Archive for octobre 22nd, 2013

Il y a 150 ans cette semaine, le lundi 26 octobre 1863, une poignée de passionnés se réunissaient dans un pub londonien, le Freemasons’ Tavern, pour fixer quelques règles communes de jeu. La première fédération de football au monde, la Football Association, était née et le football moderne avec.

Si vous visitez Londres, ne cherchez pas le Freemasons’ Tavern, il n’existe plus [1]. Mais sa legacy est universelle : les premières lois du jeu du football y ont été édictées et la Football Association y fut créée. Parmi les hommes à l’origine de cette révolution, deux dirigeants de club jouèrent un rôle déterminant : Ebenezer Cobb Morley (ci-dessous, à gauche) et Arthur Pember. A ce titre, ces deux pionniers injustement méconnus sont considérés comme les deux principaux pères fondateurs du football [2].

Une brève histoire de la FA en photos.

1830-1848 : l’élite scolaire prend les rênes

Avant les années 1830, et contrairement aux idées reçues, le football d’en bas existait bien, à une micro échelle (un jeu de balle, à tout le moins – on recense même un club créé en 1824 à l’université d’Edimbourg, The Foot-Ball Club [3]). Il s’était développé dès le 16è siècle parallèlement à la soule (appelée mob football ou folk football), ce combat de rue généralement considéré comme lointain parent du football (ou du hooliganisme, c’est selon) et perpétué avidemment en Angleterre lors des Mardi Gras turbulents (Shrove Tuesday) et jours fériés où les excès étaient de rigueur.

Toutefois, peu à peu, ce football allait s’éteindre (l’intensité de la révolution industrielle, ainsi que son dévorant besoin d’espace, lui portant notamment un coup fatal) et ce sont les universités et Public Schools, ces écoles privées réservées à l’élite et propriétaires de vastes domaines, qui reprennent le flambeau pour résusciter l’agonisant au milieu du XIXè siècle. Un problème majeur se pose alors à ces jeunes gens élevés dans un esprit victorien très compétitif : chaque école a son propre code (fluctuant), ce qui rend les rencontres inter-scolaires impossibles. La solution est donc d’adopter des règles communes à tous. Si le principe est simple, son application s’avèrera autrement plus compliquée.

Un autre élément souvent occulté va favoriser l’éclosion d’une codification unifiée : la révolution industrielle. L’industrialisation effrénée du pays – qui entraîne des bouleversements si soudains et profonds que Friedrich Engels comparera la révolution industrielle britannique à la révolution française – s’accompagne d’un changement radical des mentalités. A mesure que la société se civilise, les classes dirigeantes, puis le peuple, tolèrent de moins en moins la brutalité de ce sport qui ressemble alors bien plus à une violente forme de rugby qu’au football. Les nombreuses pétitions qui exigeaient la disparition de la soule deux décennies auparavant – « trop moyenne-âgeuse » se scandalisait-on – sont remplacées par des voix s’élevant contre ce football sauvage pratiqué dans les public schools et universités.

1848 : les Cambridge Rules, ancêtres des lois du jeu

Le besoin d’uniformisation des règles se fait pressant et c’est de Cambridge que vont venir les prémices du salut. La célèbre cité universitaire est alors pionnière en matière sportive et une forme de football très viril est prisée des étudiants du cru depuis des centaines d’années. La légende locale veut que le notoire Oliver Cromwell, sorte de Napoléon anglais (toujours aussi haï en Ecosse et surtout en Irlande 400 ans après), ait été un brillant footballeur pendant son embryon d’études à Cambridge au début du XVIIè siècle. L’un des poumons verts de Cambridge est Parker’s Piece, une vaste étendue de dix hectares où se pratiquent toutes sortes d’activités depuis des siècles, parmi lesquelles le football occupe une place de choix (Parker’s Piece revendique régulièrement la paternité du football « moderne et organisé »).

La statue de

La statue de W. Webb Ellis (inventeur contesté du rugby) devant Rugby School

Ce sont les dénommés Henry de Winton et John Charles Thring qui donnent les premiers l’impulsion pour une codification du football (JC Thring refera parler de lui, voir plus bas). En octobre 1848, au terme d’une réunion houleuse de huit heures à Trinity College, les Cambridge Rules [4] sont établies par quatorze étudiants de l’université issus de cinq lycées huppés (Eton, Harrow, Rugby, Shrewsbury et Winchester), chacun défendant le bien-fondé des règles de son alma mater.

Deux clans et philosophies de jeu s’opposent alors clairement : les anciens d’Eton College, partisans d’un football essentiellement pratiqué au pied (souvent appelé le dribbling game [5], développé vers 1845 et parfois joué à 11 v 11), et ceux de Rugby School, prestigieuse public school du centre du pays, défenseurs d’une version bien plus musclée du sport, un football rugbystique où l’utilisation des mains est généralisée (appelée le handling game, type de football que Rugby School codifia en août 1845, mais en interne seulement – ces 37 règles furent d’ailleurs publiées dans un livret intitulé « The Laws of Football played at Rugby School »).

Dans le compromis quelque peu boîteux qui émerge, c’est la vision policée des ex Etonians qui s’est imposée. Ces règles introduisent notamment une sorte de touche, les passes en avant (alors interdites), le coup de pied de but et un principe qui pose un jalon fondamental dans l’évolution formative du football :  l’interdiction de courir ballon en main.

1848-1862 : l’anarchie entraîne l’immobilisme

Las, en l’absence d’une instance nationale, une grande confusion règne et les Cambridge Rules tombent vite en désuétude, chaque établissement préférant conserver ses traditions, forcément meilleures que celles du voisin. Parfois, comme à Rugby School, les règles varient même d’une classe ou d’un groupe d’âge à l’autre…

Certaines pratiques en vigueur sont déroutantes et l’inexistence d’un semblant de norme est problématique, même le ballon peut considérablement varier d’un endroit à l’autre (question taille, poids ou même forme). A  Winchester School, les deux poteaux de buts doivent obligatoirement être… des joueurs. A Charterhouse School, les cloîtres servent de terrain et les piliers de buts. A Eton, Nottingham et autour de Sheffield, on peut scorer un « rouge » (le terme vient du hockey sur gazon, alors à la mode), un croisement complexe entre essai de rugby, corner et but (tout en sachant que le but peut s’étendre sur toute la largeur du terrain !).

avant, les beaux piliers servaient de buts

Les cloîtres de Charterhouse School : avant, les beaux piliers servaient de buts

Force est de constater que la période 1848-1862, après avoir beaucoup promis, a engendré l’immobilisme, voire la régression (les débats animés ayant ravivé quelques vieilles rancoeurs et fait naître de nouvelles). Un facteur explique cette inertie : les rapports entre écoles sont sous-tendus par de profonds préjugés et antagonismes. Eton prend Rugby de haut et considère leur rugueux football comme « vulgaire », tandis que Rugby juge celui d’Eton « efféminé ». Un snobisme de caste envenime les relations entre établissements. Les plus historiques et prestigieux, tels Eton ou Westminster, voient d’un mauvais oeil l’ascension d’écoles récemment créées qui, conjecturent-ils, cherchent simplement se faire un nom. Certains membres de la vieille garde refusent même d’affronter ces « arrivistes », ne considérant pas cet adversaire comme « de vrais gentlemen ». Ces rivalités hautaines et stériles vont stopper la progression du football, au moment où l’élaboration des Cambridge Rules aurait dû le faire décoller.

1862 : les prémices du schisme football-rugby

La standardisation des règles s’annonce d’autant plus difficile que, reflet de la révolution industrielle, de robustes régionalismes apparaissent, surtout dans le nord du pays, à la fois berceau de cette révolution et de l’essor du football (logique, puisque son développement est lié à la révolution industrielle).

En octobre 1858, les Sheffield Rules sont créées (ci-dessus – officiellement nommées Rules, Regulations & Laws of the Sheffield Foot-Ball Club). Inspirées des Cambridge Rules, elles seront progressivement modifiées et utilisées dans un vaste rayon autour de Sheffield jusqu’en 1877, coexistant avec les règles établies par la FA en 1863. En mars 1867, Sheffield crééra même sa propre fédération, la Sheffield Football Association, mais rentrera dans le rang dix ans plus tard (le seul exemplaire existant des Sheffield Rules, et qui appartenait à Sheffield FC, le plus vieux club au monde toujours en activité, a été vendu 881 250 £ aux enchères par Sotheby’s en 2011 –  voir clip. Un tournoi, disputé selon les Sheffield Rules, s’est récemment déroulé à Sheffield).

Sheffield FC

Sheffield FC, à sa création en 1857

En 1862, une version réactualisée des Cambridge Rules est élaborée par… John Charles Thring, le principal co-initiateur des Cambridge Rules 1848 et désormais enseignant à Uppingham School, une école progressiste qui a épousé avec enthousiasme les idéaux victoriens d’effort physique salutaire pour le corps et l’esprit. L’activité sportive, devenue synonyme d’ordre et de discipline, est alors en vogue mais doit désormais s’exercer dans un cadre structurant (c’est l’ère de la « masculinité victorienne »).

Ces nouvelles Uppingham Rules, appelées également « The Simplest Game » et similaires aux Cambridge Rules, réitèrent plusieurs points essentiels de 1848 en restreignant leur portée : l’interdiction de faire des crocs-en-jambe, de mettre des coups et d’utiliser ses mains hormis pour arrêter le ballon et le poser devant soi (avant de continuer l’action). Les footballeurs de Rugby et d’ailleurs qui militent pour un football rentre-dedans accusent le coup.

La situation semble donc se débloquer et c’est cette période favorable que choisit un certain Ebenezer Cobb Morley pour entrer en jeu. Mais pour convaincre les footeux pro-rugby que leur version du sport est moche et archaïque, ce bon Ebenezer va devoir entrer tête la première dans la mélée…

A suivre.

Kevin Quigagne.

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[1] Enfin si, mais plus dans son jus. Le superbe Freemasons’ Tavern, ancien QG art déco des francs-maçons anglais, fut transformé et rebaptisé Connaught Rooms en 1905, en l’honneur du Duke de Connaught, l’un des fils de la Reine Victoria. Ce lieu mythique situé tout près de Covent Garden est aujourd’hui le Grand Connaught Rooms, un centre réputé de réunions/galas/soirées/événementiel (qui compte parmi ses clients réguliers nombre d’acteurs du foot et sport anglais, dont la FA, la Football Supporters’ Federation, la Football Writers’ Assciation, la Sports Journalists’ Association, etc.). Samedi 26, la FA célèbrera le 150è anniversaire au Grand Connaught.

[2] Les frères Alcock (Charles et John), fils d’un riche armateur de Sunderland, jouèrent également un rôle clé dans le développement du football. Charles Alcock est notamment le fondateur des fameux Wanderers FC, sud de Londres – cinq fois vainqueur de la FA Cup – et surtout le créateur de la Football Association Challenge Cup (FA Cup), dont la première édition se déroula en 1871-72. Une version bien différente d’aujourd’hui : seuls 15 clubs y participèrent, tous londoniens ou région – sauf Queen’s Park FC, Glasgow – et 15 matchs furent disputés seulement. Wanderers FC remporta la première finale, devant 2 000 spectateurs et fut dissous en 1887 puis refondé en 2009. Ils évoluent en D12 et, avec 5 FA Cups dans leur trophy cabinet, possèdent probablement le plus beau palmarès au monde pour un club de quartier !

Par ailleurs, la FA a retrouvé quelques descendants des huit pères fondateurs et une cérémonie a eu lieu hier (21 octobre) en leur honneur à Wembley.

[3] Club créé par un étudiant, John Hope, et qui peut légitimement revendiquer le titre de premier club « structuré » au monde, même s’il n’exista que 17 ans. Ce club avait établi ses propres règles et compta jusqu’à 80 licenciés. Sheffield FC (actuellement en D8), est le plus vieux club non scolaire au monde, fondé en 1857 par des cricketters qui s’ennuyaient l’hiver venu (le cricket ne se pratique que d’avril à septembre en Angleterre – thank God serait-on tenté d’ajouter).

[4] Il ne reste malheureusement aucune trace écrite des Cambridge Rules, seule subsiste une version révisée datant approximativement de 1856. Elle est conservée à la bibliothèque de Shrewsbury School, lycée des deux instigateurs des Cambridge Rules, Henry de Winton et John Charles Thring.

[5] Dribbling = conduite de balle, dans ce sens (ce terme signifie aussi « technique de dribble » bien entendu). Ni tactique ni positionnement n’existait vers 1850-1860 (même jusqu’au début des années 1880 en Angleterre, au contraire de l’Ecosse, bien plus avancée dans ce domaine), le modus operandi consistant le plus souvent à balancer le « ballon » devant [une vessie de boeuf ou cochon] et courir en masse derrière. Quand un joueur parvenait à contrôler le ballon et filer vers le but, ses coéquipiers l’entouraient pour le protéger des brutalités.

Eton College et Harrow, où le dribbling game a été développé, souhaitaient voir émerger un football moins primitif et violent, avec peu de jeu à la main et basé sur la conduite de balle, mais pas encore sur la passe (passer en avant était interdit et passer latéralement ou en arrière était rare). Sans trop entrer dans les détails, la passe n’arrivera véritablement en Angleterre qu’au début des années 1880 grâce aux Ecossais (même si quelques clubs anglais, tel Sheffield FC, avaient réfléchi au problème avant QPFC – voir le wiki sur le Combination Game) et en particulier grâce au club avant-gardiste de Queen’s Park FC (Glasgow), tenant d’un amateurisme pur et dur – au point que certains de ses joueurs refusèrent des sélections nationales (tel l’Anglais JB McAlpine dans les années 1920). Une dizaine d’années avant tout le monde, QPFC utilisa des dispositifs de jeu révolutionnaires pour l’époque (fin des années 1870), notamment le 2-3-5 alors que les clubs (anglais surtout), si d’aventure ils utilisaient un semblant de schéma tactique, jouaient en 2-2-6. Le 2-3-5 se généralisera à partir des années 1890. Quand les clubs anglais recrutèrent en masse des joueurs écossais, à partir de 1880, ces derniers introduisirent le jeu de passe en Angleterre.

Alors,

a) pourquoi les Anglais firent-ils venir des Ecossais ? et

b) Pourquoi les Anglais n’avaient-ils pas développé le passing game ?

a) Parce que les Ecossais, qui maîtrisaient le jeu de passe, étaient meilleurs que les Anglais et les clubs anglais les payaient généreusement, même avant la professionnalisation en 1885. Le football ne fut professionnalisé qu’en 1893 en Ecosse et dès l’essor du sport en Angleterre à partir des années 1880, beaucoup d’Ecossais irent jouer chez le voisin anglais, surtout dans le Nord. Le surnom du club de Queen’s Park FC, The Spiders, est tiré du jeu de passe « en toile d’araignée », cette toile qu’ils tissaient pour étouffer leurs adversaires (une autre version plausible et largement répandue sur l’origine de leur surnom existe – ici par exemple – mais il semblerait qu’elle ne soit pas avérée. Il convient toutefois d’être prudent avec ces versions, l’histoire du football vers 1870 se transmettant principalement de manière orale, surtout pour les questions de moindre importance comme le surnom).

b) Car la vieille garde, tenante d’un amateurisme pur et dur, considérait la passe comme un acte « lâche » et « contre l’esprit du jeu ». La professionnalisation et le fort apport de joueurs écossais feraient vite disparaître ces idées victoriennes faussement nobles.