Il y a 120 ans, le 3 septembre 1892, Liverpool FC disputait le premier match de championnat de son histoire. Deux cents spectateurs assistèrent à la correction (8-0) infligée par les Reds à Higher Walton en Lancashire League à Anfield, stade occupé ces huit dernières années par… Everton ! Des Reds qui portaient le maillot bleu et blanc des Toffees, et ce pour quatre ans encore. Un anniversaire qui mérite un retour sur la plus insolite et acrimonieuse création de club du football anglais. En route pour une longue plongée dans le Liverpool glauque de l’ère victorienne.

A l’origine de la fondation du Liverpool Football Club, le principal Founding Father of Merseyside football : John Houlding (1833-1902). Un saint homme responsable à lui seul, excusez du peu, du développement d’Everton FC au tout début des années 1880 et de la naissance de Liverpool FC le 15 mars 1892 (lire le reste de l’introduction ici).

Suite du deuxième épisode (pas totalement illogique vu que c’est le troisième volet).

[Vous faites comme vous voulez mais on recommande de cliquer sur les photos]

Everton détrône The Invincibles

Saison 1889-90, Anfield (ici) est devenu un vrai stade d’une capacité d’environ 18 000 places, avec quatre tribunes, entièrement financées par Houlding. Une presse dithyrambique salue ce triomphe de l’ingénierie britannique.
Tout comme elle s’extasie pour… le filet de but, inventé cette même saison par l’ingénieur liverpudlien John Brodie et rendu obligatoire en 1891.

Fin mars 1890, Everton finit 2è de Football League, derrière les Invincibles de Preston North End qui signent leur deuxième titre d’affilée. Un PNE qui allait cependant vite passer la main à Everton et surtout au Big Two des années 1890 : Sunderland et Aston Villa (huit titres de Champion d’Angleterre à eux deux).

Un an plus tard en effet, en avril 1891, Everton remporte son premier titre de Champion d’Angleterre, en déposant PNE grâce à une attaque de feu, 63 buts en 22 matchs. Everton fait alors partie du Big Four anglais (certaines affluences dépassent les 20 000) et compte 36 professionnels dans l’effectif ! (pour une wage bill extravagante et qui fit scandale, prochain épisode).

En septembre 1891, après trois ans de conflits larvés entre Houlding et le directoire – seule la réussite sportive fait encore tenir l’attelage –  on sent la rupture approcher. Lors d’une assemblée générale exceptionnelle le 15 du mois (d’où la presse est exclue), Houlding suggère au comité de transformer Everton en Limited Company au capital de 12 000 £ (autant d’actions à 1 £, les membres du club en recevant chacun une, le reste étant mis en vente au public). C’est sous cet angle qu’Houlding tente de persuader Mahon et le directoire du bien-fondé de son plan.

La structure que propose Houlding est alors rare dans le football anglais. Everton, comme la grande majorité des clubs, fonctionne bicéphalement avec un président à la tête du directoire (alors souvent appelé Comité de direction) et un système de members – environ 500 à EFC – qui votent sur divers points (un héritage de la structure associative des débuts et qui s’estompera progressivement… pour renaître de ses cendres cent ans plus tard sous diverses formes [1]).

Un tel montage, explique Houlding, permettrait au club de rassembler le capital nécessaire pour lui racheter à la fois Anfield et une parcelle adjacente appartenant toujours à l’ex propriétaire d’Anfield (John Orrell) qu’Everton utilise pour s’entraîner.

Néanmois, Mahon convainc le directoire de rejeter cette option. Il prétend vouloir éviter que ce people’s club [2] se retrouve aux mains de quelques puissants actionnaires, situation qui fragiliserait la structure existante (si ce risque est bien réel, le rival d’Houlding a un intérêt tout personnel à bloquer ce projet).

Méfiant envers la proposition d’Houlding et sa valorisation du club, le directoire procède à sa propre évaluation de biens. Le résultat accable le politicien Tory : il est accusé d’avoir survitaminé la valeur d’Everton de 65 %.

Le temps de l’affranchissement est venu

Le businessman joue alors l’apaisement et propose de geler le loyer annuel d’Anfield à 250 £ pendant une décennie (le club lui verse alors 150 £), indépendamment de l’évolution du chiffre d’affaires du club pendant cette période, un CA amené à augmenter fortement. Les affluences – seule source de revenu hors ventes de joueurs – ne cessent en effet de grimper : 11 375 en moyenne pour la saison passée, soit 57 % de hausse sur la première saison du club en Football League deux ans auparavant.

Anfield, vers 1891

Anfield, vers 1891

Mais le directoire, qui verse déjà 120 £ à Orrell pour l’annexe d’entraînement, trouve la facture globale (370 £) bien trop élevée. Dans l’immédiat, Everton n’est pas disposé à payer plus de 180 £ annuels et on s’enlise dans une impasse.

Les difficultés logistiques des dernières saisons ont fait réfléchir le board qui pense au long terme : posséder son propre stade éviterait bien des tracas au club. Les dirigeants, George Mahon en tête, se mettent alors à chercher un autre terrain. Début décembre 1891, ils dénichent un coin particulièrement inhospitalier près de Goodison Road (Mere Green Field, voir carte d’époque), un terrain vague décrit comme un « morne désert ». Le loyer annuel est à la mesure de l’endroit, insignifiant : 50 £.

On savait ruser à l'époque (Anfield, 1892)
Des poteaux plus bandants qu’à Koh-Lanta (Anfield, 1892)

Si Everton devait continuer en Football League ailleurs qu’à Anfield, le défi sera titanesque : construire un stade de 12 000 places en six mois ! (deux mois plus tard, Everton rachètera Mere Green ainsi que quelques hectares avoisinants, fera construire Goodison Park en un temps record et George Mahon initiera le changement de stade le plus inouï au monde : d’Anfield à Goodison Park).

Fin janvier 1892, la situation étant irrémédiablement bloquée entre les deux camps, Mahon s’empresse de faire ré-enregistrer le club sous un nouveau nom pour avoir les coudées franches : The Everton Football Club Limited, au capital de 500 £. Mais là, coup de théâtre :

« Impossible » répond la Football Association, « un certain John Houlding a déposé un nom similaire le 26 janvier, The Everton Football Club and Athletic Grounds Company Limited et l’on ne peut avoir deux Everton Football Club dans la même ville. »

Le clan Mahon est furieux et si la guerre n’était pas officiellement déclarée entre eux et Houlding, elle l’est bel et bien maintenant !

Début février, nouveau rebondissement : la FA, après consultation du Board of Trade, rejette finalement le nom proposé par Houlding le 26 janvier. Mahon (ci-dessous) sort grand vainqueur de ce bras de fer qui dure depuis presque quatre ans. Le nouvel homme fort d’Everton décide alors de porter le coup de grâce.

Après gloire et adulation pour Houlding, l’humiliation publique

Le 15 mars 1892, une assemblée générale d’Everton se tient dans une école religieuse sur Royal Street, à un kilomètre d’Anfield. A l’ordre du jour (document ci-dessous) : l’éviction du directoire de John Houlding et deux de ses alliés. Houlding, autrefois sacré King John of Everton par la ville entière, n’a pas été invité à ce qui ressemble fort à son exécution publique.

A 21 h 30, les débats sont déjà bien lancés quand un homme entre dans la salle archicomble. Sans mot dire, il fend la foule, s’avance vers l’estrade et fixe George Mahon : c’est John Houlding en personne, flanqué de ses lieutenants. Et les parias d’Everton FC sont bien décidés à en découdre publiquement.

Sans se décontenancer, Mahon invite Houlding à présider le meeting, puisque, officiellement à tout le moins, King John est toujours président du club.

Dans une ambiance survoltée digne d’un procès d’hérétique, John McKenna, bras droit d’Houlding, tente de prendre la parole mais la salle le hue en lançant des « Disparais, traître » et autres amabilités. Houlding intervient et prononce ces paroles immortelles :

« Vous organisez ici mon procès et un criminel n’officie jamais comme juge, il s’installe sur le banc des accusés. »

Houlding se défend bec et ongles en évoquant des adversaires « fanatiques de l’abstinence » (Mahon et sa clique du Temperance Movement) mais il est très isolé et la cause est entendue. Au final, il ne récolte que 19 votes sur les 500 membres présents [3] et est démis de son poste de président séance tenante. A 22 h 30, George Mahon, chairman du meeting, conclut son allocution ainsi :

« Monsieur John Houlding n’est plus digne de demeurer président de ce club. »

Rarement le cliché No one is bigger than the club, le « Nul n’est prophète en son pays » du ballon rond, ne s’est mieux appliqué à un acteur clé du football anglais. John Houlding, King John of Everton, celui qui monta de toutes pièces les Toffees pour en faire le champion d’Angleterre en titre (1891), celui qui finança Anfield et l’achat de joueurs est viré comme un malpropre (il faudra attendre 1915 et 1928 pour revoir EFC sur la plus haute marche).

Houlding écarté, le champ est libre pour George Mahon qui est nommé président d’Everton. Quelques jours plus tard, le Liverpool Echo porte l’estocade en félicitant Mahon d’avoir « débarrassé Everton d’Houlding, un homme autoritaire et dogmatique qui considérait le club comme son domaine privé et le dirigeait de manière condescendante et autocratique. »

De son côté, le Liverpool Review publie un dessin cruel pour John Houlding, intitulé The Kicking of King John (ci-dessus à gauche). Nul doute que certains auraient aimé enfermer Houlding dans la Prince Rupert’s Tower visible sur l’écusson du club (à partir de 1938, ici), monument du quartier qui servit autrefois de prison !

La situation est une véritable avanie pour John Houlding. Rejeté et humilié publiquement, après douze années de labeur acharné à bâtir Everton FC et le porter au sommet du football anglais, John Houlding se retrouve sans club, sans joueurs, seul contre tous. Il ne lui reste qu’Anfield, vide, comme un symbole majestueux de sa fall from grace.
Même le Conservative Party le lâche sans crier gare… Fortement pressenti pour briguer un mandat de député à Liverpool à l’occasion d’une élection partielle en ce début 1892 (suite au décès subit d’un deputé Conservateur en place), John Houlding doit céder sa place, le « scandale » d’Everton FC ayant déplu à l’état major Tory de Londres.

Si l’ex Roi d’Everton est déchu, il est cependant loin d’avoir abattu sa dernière carte. Et ce qu’il décidera, en compagnie d’une poignée de fidèles, en sortant de cette assemblée meurtrière marquera le début d’une épopée comme nulle autre pareille dans le football anglais.

A suivre…

Kevin Quigagne.

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[1] Des variantes modernes de ce système sont revenues en force ces vingt dernières années dans le football britannique, un retour aux sources largement dicté par l’invraisemblable vague de redressements judiciaires qui débuta fin Eighties pour se muer en déferlante au début des Noughties (une cinquantaine entre 1984 et 2004 !). Les supporters voulurent avoir un droit de regard dans la gestion de leur club malade et se mobilisèrent pour le racheter – souvent via un Supporters’ Trust – ou être impliqué de près. Cette aspiration participative était un pur produit des Eighties, décennie qui transforma le football anglais, avec notamment l’apparition des fanzines, des programmes Football in the Community, de la Football Supporters’ Association – FSF depuis 2002, qui accouchera de Supporters Direct en 2000 -, etc. Voir dossier Teenage Kicks Naissance de la Premier League).

Si ce mouvement des supporter-owned clubs fut amorcé par Aldershot FC et Northampton Town au début des Nineties, Swansea est aujourd’hui l’exemple de ce type le plus connu parmi les clubs professionnels : 20 % du club est détenu par les supporters (voir notre dossier Swansea). Une dizaine de clubs pros et semi-pros anglais sont des fan-owned clubs, à des degrés divers d’ownership. Hormis les Swans en Premier League, mention à Arsenal pour son fanshare.

[2] David Moyes surnomma Everton The People’s Club à sa prise de fonction en mars 2002. Selon plusieurs historiens du club, cette expression pourrait venir de l’ère George Mahon.

[3] Les chiffres varient, d’autres sources parlant de 400 membres présents, dont 279 votants. Toutes s’accordent cependant sur le nombre de voix favorables à John Houlding lors du vote à main levé : une petite vingtaine seulement.

7 commentaires

  1. Cezar76 dit :

    Excellent article et vivement la prochaine partie.

  2. AlexMinot dit :

    Merci pour cette troisième partie. Un seul regret : devoir attendre pour lire la fin!

  3. jean dit :

    Superbe article, j’en apprends à chaque ligne, vivement la suite.

  4. Pablo dit :

    Ah ah, King John n’a pas dit son dernier mot… Je me retient de googler son nom pour savoir la suite!

    Par contre, ses activités annexes, scandaleuses (et peut être illégales) sont peut être un des facteurs principaux de sa chute, au delà du fait de vouloir s’approprier les revenus des entrées.

    par exemple, quid des ventes de bières de sa propre marque suite à sa chute, etc etc… Peut être le détaille tu dans la suite… ça me donne envie de me replonger dans des bouquins « Victoriens » tout ça!

  5. benja dit :

    Je m’endormirait moins bete en ayant lu ça. Moi qui n’aime pas la lecture, ça m’a très interessé et appris plein de choses dont j’ignorait.

  6. Kevin Quigagne dit :

    Merci à tous.

    @ Pablo. Relis la fin du deuxième épisode pour les bières, j’en parle.

    Sa chute finale n’ayant eu lieu qu’au début 1892, ses bières furent vendues à Anfield jusqu’à cette date (ses bières – Ales – portaient son nom d’ailleurs).
    Autant qu’il soit possible de l’affirmer en tous cas car comme je l’expliquais dans le footnote 1 du premier épisode, le mode « d’enregistrement » de l’histoire des clubs de foot à cette époque était aléatoire (on faisait surtout avec les moyens du bord et la population & presse avaient aussi d’autres chats à fouetter).

    N’oublions pas également que le football pro n’en était qu’à ses balbutiements (certes, très successful) et la presse sportive spécialisée était naissante et s’organisait – The Athletic News de Manchester fut le premier vrai journal sportif généraliste il me semble et se développa réellement – en tirage – qu’à l’avènement du football.
    La presse spécialisée foot ne prendra son envol qu’après la première guerre mondiale, même si régionalement les quotidiens et hebdos avaient leurs pages Foot bien sûr.

    Quant aux raisons du split et de la chute d’Houlding, elles sont complexes et multifactorielles, j’en parle aussi dans le deuxième épisode (vers le milieu) :
    embrouilles d’ordre politique, religieux, social, lifestyle, financier, ownership, personnel… Take your pick.

    Ses activités de tenancier de pub et brasseur n’avaient rien d’illégales (jamais lu rien de tel là-dessus mais si toi oui, merci de m’indiquer quoi, ça m’intéresse).

    Au contraire : Houlding était adulé sur Liverpool, dont son surnom de King John of Everton, il était philanthrope et fit beaucoup pour les jeunes désoeuvrés du quartier, les indigents, les sans-abris, le système sanitaire/évacuation de la ville, etc.

    Par contre oui, ses activités professionnelles scandalisaient certains membres du Directoire, c’est indéniable. Il y avait vraiment deux Liverpool très distincts niveau politique, sans rien entre eux : celui du business et de la boisson (l’univers d’Houlding, les Tories) et le monde de George Mahon, les puritains, le Temperance Movement, etc. bref, ce que je décris dans cette série.

    Mais alors maintenant, faire la part entre la véritable indignation et la colère feinte serait une gageure.
    Car comme je le précise dans le deuxième volet, les activités d’Houlding ne scandalisaient personne (ouvertement) dans le directoire jusqu’à ce que d’autres viennent se mettre sur la belle affaire que commençait à constituer Everton avant le début de la Football League ! (pas que Mahon – qui n’était pas vénal – mais d’autres directors et influences bien plus intéressées).

    Donc, quand même 6 bonnes années après le début de la présidence Houlding. C’est pour cela que je privilégie le motif financier/goût du pouvoir au sujet du split par rapport au motif simplement moral. Tant qu’Houlding finança généreusement et entièrement le club, c’est marrant, personne ne trouva rien à redire sur ses activités « immorales et répréhensibles ».

    Non, Houlding ne voulut/chercha pas à s’approprier le revenu des entrées. Il s’appropria simplement le lucratif business des buvettes d’Anfield, comme je l’écris dans le deuxième épisode. Bon, il avait mis des milliers de £ dans le club, logique aussi qu’il en profite un peu, c’était un businessman. Et comme je le précise aussi dans les footnotes de ce 2è volet, les clubs devaient partager la billetterie avec le club visiteur.

  7. David Scie Mal dit :

    Brilliant as usual.
    Thank you

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