillonné le Royaume-Uni (y compris l’Irlande, alors possession britannique). Un collectif composé de 16 joueurs noirs et 4 officiels blancs,  surnommé les Kaffirs (terme aujourd’hui évidemment injurieux), jouant sous l’égide de la fédération de l’Orange Free State Republic dirigée par des colons blancs. Ils disputeront 48 matchs au Royaume-Uni et un en France, contre une équipe de Tourcoing – rencontre remportée 3-1 par les Sud-Africains, leur seule victoire (le tout dans un contexte particulier, la Seconde Guerre des Boers – entre les Britanniques et les deux principales républiques Boers indépendantes – venant d’éclater).

Le livre Sport Past and Present in South Africa: (Trans)forming the Nation rapporte que si une certaine presse britannique et sud-africaine y alla de ses commentaires condescendants (le footballeur noir y est décrit comme puissant mais « extrêmement naïf »), humiliants ou frisant le racisme, l’équipe fut très bien accueillie et chaudement encouragée par le nombreux public tout au long de son périple britannique contre des équipes professionnelles et amateurs.

Ci-dessus, « l’accueil » de la presse aux joueurs sud-africains en 1899, dépeints comme de bons sauvages (« Les petits footballeurs nègres débarquent à Southampton tout droit de la sauvage Afrique du Sud » titra le quotidien local, ci-dessus). Tout au long la tournée, nombreuses furent les références au poème controversé « The White Man’s Burden » (le fardeau de l’homme blanc, ici) de l’écrivain anglais Rudyard Kipling, publié quelques mois auparavant.

Si elles n’étaient donc pas inédites, les tournées du Nigéria et de l’ex Ghana en 1949 et 1951 furent néanmoins fondatrices. Les Britanniques prirent en effet pleinement conscience du potentiel du joueur noir africain et montèrent peu après un réseau de scouts dans leurs colonies de l’ouest et l’est africain. C’est ainsi que Tesilimi Balogun sera repéré. Trois autres internationaux nigérians et ghanéens imiteront Balogun, notamment l’attaquant Elkanah Onyeali à Tranmere Rovers en D3 saison 1960-61 (8 buts en 13 matchs – et 11/11 avec les Super Eagles). Onyeali était venu en Angleterre principalement pour étudier et il partira finir ses études aux USA.

[*Pour sa frappe de mule : Thunder signifie « tonnerre » mais en jargon footballistique ce terme véhicule l’idée de puissance. To thunder a shot : envoyer une mine ; a thunderbolt : une mine]

# 13. Steve Mokone (1932-2015)

Premier footballeur noir sud-africain à obtenir un passeport et l’autorisation de jouer à l’étranger (en 1955, trois ans après sa demande initiale suivie d’une longue enquête policière). Mokone est, avec Tesilimi Balogun, le premier footballeur africain professionnel noir à évoluer hors d’Afrique.

Surnommé le Black Meteor (ou Kalamazoo/Kala), ce Sud-Africain enseignant de formation arrive à Coventry (D3) à 23 ans en 1955, grâce à des scouts anglais basés en Afrique du Sud où ses qualités sont repérées très tôt (Wolves et Newcastle United, entre autres, envoyèrent des émissaires le rencontrer au tout début des années 1950 mais il n’avait pas encore de passeport). Il faut dire que cet attaquant vif et technique avait représenté une sélection noire sud-africaine à 16 ans seulement ! (peu avant le début officiel de l’Apartheid, en mai 1948).

L’Afsud, pays du Commonwealth, constituait alors un vivier privilégié pour les clubs anglais et une bonne soixantaine de Sudafs – blancs, parfois d’origine britannique – évoluèrent en Angleterre entre 1899 et 1960, la plupart dans les années 1950. Quatre d’entre eux furent même sélectionnés en équipe d’Angleterre et un en équipe d’Ecosse [1].


Steve Mokone, assis, avec Heracles Almelo saison 1957-58. Debout, son compatriote Darius Dhlomo.

Hormis des formalités administratives simplifiées (aucun permis de travail exigé, grâce au British Nationality Act de 1948, ici), l’importance de ce contingent s’expliquait par des raisons économiques : les transferts étaient gratuits, le club anglais n’ayant qu’à régler le voyage (en bateau avant 1955) – et encore, parfois le club refusait de s’acquitter des frais, comme dans le cas de Mokone, expliqué ici – et le retour sur investissement-zéro pouvait s’avérer fort intéressant. En outre, l’absence de championnat professionnel sud-africain signifiait que les bons joueurs sudafs étaient souvent disposés à émigrer.

Il est singulier d’observer que même certains de ces Sud-Africains blancs subirent des insultes à caractère raciste ! John Hewie, ci-contre, dont les parents étaient écossais et qui vit aujourd’hui en Angleterre, raconta un jour que lors d’un Bury-Charlton du début des Sixties, un spectateur hurla : « Hewie, retourne en Afrique du Sud sale noir ». Une brève de gradins qui en dit long sur l’irrationnalité du racisme. Pour certains, les Sudafs blancs étaient devenus noirs, par osmose sans doute…

Après de bons débuts, Mokone ne s’adapte pas au style de jeu rugueux et basique de Coventry (détails ici) et ne dispute que quelques matchs cette saison 1956-57. Il peine également à s’acclimater à la société britannique, même s’il s’entend bien avec sa famille d’accueil, des militants anti-Apartheid.

Il signe ensuite deux saisons très remarquées à Heracles Almelo (D3) aux Pays-bas de 1957 à 1959, où il contribue grandement à la montée de l’équipe en D2 (15 buts, en tant qu’ailier) et fait grimper les affluences jusqu’à 20 000 spectateurs. Il passe ensuite brièvement par Cardiff City (D2) en fin d’été 1959 avant de signer au FC Barcelone. Malheureusement, pour cause de quota d’étrangers déjà atteint le Barça ne peut l’aligner et le prête à Marseille (aucun match).
Ses pérégrinations le conduiront ensuite à Barnsley (1 seul match), à Salisbury pour une saison (aujourd’hui Harare, capitale de la Zimbabwe) et au Torino en 1962-63, où il évoluera aux côtés du grand Gerry Hitchens et sera surnommé « la Maserati du football » par un journaliste italien après avoir inscrit 4 buts contre l’AC Verona (aujourd’hui Hellas Verona). Suivront le FC Valence, l’Australie et le Canada.

Au milieu des Sixties, il émigre aux USA où il décroche un doctorat en psychologie et enseigne à l’université mais Mokone connaîtra de sérieux déboires judiciaires à la fin des Seventies (des accusations qui lui vaudront presque dix ans de prison dans les Eighties et contre lesquelles il a toujours clamé son innocence. Le livre Twaalf Gestolen Jaare – Douze Années Volées – traite de l’affaire en y donnant un tour politique).

En 2003, il reçoit l’Ordre du Ikhamanga, la plus haute distinction sud-africaine décernée aux artistes et sportifs. Le livre, et film éponyme, De Zwarte Meteoor (le météore noir) s’inspire de son histoire.
Avant sa disparition il y a dix jours, Mokone vivait entre la côte est US et l’Afrique du Sud où il dirigeait une foundation chargée d’aider les étudiants pauvres ainsi que les jeunes footballeurs talentueux à émigrer en Europe (structure dont a par exemple bénéficié Benni McCarthy – ex Ajax, Celta Vigo, Porto et Blackburn).

On en sait finalement peu sur sa période britannique mais, à sa façon, Steve Mokone a tracé la voie à suivre pour les deux Noirs sud-africains qui lui emboîteront le pas et marqueront l’histoire du football noir en Angleterre : Gerry Francis et, surtout, Albert Johanneson.

Kevin Quigagne.

Les volets précédents :

(1) Introduction. Les premiers Blacks du football britannique
(2) Andrew Watson. Les premiers Blacks du football britannique
(3) Arthur Wharton. Les premiers Blacks du football britannique
(4) John Walker et Walter Tull. Les premiers Blacks du football britannique
(5) Jack Leslie et Eddie Parris. Les premiers Blacks du football britannique
(6) Alfred Charles, Gil Heron, Roy Brown et Lindy Delapenha. Les premiers Blacks du football britannique
(7) Charlie Williams. Les premiers Blacks du football britannique

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[1] Parmi eux, quelques Sudafs blancs connurent un succès phénoménal, tel l’avant-centre Gordon Hodgson, le premier Sudaf à flamber – Liverpool, Aston Villa et Leeds de 1925 à 1939. Avec 233 buts en 358 matchs de championnat au LFC, Hodgson est le deuxième meilleur buteur de l’histoire du club derrière Roger Hunt ! (de plus, tous les buts marqués par Hodgson le furent avec un Liverpool en D1, ce qui n’est pas le cas de Hunt) ; le futur international italien Eddie Firmani (Charlton, Sampdoria, Inter Milan), le seul joueur à avoir inscrit plus de 100 buts en Angleterre et Italie. En 1955, il fut vendu 35 000 £ à la Samp, record britannique de l’époque ; ainsi que le très prolifique Stuart Leary et le défenseur John Hewie (voir plus haut).

Le football grand-breton, ses instances nous répètent à l’envi depuis vingt ans, est un modèle d’intégration pour les non-Whites. Et il est indéniable que le  chemin parcouru cer dernières décennies est colossal. Mais terre d’accueil, le Royaume-Uni ne l’a pas toujours été et on a peine à mesurer la gravité de la situation il n’y pas si longtemps.

La lecture de l’introduction de ce dossier est vivement recommandée (rassurez-vous, c’est court).

Nous continuons notre exploration chronologique de l’histoire du football noir britannique (liens des volets précédents en bas d’article) avec Charlie Williams, pionnier à plus d’un titre.

# 11. Charlie Williams (1927-2006)

Destin exceptionnel que celui de Charles Aldolphus Williams, à la fois l’un des premiers footballeurs noirs de l’après-guerre et le premier comique noir anglais à succès.

Williams est aussi l’un des tous premiers à prendre de plein fouet la « nouvelle donne raciste » de l’Angleterre de la fin des Fifties où l’immigration noire, venue principalement des Antilles britanniques, est violemment rejetée par une partie de la population ainsi que certains groupes (du citoyen lambda aux sympathisants des thèses fascistes d’Oswald Mosley).

Le rire pour combattre le racisme

Charles Williams naît en 1927 dans le bassin houiller de Barnsley (près de Sheffield, South Yorkshire), d’un père barbadien et d’une mère anglaise. Dès 14 ans, il doit descendre à la mine pour subvenir aux besoins de la famille, son père ne pouvant travailler à cause d’un foutu pied de tranchée ramené de la Grande Guerre.

Arrière central rugueux et talentueux de l’équipe corpo de la mine, il est repéré par les voisins de Doncaster Rovers (D3) qui le recrutent en 1948. Deux ans plus tard, il est titularisé en équipe première, promue en D2. Il est envoyé ensuite en réserve quatre saisons avant d’être réintégré dans le XI fanion en 1954 où il restera jusqu’en 1959. Au total, il affiche 157 matchs de championnat à Rovers. Diminué par des blessures, il part finir sa carrière en semi-pro.
Sans s’étendre sur le sujet, il dira avoir subi le racisme en ajoutant qu’il préférait parfois en rire ou, souvent, ne pas répondre aux provocations (« J’ai entendu pas mal d’insultes et des « Retourne chez toi en Afrique » dans ma carrière », précisera-t-il laconiquement).

Les crampons définitivement raccrochés en 1960, cet ex ambianceur de vestiaire décide de faire de la scène son métier. Après une période peu convaincante comme chanteur dans les cabarets et pubs ouvriers du coin (working men’s clubs), il s’essaie au stand-up, étant naturellement doué pour la déconne. Dans ce domaine aussi, Williams fut sans doute un pionnier.
Plus tard, il expliquera avoir toujours cherché à amuser car « faire le clown à l’école permettait de détourner ou étouffer le racisme et les préjugés ». Dans les sketches les plus caustiques de son répertoire où l’auto-dérision hardcore domine, il brocarde l’univers viril du football et persifle un certain type de spectateur, le Dupont Lajoie des gradins et sa sinistre marque de fabrique : le racisme débonnaire. 

La célébrité en fait un exemple à suivre

En 1971 feu la grande chaîne régionale Granada, basée à Manchester, le remarque et lui donne sa chance dans une nouvelle émission intitulée The Comedians, le On n’demande qu’à en rire de l’époque. Son originalité plaît et les trois chaînes nationales (BBC 1 & 2 et ITV) s’intéressent à cet OVNI du paysage audiovisuel.
Tout s’emballe en 1972 quand ITV le choisit pour présenter un jeu très regardé, The Golden Shot. Du jour au lendemain, il connaît la célébrité nationale. Son sens de la répartie allié à un naturel enjoué à la Jacques Martin font merveille pendant deux ans, jusqu’en 1974 (le présentateur vedette du show, le célébrissime Bob Monkhouse, reprend les rênes). La BBC l’enrôle alors et, consécration suprême, lui concocte du sur-mesure avec le Charlie Williams Show.

Dans l’univers monochrome et coincé de la télévision britannique des Seventies, Williams détone et devient un role model pour les minorités ethniques du pays (même si, plus tard, beaucoup de Noirs – tel le célèbre Lenny Henry – lui reprocheront certains dérapages, voir plus bas). En solo ou avec une équipe de production, il part aussi en tournée et remplit les salles, y compris le mythique London Palladium où son show télé s’installera six mois durant.

Son succès se tisse sur fond de scène politico-sociale très tendue. Depuis le début des Sixties, l’immigration est devenue une question sociétale doublée d’un enjeu électoral ; le nombre de non-Whites a été multiplié par vingt en quinze ans et tourne autour du million et demi au sortir des Sixties. Aux crispations et craintes qui s’installent dans la population, les gouvernements successifs, conservateur et travailliste, répondent par des mesures fortes. En neuf ans, trois lois majeures sont votées pour freiner l’immigration : la Commonwealth Immigrants Act de 1962 qui restreint considérablement la liberté de mouvement des citoyens de l’ex empire britannique votée en 1948 (British Nationality Act), la Commonwealth Immigrants Act de 1968 et l’Immigration Act de 1971, laquelle forme toujours le socle des textes actuels.

L’ère du « racisme ordinaire »

Au milieu des Seventies, la récession démarrée en 1973 frappe durement (le Royaume-Uni sera surnommé « le malade de l’Europe ») et le National Front monte, sinon en part de vote (qui restera toujours négligeable, ici) au moins par sa présence sur le terrain qu’il occupe bruyamment [1]. C’est l’ère du casual racism, omniprésent, à commencer par la télévision via des sitcoms très populaires et controversés tels Love Thy Neighbour et Till Death Do Us apart où le personnage principal, Alf Garnett, incarne la caricature d’un raciste multicartes patenté (xénophobe, antisémite, homophobe, etc.). Dans le milieu du football, le sujet est tabou et les clubs, de même que les instances, préfèrent ignorer la situation.
Dans ce contexte et en l’absence d’un cadre législatif bien défini et d’organismes de soutien (tel Kick It Out), les quelques joueurs noirs titulaires se sentent isolés et insuffisamment empowered pour mener un quelconque combat.


Nick Griffin, l’un des leaders du NF de l’époque. Cet admirateur de Faurisson et du Ku Klux Klan sera député européen de 2009 à 2014 sous la bannière du British National Party

Un racisme banalisé dont le principal porte-étendard est le député conservateur Enoch Powell, funestement célèbre pour son discours haineux des Fleuves de sang qui prédit aux Britanniques, entre autres prophéties délirantes, « un avenir où, dans 15 à 20 ans, les Noirs domineront les Blancs » (propos tenus dans son discours mais, selon Powell, prononcés par l’un de ses administrés). Une rhétorique d’une rare virulence et inhabituelle en Grande-Bretagne mais qui trouve un large écho auprès de la population : dans un sondage réalisé peu après, 74 % des Britanniques se disent en accord avec le discours de E. Powell.

Quand on interroge Williams un jour sur un énième commentaire raciste d’Enoch Powell, qui enjoignait aux Noirs de rentrer chez eux (« Go home, black man »), le comique ne peut s’empêcher de tourner en dérision la diatribe du Tory : « Ben punaise, si je dois rentrer chez moi, je risque d’attendre une éternité mon bus pour Barnsley. »

La carrière de Charlie Williams s’achèvera dans la controverse. L’humour anglais de la fin des Seventies ne se distingue guère par sa finesse (cf Bernard Manning) et même pour l’époque, directe et crue, certains sketchs des comiques en vue ont de quoi choquer (l’emploi intempestif de termes tels « négro » ou « bicot » est routinier). Williams, resté relativement mainstream jusque là, suit le mouvement du politiquement incorrect, plaisantant lourdement sur les immigrés de la nouvelle génération ou défendant une marque de confiture qui a adopté pour logo un Golliwog, une poupée noire dont les fortes connotations racistes divisent l’opinion (aujourd’hui ce terme peut être considéré comme injurieux, cf ici. Par ailleurs, le lien étymologique et la proximité phonético-sémantique entre golliwog et wog envenimèrent la polémique – wog = basané/bougnoule/etc. Wog était alors fréquemment utilisé contre les non-Blancs, surtout ceux d’origine indienne/pakistanaise).

La reconnaissance, enfin

Alors que les années 70 avaient consacré son talent, au début des Eighties, Williams est soudain perçu comme ringard et irresponsable. Il s’attire l’ire d’une partie de la presse qui lui reproche sa propension à perpétuer des stéréotypes discriminatoires au moment même où de graves tensions raciales secouent la société britannique (des émeutes éclatent à travers le pays). Un dialogue de sourd s’engage, Williams réfute ces critiques en arguant du fait que le meilleur moyen de combattre le racisme est de s’en moquer ouvertement et emphatiquement.

Peu à peu, poussé vers la touche par la concurrence et incapable de se renouveler, il disparaît des écrans et retourne à ses premières amours, les petites salles de ses débuts, les inaugurations de centres commerciaux et ces pantomines de Noël dont les Britanniques sont si friands.

En 1999, Williams est décoré de l’ordre du MBE (sorte de Légion d’Honneur) pour son travail caritatif. En 2000, aux Black Comedy Awards, on lui décerne un prix spécial pour l’ensemble de son oeuvre. Dans son laïus de félicitation, le maître de cérémonie le remercie d’avoir « broken down many barriers ». En 2004, les téléspectateurs de l’émission Football Focus sur BBC 1 l’élisent Doncaster Rovers all-time cult hero. Probablement la récompense qui lui fit le plus chaud au coeur.

Dans le livre Windrush – The Irresistible Rise of Multi-Racial Britain de l’ex politicien travailliste Trevor Phillips, le célèbre comique/acteur/écrivain anglais noir Lenny Henry explique :

« Il faut bien comprendre que l’émergence de Charlie Williams s’est faite dans un timing parfait. Le rôle qu’il adopta était idéal, ce Yorkshireman noir qui avait été footballeur à Doncaster Rovers, qui avait vécu la guerre parmi les Blancs du Yorkshire, qui parlait comme eux, qui pensait comme eux mais qui était noir. Et quand il est devenu célèbre, c’était stupéfiant d’entendre cet homme s’exprimer avec le vocabulaire et l’accent si particuliers de ce coin-là. Je pense que ça a été un énorme choc culturel pour les gens. Et Charlie savait exploiter ces contrastes à fond. »

Frappé par la maladie de Parkinson et atteint de démence, Charlie Williams s’éteint le 3 septembre 2006, à 78 ans. Pour son biographe, Stephen Smith, le pays perd un innovateur et un trailblazer, un précurseur qui a taillé la route – si ardue – pour les générations à venir. Un pionnier qui ne s’est pas contenté d’ouvrir une voie solitaire mais en a dynamité quelques-unes.

Kevin Quigagne.

Les volets précédents :

(1) Introduction. Les premiers Blacks du football britannique
(2) Andrew Watson. Les premiers Blacks du football britannique
(3) Arthur Wharton. Les premiers Blacks du football britannique
(4) John Walker et Walter Tull. Les premiers Blacks du football britannique
(5) Jack Leslie et Eddie Parris. Les premiers Blacks du football britannique
(6) Alfred Charles, Gil Heron, Roy Brown et Lindy Delapenha. Les premiers Blacks du football britannique

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[1] La genèse du National Front est, si l’on peut dire, tristement comique. Le NF est créé en février 1967 par John Tyndall, un adorateur d’Hilter surnommé « le Fürher de Notting Hill », alors quartier populaire et multiculturel touché par des émeutes raciales en 1958 (en réaction, des immigrés caribéens créeront le carnaval de Notting Hill l’année suivante).

En 1963, Tyndall s’était fiancé à Françoise Dior, la nièce de Christian Dior, rencontrée lors d’une réunion du National Socialist Mouvement. Mais alors que Tyndall est en prison pour activités néo-nazis, F. Dior en profite pour se marier avec le meilleur ami de Tyndall (!), un certain Colin Jordan, néo-nazi fondateur de la White Defence League en 1957 (parti dissous en 1960 et qui s’alliera au National Labour Party pour former le British National Party, lui même dissous en 1967 pour laisser place au National Front). Jordan était même en taule avec Tyndall mais fut libéré avant ce dernier, libération dont il profita pour épouser F. Dior en express. Un mariage sans invités expédié à la mairie du coin mais qui ne passera pas inaperçu, comme le raconte le wiki de F. Dior (avant le mariage – pour son enterrement de vie de jeune fille ? -, elle colle des svastikas sur les murs de l’ambassade britannique de Paris). Quand Tyndall sort de prison six mois plus tard, les deux hommes sont brouillés mais, entre-temps, Dior et Jordan se sont séparés et les deux cocus néo-nazis refont cause commune. C’est dans ce contexte que le National Front est créé peu après…

Politiquement inexistant (dû à un manque de moyens, au bipartisme britannique et à la rhétorique dure des Conservateurs), le NF acquiert cependant une visibilité au début des Seventies grâce au militantisme de ses 50 branches et 18 000 membres, des nervis qui se clasheront régulièrement avec les organisations anti-fascistes et même des supporters de football. Au milieu des Seventies, Martin Webster, un jeune ex Conservateur violent et avide de publicité, reprend le puant flambeau. Webster décide de changer radicalement de stratégie en infiltrant le football anglais.

Sans entrer dans les détails (nous aurons l’occasion d’y revenir), Webster va suivre les exhortations d’un jeune militant déjà très expérimenté, Derek Holland. Ce dernier fréquente des fascistes italiens en cavale outre-Manche (car recherchés pour divers méfaits graves) et qui se sont nourris des conflits  politico-footballistiques entre Ultras de gros clubs italiens, querelles attisées par les partis extrêmistes transalpins, gauche et droite. Parmi ces fascistes, Roberto Fiore, recherché pour son implication présumée dans l’attentat de la gare de Bologne en août 1980 (85 morts, plus de 200 blessés. Fiore sera finalement acquitté. Il dirige aujourd’hui le parti néofasciste Forza Nuova qu’il a créé en 1997 et fut député européen de mai 2008 à juillet 2009, en remplacement d’Alessandra Mussolini).

A partir de 1978, Le NF délaissera la voie électorale, jugée vaine et terne, pour prôner le combat musclé sur le terrain. Pour ce faire, le NF va tout axer sur le recrutement de jeunes. Tout naturellement, ce positionnement amènera le parti à s’intéresser au football et à ses hooligans (« On peut faire beaucoup de choses avec un hooligan » aimait dire Webster. Voir ce documentaire BBC sur Millwall diffusé en 1977 ; Webster, à 26’20 : « We are very glad to recruit younsters who are of a robust disposition and who are willing and able to defend our legal activities from communist assault when necessary. I think there’s a lot you can do with a soccer hooligan. » Un docu commandité par Millwall pour montrer « qu’il était un club comme les autres » ; une initiative qui se retournera contre le club londonien).

Bientôt, le NF affirmerait sa présence dans, et autour, des stades britanniques.

Le football grand-breton, ses instances nous répètent à l’envi depuis vingt ans, est un modèle d’intégration pour les non-Whites. Et il est indéniable que le  chemin parcouru ces dernières décennies est colossal. Mais terre d’accueil, le Royaume-Uni ne l’a pas toujours été et on a peine à mesurer la gravité de la situation il n’y pas si longtemps.

La lecture de l’introduction de ce dossier est vivement recommandée.

Nous continuons notre exploration chronologique de l’histoire du football noir britannique débutée en novembre dernier (liens des volets précédents en bas d’article) avec quatre pionniers de l’entre-deux-guerres et l’après-guerre immédiat.

# 7. Alfred Charles (1909-1977)

Premier Noir non métissé à évoluer en Football League anglaise.

Attaquant/ailier arrivé en Angleterre de Trinidad & Tobago en 1932 pour travailler comme domestique d’un célèbre compatriote, le cricketeur Learie Constantine (ce dernier combattra ensuite le racisme en Grande-Bretagne – on lui avait notamment refusé une chambre d’hôtel à Londres en 1943 pour un motif racial – et deviendra en 1962 le premier Noir à être anobli. En 1969, il sera fait life peer et siègera à la Chambre des Lords du parlement britannique).

Dans un premier temps, Charles décide de rester dans le nord de l’Angleterre pour tenter sa chance dans le cricket. Puis, il se remet au foot et signe pour Burnley (D2) en 1933 mais ne dispute aucun match de championnat. Tout en exerçant la profession de… magicien, celui que la presse décrit comme un « technicien à la lourde frappe » joue ensuite dans des petits clubs de ce comté du Lancashire avant de signer à Southampton (D2) en janvier 1937. Il ne disputera qu’un seul match avec l’équipe première mais sera aligné en amical et avec la réserve. En 1938, il signe dans le club semi-pro de Stalybridge près de Manchester (là où Arthur Wharton, # 2, fut entraîneur-joueur en fin de carrière). Il restera vivre dans le nord de l’Angleterre jusqu’à sa mort.

Il faudra attendre 40 ans avant de revoir un joueur noir (Tony Sealy) dans l’effectif de Southampton. A l’époque, nous précise Don John (organisateur du Southampton’s Black History Month en 2006) dans cet article, c’est sans doute l’effet de nouveauté qui préserva Charles du racisme ouvert, à l’instar d’autres Noirs avant lui, notamment Andrew Watson, # 1 (« Il y avait si peu de Noirs à Southampton en 1937 que les gens considéraient probablement Alf Charles comme un objet de curiosité »).

# 8. Gil Heron (1922-2008)

Premier Noir à porter les couleurs du Celtic, même s’il est possible que d’autres précédèrent ce Jamaïcain, voir ici.

Si Heron n’a pas laissé une trace footballistique marquante outre-Manche (une douzaine de matchs en Ecosse – surtout en League Cup – et un bref passage à Kidderminster en non-League anglaise), il fut, comme l’écrit Brian Wilson dans le Guardian, « the first black player to capture the imagination of Scottish football fans », le premier Noir à avoir exercé une certaine fascination sur les supporters écossais et du Celtic [1]. Trois décennies plus tard, certains d’entre eux porteront le maillot des Hoops aux concerts britanniques de son fils, le légendaire musicien-poète américain Gil Scott-Heron, surnommé « The Godfather of rap » et considéré comme le père du rap engagé, notamment pour l’iconique et puissant The Revolution Will Not Be Televised (clip dans le lien ci-dessus).

En 1946, avec les Detroit Wolverines, il est sacré meilleur buteur (15 buts en 8 matchs !) de la minimaliste et très éphémère North American Soccer Football League (détails). Classieux, fin technicien et rapide [2], il impressionne les scouts du Celtic lors d’une tournée nord-américaine et est recruté à l’été 1951. Il marque dès son premier match (de League Cup) devant 40 000 spectateurs mais est jugé physiquement trop tendre pour le haut niveau et se retrouve cantonné à la Coupe de la Ligue et la réserve (avec laquelle il claquera 15 buts en 15 matchs).

La saison suivante, il est transféré à feu Third Lanark en D1 écossaise (voir ce superbe clip sur les vestiges de son mythique stade, Cathkin Park) où il claque 5 buts en 7 matchs de Scottish League Cup, puis dans le club semi-pro anglais de Kidderminster Harriers où il enquille 16 pions en une demi-saison. Début 1954, il retourne dans le club de ses débuts, le Detroit Corinthians, et restera vivre aux Etats-Unis.


La nature a repris ses droits : Cathkin Park et son jardin public avec Populaires

Ce récent article nous offre un éclairage nouveau sur la carrière de Gil Heron, en particulier sur sa période états-unienne (marquée par le racisme) et sa personnalité. Le passage sur sa soi-disante aversion au froid et son supposé manque d’engagement physique (« trait » relevé également ici) est un grand classique de l’histoire des stéréotypes du football britannique. Ces deux idées reçues, solidement ancrées dans l’inconscient collectif et les mentalités de l’époque, faisaient partie de la panoplie de clichés – nourris par la peur, la bêtise et l’ignorance – qui collèrent aux footballeurs noirs pendant un siècle au Royaume-Uni, de l’avènement du football professionnel (voir Arthur Wharton, # 2) aux années 1990. Développé in extenso, c’est le mythe du footballeur noir flambeur, inconstant, peu fiable, nonchalant, intellectuellement limité, mentalement fragile, qui craignait l’hiver, redoutait le jeu rugueux et manquait globalement de bottle (assurance/cran/gnaque) et de fighting spirit pour s’acclimater au football britannique.

Un gargouillou de préjugés sans fondement (ou plutôt si, cf la matrice idéologique du racisme scientifique, voir ici) et d’une absurdité d’autant plus consternante que les prouesses des athlètes et boxeurs noirs de l’époque (ou les footballeurs-boxeurs, tels Arthur Wharton ou même Gil Heron) contredisaient avec panache cette image « chiffe molle » que les propagateurs de ces aberrations cherchaient à véhiculer. Quant au lieu commun du Noir incapable de composer avec le froid et les terrains boueux, la réalité le faisait voler en éclat : la majorité des Noirs du football anglais post années 1960 étaient nés ou avaient grandi en Angleterre et savaient donc parfaitement ce qu’était un hiver rigoureux ! Idem pour Gil Heron, qui passa son adolescence au Canada et vivait à Détroit avant son expérience britannique (il est par ailleurs intéressant de noter qu’une version 2.0 de ce cliché climatique visera une certaine catégorie de footballeurs étrangers dans les années 1990, essentiellement celle des « artistes provenant de pays chauds ou considérés comme tels », e.g David Ginola ; un poncif symbolisé par le fameux « He is decent/good but can he do it on a cold December night in Stoke? »).

# 9. Roy Brown (1923-1989)

Premier grand joueur noir de l’après-guerre.

Né en 1923 à Stoke-on-Trent, ce fils d’un Nigérian et d’une Anglaise rejoint Stoke City (bonne cylindrée de D1) à 14 ans, d’abord comme petite main chez les Potters (notamment chargé d’allumer les braséros qui réchauffe la pelouse les jours de match en hiver) puis comme stagiaire (on disait apprentice à l’époque, scholar aujourd’hui).

Pour cause de Seconde guerre mondiale, il ne débute en équipe première qu’à 23 ans (il jouera cependant en Wartime League). Très rapide et doué de la tête, il évolue à Stoke City (D1) de 1946 à 1953, le plus souvent comme arrière-central, mais aussi avant-centre. Pour sa première saison à Stoke, il a comme coéquipier l’immense Stanley Matthews, premier Ballon d’or (1956). Auteur de 14 buts en 74 matchs.

Quand Stoke descend en D2 en 1953, Brown file à Watford en D3 où il affichera une plus grande polyvalence encore (arrière-central/ailier/avant-centre). Il fera le bonheur des Frelons pendant cinq saisons (40 buts en 142 matchs) et finira sa carrière avec les semi-pros de Chelmsford City.

# 10. Lindy Delapenha (1927-     )

Né le 25 mai 1927 à Kingston dans un milieu aisé, Delapenha fut le premier Jamaïcain à jouer professionnellement en Football League anglaise et le premier Noir à devenir Champion d’Angleterre avec son club (Portsmouth), pays où il connut un succès retentissant pendant quatorze ans de professionnalisme, dont dix au plus haut niveau.

En novembre 1945, ce sportif extrêmement talentueux dans une dizaine de disciplines (dont boxe, cricket, tennis, golf, natation, et surtout athlétisme, il refusera même une sélection britannique en sprint aux J.O de 1948, pour se concentrer sur le football) part en Angleterre pour servir dans l’armée de terre britannique, avec l’ambition de devenir footballeur pro par la suite. Il est affecté dans le régiment réservé aux jeunes sportifs de haut niveau.

Alors qu’il est posté en Palestine, un scout le repère et lui trouve un club de D1, Portsmouth (il n’y avait pas de football en Angleterre début 1946 et, en préparation de la reprise de la Football League fin août 1946 après une interruption de six saisons, des scouts furent chargés de parcourir le monde pour dénicher des joueurs talentueux, les effectifs professionnels ayant été décimés par la guerre).
En avril 1948, après un essai concluant à Portsmouth, cet ailier droit/deuxième attaquant très rapide (10,1 aux 100 yards) et doté d’une grosse frappe signe un contrat professionnel. Pour un premier club, c’est un coup de maître car c’est l’âge d’or de Portsmouth qui cartonne en championnat et évolue régulièrement à domicile devant presque 40 000 spectateurs. En 1949 et 1950, il devient double champion d’Angleterre avec Pompey (il n’était toutefois pas titulaire).

En 1950, il est transféré pour 12 000 £ à Middlesbrough, honnête cylindrée de D1, où il évoluera jusqu’à 1958 (D2 à partir de 1954). C’est chez les Smoggies que sa carrière anglaise va s’épanouir, ainsi que sa vie sentimentale. Dans le North East, il épousera une institutrice du coin, avec qui il aura trois enfants. Pour ne pas la « déraciner » dans le North West, il déclinera une offre de 26 000 £ faite par Manchester City en 1954 – somme proche des records britanniques de l’époque, autour de 35 000 £.

Rapidement, il devient la coqueluche du public d’Ayresome Park qui se délecte de son tandem avec la Boro legend Wilf Mannion, dont la statue trône aujourd’hui devant le Riverside Stadium. Très prolifique malgré sa position excentrée, Delapenha est sacré meilleur buteur du club à trois reprises. A partir de 1955, il sera associé à un autre canonnier hors pair : Brian Clough (197 buts/213 matchs pour Boro – en D2), avec lequel il se liera d’amitié. Son bilan comptable est impressionnant pour un ailier : 93 buts en 270 matchs.

Malheureusement, à 31 ans, une série de blessures l’oblige à rétrograder en D3, à Mansfield Town, où il finit sa carrière professionnelle en 1962 en régalant toujours le public sur son aile (27 buts en 115 matchs). Après un peu de rab en semi-pro et en amateur, à 37 ans il repart en Jamaïque où il deviendra commentateur radio & TV, directeur des sports de la chaîne principale et présentateur, jusqu’en 1997. En 1998, il est intronisé au Jamaica Sports Hall of Fame.

Delapenha a dit avoir été relativement épargné par le racisme (il en parle à la fin de cette interview) mais alors qu’il vit en Angleterre, les premiers bateaux de migrants jamaïcains et des Antilles Britanniques arrivent au Royaume-Uni, dont le célèbre Empire Windrush, symbole métonymique – la « Windrush Generation » – des vagues d’immigration à venir et des débuts du multiculturalisme outre-Manche. Les effets de cette mutation profonde [3] de la société britannique révolutionneraient bientôt son football.

Kevin Quigagne.

Les volets précédents :

(1) Introduction. Les premiers Blacks du football britannique
(2) Andrew Watson. Les premiers Blacks du football britannique
(3) Arthur Wharton. Les premiers Blacks du football britannique
(4) John Walker et Walter Tull. Les premiers Blacks du football britannique
(5) Jack Leslie et Eddie Parris. Les premiers Blacks du football britannique

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[1] Même s’il convient de souligner que John Walker, # 3 dans cette série, fut culte bien avant Gil Heron, au point d’avoir son fan club à Hearts… en 1899 !

[2] Il sera surnommé « The Black Arrow » (la Flèche Noire) ou « The Black Flash » (l’Eclair Noir) par la presse écossaise. Ce dernier surnom sera également donné au Sud-Africain Albert Johanneson (Leeds United, 1961-1970), le premier Noir à avoir disputé une finale de FA Cup – en 1965 – et celui qui subira jusque là le plus violemment le racisme et les préjugés, triste résultante du contexte changeant de l’époque. Johanneson, c’est aussi l’un des destins les plus tragiques du football britannique, raconté dans le superbe livre The Black Flash dont j’ai parlé plusieurs fois dans Teenage Kicks, notamment ici et ici.

[3] Des mutations profondes que j’évoquais ici en parlant d’Albert Johanneson et d’autres. Portraits de tous ces pionniers à suivre, puisqu’on arrive doucement aux années 1950-1960.

Il y a trente ans cette semaine, s’achevait la plus longue grève de l’histoire du Royaume-Uni, celle des mineurs (du 5 mars 84 au 3 mars 85). Un long et violent combat contre le gouvernement Thatcher où le football fut parfois de la partie.

L’intro est ici. A voir cette superbe galerie photos du Liverpool Echo ainsi que celle-ci.

Une communauté, deux ennemis

Comme un peu partout ailleurs au moment de la grève, la communauté minière d’Easington (Easington Colliery) est scindée en deux groupes distincts : les grévistes et les « scabs », les jaunes. Et comme partout ailleurs, les jaunes y sont haïs. Ils doivent se rendre à la mine escortés et franchir les piquets de grève en bus grillagé, sous protection de la police.

Le scab est bien plus qu’un jaune : c’est l’ennemi, le traître, le suppôt de Thatcher. On tague scab en gros sur les murs de sa maison, on vandalise sa voiture et insulte sa famille. A l’école, s’ils y vont encore, ses gosses rasent les murs. Quand les grévistes doivent se contenter d’aides sociales dérisoires, de collectes et de la solidarité internationale (dont celle des mineurs français, qui envoient de l’aide alimentaire), les scabs eux, « roulent sur l’or » et partent en vacances. Au sein de la communauté minière, la polarisation est extrême.

L’autre ennemi honni est la police. L’Angleterre a encore fraîchement en tête les émeutes de 1981 et les méthodes policières souvent illégales. Les mineurs connaîtront aussi leur lot d’affrontements violents avec la police (Orgreave en juin 1984, près de Sheffield, sera le théâtre de la bataille syndicale la plus emblématique du mouvement [1]). Ces brutalités passent d’autant moins que le peuple ouvrier a le sentiment que les policiers traitent les hooligans avec bien plus de respect (voir article TK).

Le football, ciment d’une communauté divisée

Au milieu de ce sombre tableau, un rayon de soleil : le club corpo de la mine, le Easington Colliery AFC. Presque naturellement, le football va rapidement s’imposer comme un vecteur d’espoir et d’unité, de solidarité même. Avant la grève, on jouait au foot une fois par semaine. Après deux mois de grève, on tape le cuir tous les jours. Le club sert même de centre névralgique et de cantine pour les familles dans le besoin. Et chose impensable, certains scabs et policiers y sont tolérés. Le temps d’un match, on oublie les rôles de chacun.
Barry Harper (oncle de Steve Harper, gardien de Newcastle United de 1993 à 2013), 66 ans aujourd’hui et l’ex cheville ouvrière du centre de loisirs de la mine, dans une interview diffusée à la télévision régionale (BBC Tyne & Wear) en avril 2014 :

« Le football a toujours été vital ici et arrivé le samedi après-midi, on oublie tout et on joue. Sans le football, beaucoup ici auraient été perdus. En fait, la grève nous a fait jouer au foot bien plus souvent qu’avant, les plus jeunes mineurs y jouaient presque tous les jours. »

Jeff Cranson, mineur gréviste solidement engagé dans la lutte, confirme et précise que le soutien n’était pas que moral pour les meilleurs joueurs du club :

« Le midi, on se retrouvait au Welfare Centre [centre d’aide sociale où étaient mis en commun les dons et la nourriture] pour y manger un morceau et l’après-midi, on disputait souvent un match. Pour moi qui avais trois enfants, c’était peut-être encore plus dur que pour les plus jeunes ou les célibataires, toute une année sans salaire, on tirait la langue. Mais il fallait passer par là, c’est notre gagne-pain, notre vie qu’on défendait. Je jouais dans l’équipe première de la mine, on disputait la County Cup et on se débrouillait bien, pas mal de monde venait nous voir et je touchais un peu d’argent grâce à ça. Sans le football, je ne sais pas si j’aurais tenu le coup. »


Jour de manif dans les rues d’Easington, 1984

Tommy Garside, un autre mineur gréviste et crack de l’équipe, acquiesce :

« La grève des mineurs fut terrible pour la communauté, elle coupa la ville en deux et parfois même les familles. Il arrivait d’assister à des incidents intra-familiaux qui en disaient long sur l’état de tension général, par exemple des pères non-grévistes qui se faisaient traiter de “putain de sale jaune” par leur propre fils devant tout le monde, dans la rue ou ailleurs. La division, c’était la stratégie numéro un de Thatcher et du National Coal Board. On promettait telle grosse indemnité de licenciement à tel site et le contraire à d’autres, on nous disait que telle mine allait fermer mais pas celle d’en face parce qu’elle était soi-disant plus rentable, tout ça pour semer la discorde et faire voter la reprise du travail avec des engagements bidons. Bref, le gouvernement cherchait à braquer les uns contre les autres et affaiblir le mouvement. Nos amis devinrent parfois nos ennemis.

[…]

Heureusement, ici sur Easington, le football a toujours beaucoup compté et il a agi comme un ciment, en permettant à la communauté de ne pas se disloquer complétement. Grâce à la solidarité, aux dons, aux collectes diverses et grâce aux matchs de foot pour beaucoup, comme spectateur ou joueur, on a tenu bon. Certains non-grévistes étaient tolérés, on jouait plutôt contre eux qu’avec eux et surtout dans les matchs officiels, championnat de District et County Cup mais il nous arrivait de les inclure dans notre équipe du week-end. La plupart d’entre nous savaient respecter cette parenthèse. Y’avait même des flics qui ont joué pour nous si on avait des blessés ou autre. Et pourtant, on les haïssait. »

Tel le policier George Curry, qui raconte :

« Les gars m’acceptaient car j’étais du coin et je les comprenais même si je ne m’exprimais pas trop là-dessus. Je me déplaçais en bus avec eux le week-end et j’ai parfois dû fermer les yeux sur certains trucs illicites, comme le jour où l’un des joueurs a repéré un tas de bûches de chauffage près d’une station service [destinées à la vente] et que tous les gars sont descendus pour les piquer. Enfin, fallait bien se chauffer… »

La mort de la vieille gauche britannique

L’arrêt de la grève et la reprise du travail furent votés le 3 mars 1985 à Londres, à 52 %, par les 189 délégués du National Union of Mineworkers. Aucun accord n’ayant pu être signé ou compromis trouvé avec l’organisme de tutelle, le National Coal Board, l’avenir immédiat s’annonçait très incertain pour les quelques 200 000 mineurs du Royaume-Uni. 25 000 emplois seront supprimés avant la fin 1985, et 130 000 autres d’ici 1992.
Arthur Scargill, le virulent leader du NUM, s’estimant lâché par le Parti travailliste (« Neil Kinnock [leader du Labour Party et fils de mineur, nda] a trahi les mineurs », déclara-t-il), hurla au complot politico-médiatique et s’éleva contre l’acharnement judiciaro-policier tout en exhortant ses troupes à continuer le combat, au niveau local cette fois.

Thatcher avait donc triomphé et mené à bien sa lutte des classes à elle. Une victoire à la Pyrrhus pour beaucoup, tant son gouvernement avait engagé des coûts humains et matériels sans précédent dans l’histoire sociale du pays (entre 7 millards £ de l’époque – chiffre officiel du National Coal Board – et 27 milliards £, chiffre des organismes/médias de gauche et incluant le coût estimé de la privatisation).

Mais l’addition finale n’était sans doute qu’une préoccupation secondaire pour Thatcher puisque l’objectif numéro un avait été atteint : réussir sur le seul terrain véritablement décisif, celui de la politique. Ce succès marquait une rupture avec le passé et un tournant historique pour le pays : les derniers vestiges de la gauche traditionnelle – idéologique, antilibérale, syndicaliste, militante – étaient en voie de décrépitude avancée.

La Dame de fer fêta l’extinction de la vieille garde socialiste en distillant les bons mots, comme celui-ci en mai 1987 : « We are well on the way to making Britain a country safe from socialism. » (« Nous sommes en bonne voie d’avoir débarrassé la Grande-Bretagne du socialisme. » Citation complète dans cet article). Ou le notoire « There is no such thing as society. » de septembre 1987, aphorisme darwinien qui préfigurait les politiques à venir, notamment la « Big Society » de David Cameron en 2010, officiellement définie ainsi : « Integrating the free market with a theory of social solidarity based on hierarchy and voluntarism. Conceptually it draws on a mix of conservative communitarianism and libertarian paternalism. » (en clair : ne comptez pas sur l’État, démerdez-vous tout seul).

Les mineurs licenciés au cours des Eighties et Nineties touchèrent des indemnités proportionnelles à l’ancienneté, souvent qualifiées aujourd’hui de « généreuses » – car elles pouvaient atteindre 30 000 £ de l’époque – mais la réalité est bien plus nuancée, voir REDUNDANCY PAY FACTS ici.

Au 1er janvier 1995, le secteur minier avait été entièrement privatisé. Le Royaume-Uni est toujours un gros consommateur de charbon (à 80 % importé), il sert principalement à alimenter ses centrales thermiques qui fournissent plus du tiers des besoins nationaux en électricité. Il reste environ 2 000 mineurs de fond au Royaume-Uni (bientôt 600), répartis sur trois sites miniers dans le Yorkshire et Nottinghamshire. L’extraction se fait surtout aujourd’hui dans une trentaine de sites à ciel ouvert, dont la moitié en Ecosse.

Une communauté « vide de sens »

Le dernier puits a fermé depuis longtemps à Easington (1993) et le canton ne s’est jamais relevé de la brutale fermeture des mines. Au contraire d’autres bassins houillers, notamment Dearne Valley dans le South Yorkshire qui bénéficia, entre autres aides publiques, des subsides européennes.

Les hypothèses ont fusé pour expliquer l’échec global des tentatives de régénération : trop forte dépendance au charbon, manque de planification de l’après-mine, moins d’atouts qu’ailleurs, insuffisance criante d’investissements publics, absence de piston politique. Tony Blair a beau avoir été député de la circonscription voisine de Sedgefield pendant 24 ans (les Travaillistes ont toujours cartonné localement : 80 % aux Législatives 1997 sur la circonscription d’Easington, 59 % en 2010), les politiciens ont depuis longtemps décrété ce ward (canton) d’Easington cause perdue. Pas même sacrifié sur un quelconque autel, non, simplement oublié, abandonné, rendu invisible. C’est une localité meurtrie, cassée, une communauté dépecée de sa substance. Une communauté « vide de sens », pour paraphraser la lugubre prophétie d’Arthur Scargill.

Les mineurs partis, mis sur la touche ou on the scrapheap (au rebut) selon la cruelle expression consacrée, sont arrivés des « étrangers du cru », des sortes d’immigrés de l’intérieur, britanniques de souche mais différents. Des familles « à problèmes », draînant avec elles leur habituel et désespérant cortège de détresses multiformes : décrochage scolaire, extrême précarité, drogue, alcool, désoeuvrement, délinquance. Une catégorie considérée comme insoluble dans un milieu minier traditionnel, transbahutée ici par les services sociaux des villes avoisinantes. Oh, pas tant de familles que ça mais suffisamment pour achever de fragiliser le restant de structure, assez pour laisser paupérisation et stigmatisation imprégner l’endroit.

Des familles relogées dans des maisonettes en briques retapées à la va-vite, des two-up, two-down (deux pièces en bas, deux en haut), le genre de micro-habitation marketée par les agences immobilières des coins chics de Newcastle ou Durham comme bijou character cottage et vendue 350 000 £. Ici, on pourrait en acheter douze pour ce prix-là. Il y a une dizaine d’années, on les donnait même, à de téméraires investisseurs visionnaires. Les repreneurs ne se bousculèrent pas au tourniquet et des rues entières furent condamnées (problème toujours d’actualité ; cf cet article, énième du genre, où le député local en appelle au gouvernement…).

Le wiki sur ce bout d’Angleterre parle pudiquement de unemployment blackspot. Les quelques travailleurs polonais égarés sont plus directs : « On se croirait en Silésie, sauf que y’a plus de boulot là-bas », disent-ils parfois, mi amusés, mi surpris de découvrir de tels lieux ici, loin de cette Angleterre de carte postale qu’on leur vend au pays, l’Angleterre prospère et riante des séries TV. Les auteurs du best-seller Crap Towns (Villes de merde) ne s’embarrassent pas non plus de précautions sémantiques : ils ont élu Easington l’une des pires villes du pays, « un coin pour lequel auraient même pitié les habitants de Luton, Hull ou Middlesbrough », résument-ils caustiquement.
Ici, « L’héritage industriel » n’est pas qu’une belle expression pour touristes-sociologues en mal de romantisme houiller. Cet enfoiré de patrimoine tout rouillé a laissé des traces et s’obstine à faire dérouiller. Depuis 1985, plus de 14 000 hommes (et femmes, 15 % du total) sont morts du mésothéliome et de cancers liés à l’amiante dans le North East, et l’hécatombe continue. Un chiffre qui ne comprend pas toutes les saloperies mortelles que les services médicaux et autres cabinets d’avocats spécialisés sur ce créneau ne peuvent formellement attribuer à cet héritage toxique.

La Dame de fer ? Rust In Peace

On entend parfois des économistes nous expliquer avec enthousiasme et légèreté, comme on nous annoncerait l’arrivée du printemps, que la « quatrième révolution industrielle » est en marche, inarrêtable. Le rouleau-compresseur du big data, de l’intelligence artificielle, de la computérisation-robotisation à outrance qui améliore nos vies tout en précarisant et menaçant l’emploi. Dans des villes comme Easington, on encaisse cette claque « virtuelle » et subit le rythme (l’algorithme ?) effréné des évolutions technologiques en silence, sans broncher. Forcément silencieusement, comment pourrait-il en être autrement ? Ça fait un bail que la communauté a perdu sa voix.

Pourtant, doucement, la ville revit et se régénère à sa manière, plus physiquement qu’économiquement. A l’automne dernier, le Conseil Général du comté de Durham a enfin approuvé la transformation définitive des 27 hectares de l’ancienne mine en réserve naturelle. Une nouvelle qui aura au moins ravi les canards et crapauds du coin.

Le 9 avril 2013, au lendemain du décès de Margaret Thatcher, des processions défilèrent spontanément en mode carnaval dans les rues des villes de la circonscription d’Easington. On y sabra le champagne discount et y parada une Maggie en cercueil avant d’embraser un bûcher sous les vivas de la foule. Et on se remémora probablement les luttes d’antan et peut-être aussi les matchs de foot entre grévistes, flics et scabs, en versant quelques larmes. Les sanglots de la délivrance sans doute.

Kevin Quigagne.

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[1] Sur ce sujet de la bataille d’Orgreave, pour mieux comprendre le contexte mineurs vs police de l’époque, lire cet article de David Conn qui établit un parallèle entre Orgreave et Hillsborough (et plus récemment). Dans les deux cas, l’état-major de la police du South Yorkshire fabriquera de toutes pièces des preuves contre les mineurs/supporters. Trente-et-un après, Orgreave est toujours en quête de vérité et justice, tout comme Liverpool.

Il y a trente ans aujourd’hui, s’achevait la plus longue grève de l’histoire du Royaume-Uni, celle des mineurs (5 mars 84 – 3 mars 85). Un long et violent combat contre le gouvernement Thatcher où le football fut parfois de la partie.

On a coutume de dire, en forçant parfois un peu le trait, que le football s’immisce volontiers dans les évènements historiques au Royaume-Uni. Exagération ou pas, il est indéniable que les liens entre le football et la grève des mineurs de 1984-1985 sont riches et variés. Logique me direz-vous, tant les passerelles entre football et industrie minière sont, ou plutôt étaient, foisonnantes.

L’histoire que j’ai choisie de vous raconter, celle d’une communauté déchirée par la grève et en partie réconciliée par le football, est puisée dans le vécu de la ville minière d’Easington, située au sud de Newcastle (North East), un environnement que je connais pour y vivre et travailler depuis plus de vingt ans, d’abord dans le South Yorkshire (Sheffield) puis dans le North East. Mais avant tout, plantons le décor.

A.S : Teenage Kicks n’a pas soudain décidé de concurrencer les Échos ou le Diplo. Ce premier volet est avant tout une mise en contexte pour la deuxième partie qui traitera essentiellement de football. Le tout était trop long pour le publier d’un seul jet.

A voir : cette superbe galerie de photos sur la grève.

L’adversité comme source de motivation suprême

Tout d’abord, un rappel pas forcément inutile : une quantité phénoménale de footballeurs/managers britanniques furent mineurs de fond, tâtèrent de la mine ou évitèrent in extremis cette voie. Parmi les plus illustres, citons Billy Meredith, Herbert Chapman, les frères Bobby & Jack Charlton, Jackie Milburn, Matt Busby, Bobby Robson, Gerry Hitchens, Jock Stein, Bob Paisley et Bill Shankly. Rien que le club du village minier où Shanks grandit forma cinquante professionnels !

Une plaisanterie des années trente, déclinée ensuite en de multiples versions, disait que pour dégoter de bons footballeurs dans les bassins miniers, il suffisait au président du club professionnel local de se rendre à la houillère du coin, se positionner en haut d’une fosse et gueuler : « J’ai besoin d’un défenseur et d’un avant-centre » pour qu’un tas de têtes casquées remontent à la surface.
Dans plusieurs régions britanniques [1], le public fut longtemps constitué d’une forte proportion d’hommes associés de près ou de loin à la mine. Sans bien sûr exagérer la portée actuelle, forcément limitée, de ce riche héritage, la connection football-mine se manifeste parfois encore plus charnellement, comme dans le cas du Stadium of Light de Sunderland bâti sur les galeries de Monkwearmouth Colliery (ici). Ce qui donne à des remarques du style « Danny Graham est vraiment au fond du trou » ou « Jozy Altidore va au charbon mais que dalle » une profondeur qui rendrait ce duo pied-nickelesque presque touchant.


Lampe de mineur géante et roue minière aux abords du Stadium of Light de Sunderland

D’une manière plus générale, les liens entre ballon rond et industrie sont à l’origine même du football britannique. Parallèlement aux conditions indispensables à son essor à partir des années 1860 (entre autres : harmonisation des lois du jeu, repos le samedi après-midi, développement du chemin de fer – voir dossiers TK ici et ici), pour que le football prenne véritablement son envol, il fallut qu’il soit porté par les grands acteurs de la révolution industrielle –  les capitaines d’industrie victoriens, les ouvriers, les syndicats. De fait, si on analyse la genèse du football à travers le prisme socio-économique, ce sport peut légitimement être considéré comme un pur produit des grandes conquêtes sociales de l’époque.

Des débuts du football professionnel au Royaume-Uni (1885 en Angleterre, 1893 en Ecosse) aux Seventies, des générations de jeunes mineurs chercheront coûte que coûte à devenir footballeur pro et notamment durant les années de marasme de l’entre-deux-guerres. L’extrême dangerosité et la dureté du métier poussaient ces Gueules noires à tout faire pour échapper à leurs conditions ; bouffer de la vache enragée est le meilleur des moteurs pour réussir, dit l’adage populaire, et le football représentait alors le seul « ascenseur social » pour ces jeunes-là.

Cette longue association entre football et mine a souvent été marquée par des gestes forts et/ou médiatisés, exprimés surtout pendant les grandes grèves (1912-1926-1972-1974-1984). Comme ces innombrables collectes d’argent autour des stades, ou Brian Clough [2] défilant au côté des mineurs en 1984 en appelant à la solidarité dans les médias (« Tous les supporters de football issus de la classe ouvrière devraient faire une donation au fond des mineurs »). L’historique football-mine est parsemé d’anecdotes croustillantes. Par exemple quand Jock Stein, ex mineur et le mythique manager du Celtic de 1965 à 1978, glissa un billet de 5 £ dans un seau de collecte alors qu’Alex Ferguson, qui l’accompagnait ce jour-là (et lui-même ouvrier syndicaliste des chantiers navals glasvégiens jusqu’à 23 ans), « oublia » de verser son obole… Le jeune Fergie fut alors dûment sermonné par Stein et s’empressa de s’exécuter ! Pendant la grève de 1984-85, Stein apostospha même durement les camions conduits par des « scabs » (non grévistes) chargés de transporter le charbon.


Brian Clough, vers 1994, défilant contre la fermeture de l’un des derniers puits du North Nottinghamshire

Le contexte général, côté mineurs

Le 5 mars 1984, la grève des mineurs démarre officiellement, à la suite d’une fermeture de puits dans le Yorkshire ordonnée par le gouvernement Thatcher via le National Coal Board, l’équivalent britannique des Charbonnages de France. La moitié des mineurs du Yorkshire arrête immédiatement le travail. Environ 200 000 mineurs sont concernés dans 180 sites miniers disséminés en Grande-Bretagne, même si tous ne seront pas grévistes. Officiellement, « seuls » 20 000 emplois sont menacés dans les années à venir (Thatcher dit vouloir fermer une vingtaine de puits considérés non rentables par son gouvernement – les mines étaient alors fortement subventionnées, à hauteur de 900 millions £ pour l’année 1983).

Toutefois, le seul syndicat de la branche, le puissant NUM – National Union Mineworkers –, est convaincu que l’objectif dépasse les 100 000 d’ici 1990 et qu’à court terme, l’objectif de Thatcher est de privatiser entièrement le secteur. L’avenir donnera raison au NUM (ainsi que des archives ministérielles de 1984 autorisées à la parution l’an dernier : 64 000 suppressions d’emploi étaient programmées d’ici 1987).

Mais pour l’heure, il s’agit de rassembler. Tâche délicate puisque cette grève est illégale, une majorité de mineurs adhérents y seraient opposés. Nul ne sait précisément quelle proportion, les dirigeants du NUM ayant refusé de faire voter la base. La démarche controversée et antagoniste du NUM annonce la couleur : cette grève risque d’être sanglante. Des heurts triangulaires police > mineurs grévistes > mineurs non-grévistes éclatent d’ailleurs dès les premiers jours, après que la police a profité de l’illégimité de la grève pour confisquer du matériel syndical et forcer les piquets de grève à laisser les non-grévistes travailler. Le 15 mars, un premier mineur décède, dans des circonstances tragiques. Malheureusement, ces affrontements ne sont que les trois coups qui annoncent le triste spectacle. Les tensions iront crescendo et les violences graves seront routinières.

Le contexte général, côté Thatcher

Non que tout cela perturbe terriblement Margaret Thatcher. Cette dernière a été plus habile que son prédécesseur conservateur, Edward Heath, en 1974 (les mineurs, unis, avaient fait plier les Conservateurs) et elle a tiré les enseignements des revers du passé. Euphémisme : la Dame de Fer fait de cette lutte une affaire personnelle et a le mors aux dents. Elle a même orchestré le clash, pour venger les siens : « Le dernier gouvernement Conservateur a été annihilé par les grèves des mineurs de 1972 et 1974, avait-elle confié à son ministre de l’Intérieur dès sa prise de pouvoir en 1979, et bien nous provoquerons une autre grève et nous sortirons vainqueur. »

Les mineurs jouissent alors d’une bonne image dans la société, admirative de leur immense courage. Thatcher a jaugé la robustesse de leur capital sympathie et sait qu’elle ne peut pas foncer tête baissée. D’autant plus qu’elle a déjà essuyé une avanie, en 1981, quand elle dut annuler un programme de fermetures de puits sous la pression du NUM. Mais elle sait aussi que les temps changent et que le zeitgeist joue en sa faveur.

Autant le Royaume-Uni avait émergé des Seventies sur les rotules (chienlit généralisée, inflation et taxation records, etc.), autant il donne l’impression d’avoir démarré les Eighties la confiance en bandoulière, même si certains indicateurs économiques ont viré au rouge vif (e.g le nombre de sans-emplois qui a doublé depuis 1979, dépassant les 3 millions en 1982). Le contraste avec la décennie passée est saisissant, notamment dans les mentalités.
L’époque est désormais au capitalisme décomplexé, ostentatoire. L’argent n’est plus sale et les devises provocantes des Yuppies, ces nouveaux démiurges de la pensée ultra-libérale, telle If you’ve got it, flaunt it » (allez-y, exhibez ce que vous possédez), s’imposeront comme les slogans tendances des Eighties. Quand la France marche au « Touche pas à mon pote », le Royaume-Uni carbure au “Greed is good” (la cupidité, c’est bien). La société britannique est en pleine mutation – la middle-class émascule progressivement la classe ouvrière – et Thatcher compte bien exploiter sa cote de popularité au zénith pour mater toute rébellion en s’octroyant le beau rôle.

Son objectif ultime va bien au-delà d’un simple combat personnel anti-mineurs : il faut envoyer un message fort aux syndicats, très militants, réduire leur influence et avoir ainsi les coudées franches pour réformer des pans entiers du droit du travail, à commencer par la législation sur les modalités et préavis de grève. In fine, il s’agit de mener à bien, le plus en douceur possible, le programme de démantèlement et privatisations-dérégulations des secteurs publics et entreprises d’état – British Gas, British Rail, British Telecom, etc. (les mines et tout le secteur de l’énergie avaient été nationalisés au sortir de la Seconde Guerre mondiale par le gouvernement travailliste de Clement Attlee et sont considérés par les Conservateurs comme des bastions gauchisants – « Je détestais ces programmes collectivistes de nationalisation de l’après-guerre. Il fallait redonner la liberté aux citoyens », fulminera Thatcher plus tard).

De l’art du conflit

La cuisante défaite des Travaillistes aux General Elections de juin 1983 (meilleurs résultats des Conservateurs depuis 1959) avait annoncé de fortes turbulences sociales et une radicalisation de certains secteurs. Du coup, Thatcher a anticipé : elle a fait stocker des réserves de charbon équivalentes à cinq mois de consommation, a demandé aux centrales thermiques de se tenir prêtes à utiliser des combustibles fossiles autres que le charbon (gaz, fioul, huiles) et a fait embaucher des routiers non syndiqués pour le transport entre dépôts. L’armée de terre est même en stand-by, au cas où. C’est la face visible de l’avant-combat.

En coulisses, Thatcher fourbit ses armes. Elle réunit régulièrement son état-major pour aiguiser au mieux sa deuxième lame, celle de la division. Elle sait que le moyen le plus efficace pour fragmenter ce bloc pour de bon est d’appliquer énergiquement la recette éprouvée du “Divide and rule”. Telle sera sa feuille de route, dresser les uns contre les autres. Thatcher a donc échaffaudé une série de stratagèmes visant à morceler le mouvement et le faire imploser de l’intérieur ; les négociations se feront puits par puits, les propositions de reclassement seront sélectives, les promesses faites à certains groupes ou puits seulement. Avec dans son arsenal clivant, quelques mesures particulièrement mesquines, des coups bas « ad hominen » lui reprocheront certains, telle la réduction des aides sociales aux familles grévistes.

La fille d’épicier réservera aux syndicalistes, et par extension à tous les mineurs grévistes, le même surnom qu’elle donnera aux hooligans : the enemy within, l’ennemi de l’intérieur.


A. Scargill s’amuse du masque porté par une manifestante

C’est loin d’être la première grève des mineurs mais celle-ci s’annonce particulièrement longue et âpre. Elle le sera : 362 jours, 11 morts, 20 000 blessés, 11 500 arrestations, 8 500 grévistes assignés en justice. Et au-delà des chiffres, des communautés entières décimées.
A la tête du mouvement, Arthur Scargill, l’ennemi juré de Thatcher, un syndicaliste marxiste jusqu’au-boutiste et président du NUM qui dirigera les opérations et organisera la résistance depuis son fief de Barnsley (20 kilomètres au nord de Sheffield), gros bassin minier et épicentre de la lutte.

C’est dans ce contexte bien particulier, « toxique » dirait-on aujourd’hui, que se déroulent les évènements ci-dessous.

Easington : 10 000 habitants, 2 700 mineurs de fond

Printemps 1984, Easington & Easington Colliery, East Durham, 30 kilomètres au sud-est de Newcastle et 15 de Sunderland, l’un des bassins houillers alors parmi les plus productifs au monde. On appelle ces vastes zones des coalfields, littéralement « champs de charbon ». Les deux Easington forment une petite ville d’à peine 10 000 habitants où la plupart des hommes sont employés dans l’activité minière. On extrait tellement de charbon dans toute la région depuis le XVIIè siècle que la langue anglaise s’est dotée de l’expression suivante : To carry/take coals to Newcastle, approximativement « vendre de la glace aux Esquimaux ». Au sortir de la Grande Guerre, 275 000 hommes trimaient dans les mines autour de Newcastle, un actif sur trois et un quart du total britannique sur ce secteur.

Le North East (2 600 000 habitants) dut sa croissance spectaculaire au XIXè siècle à l’exploitation et l’exportation du charbon, directement ou indirectement. Ce minerai fut l’un des principaux symboles et vecteurs de développement de la révolution industrielle.
C’est grâce au charbon par exemple que les premières
locomotives au monde furent exploitées commercialement au sud de Newcastle, au départ purement pour des raisons pratiques d’acheminement du charbon (le rendement exponentiel des mines, étroitement liés aux besoins gargantuesques générés par l’industrialisation effrénée, exigeait des moyens autres que quelques chevaux tirant des wagonnets). Toute la richesse de la région découle de l’activité minière. Cette prospérité favorisera grandement l’essor de la construction navale (transport du charbon) et de l’industrie lourde. Elle permettra aussi à de géniaux inventeurs locaux d’émerger, tels George Stephenson (considéré comme l’inventeur du chemin de fer moderne), Joseph Swan (pionnier de l’électricité) ou l’ingénieur et industriel George Armstrong (hydroélectricité).

Malgré sa faible population, le canton d’Easington est aussi un mini hotbed du football, l’une de ces mini places fortes qui transpire le ballon par tous les pores. L’international anglais Adam Johnson (Sunderland) y a grandi ainsi que Paul Kitson (ex Leicester, Newcastle, Derby, West Ham), Alan Tate (ex Swansea), Kevin Scott (ex Newcastle) et Steve Harper, gardien de Newcastle de 1993 à 2013 ; le père d’Harper était mineur de fond et son oncle, Barry Harper, est une figure locale, arbitre et dirigeant de club (nous le retrouverons dans la seconde partie). Le film Billy Elliott a été tourné ici même [3].

Une communauté, deux ennemis

Comme un peu partout ailleurs pendant la grève, la communauté minière d’Easington (Easington Colliery) est divisée en deux groupes distincts : les grévistes et les « scabs », les jaunes. Comme partout ailleurs, les jaunes y sont haïs. Ils doivent se rendre à la mine escortés et franchir les piquets de grève en bus grillagé, sous la protection de la police. Le scab est bien plus qu’un jaune : c’est l’ennemi, le traître, le suppôt de Thatcher. On tague scab en gros sur les murs de sa maison, on vandalise sa voiture et insulte sa famille. A l’école,

A suivre.

Kevin Quigagne.

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[1] Principalement le South Yorkshire (Sheffield-Barnsley-Rotherham-Doncaster), le North East (Newcastle-Sunderland-Durham), le sud du Pays de Galles (Cardiff-Swansea-Newport), la ceinture centrale des Lowlands écossais (Ayshire-Midlothian-Lanarkshire) et le centre de l’Angleterre (Staffordshire-Derbyshire-Nottinghamshire).

[2] Brian Clough était un socialiste convaincu (au moins « de coeur » comme il disait*) qui, au cours de la grève de 1984-85, n’hésita pas à rendre visite plusieurs fois à des piquets de grève postés devant les mines. Un matin pendant la grève de 1972, il fit même conduire ses joueurs de Derby County (qui sera champion d’Angleterre deux mois plus tard) devant un puits et les força à se joindre aux piquets à l’entrée de la mine en leur disant : « Les gars, restez ici et discutez avec ces mineurs, vous verrez comme ils en bavent. Je veux que vous compreniez la chance que vous avez par rapport à ces gars qui doivent descendre dans les entrailles de la terre pour gagner leur croûte. Je vous laisse et quand je l’aurai jugé nécessaire, je demanderai au bus de venir vous chercher. » Et il était remonté dans l’autocar qui avait filé… Les joueurs s’étaient mêlés aux mineurs une bonne partie de la journée. Peu après, Clough avait fait envoyer aux grévistes une trentaine de billets d’un match de Derby County.

[*« Pour moi, le socialisme vient surtout du coeur. Je ne vois pas pourquoi seule une partie de la société pourrait boire du Champagne et habiter de belles propriétés. » De fait, Clough entretint avec l’argent une relation complexe et ambivalente]

[3] Billy Elliott, the Musical a été créé à Londres et diffusé live sur écrans (cinémas, salles de spectacles) à travers le Royaume-Uni il y a six mois. Elton John, qui a composé la musique, a subventionné le prix des billets dans la région d’Easington (fixés à 1 £) pour permettre au plus grand nombre de voir le show.

Ils ont été tournés ailleurs mais citons-les puisqu’ils ont la mine pour thème central : Pride (bande-annonce) et le sublime Brassed off (bande-annonce), un chef d’oeuvre du cinéma social tourné entre Barnsley et Doncaster (South Yorkshire).