Archive for novembre 16th, 2011

Troisième et dernière partie de l’historique du maillot anglais commencé vendredi dernier en page d’accueil des Cahiers.

Le consensus est unanime : le pire maillot de football jamais créé est le Rodeo Fringe. Instantanément identifiable à ses immondes lanières en cuir, il fut porté par les éphémères Colorado Caribous en 1978 (club de NASL formé et déformé cette même saison). In-dé-trô-na-ble.

Néanmoins, ne nous gaussons pas trop. Des horreurs, le football anglais en produisit aussi des wagons, surtout dans les années 90, la décennie de tous les massacres. Au cours de cette longue série qui promet d’être fertile, nous présenterons et analyserons des dizaines de spécimens tous plus affligeants les uns que les autres. Mais avant de plonger dans le Hall of Shame du maillot anglais, un peu de culture. Dernier volet de l’historique du maillot anglais : de la fin des Seventies à aujourd’hui (pour le reste, voir parties 1 et 2).

 

Emballement dès la fin des Seventies

La fin des années 70 voit une évolution des styles, en partie grâce à Admiral qui concurrence désormais le duopole Umbro-Bukta. Les designers s’enhardissent et de nombreux clubs sortent des maillots qui rompent timidement avec la tradition (et frilosité) des deux décennies précédentes. Il s’agit aussi pour ces clubs de se démarquer du reste.

Outre l’écusson du club sur le maillot qui se généralise, les manches sont plus profilées et comportent parfois de fines rayures (Man United). Le design devient plus audacieux ; des bandes apparaissent sur la poitrine et des rayures sont modifiées ou imprimées sur un côté seulement. C’est également au sortir des Seventies que les premières créations loufoques font leur apparition (que nous étudierons en détail dans notre prochaine série « Les pires maillots du football anglais »).

Mais la grande nouveauté de la décennie est que, dix ans après l’Europe continentale, le sponsoring apparaît enfin sur les maillots anglais. Il était temps, les clubs avaient un grand besoin d’argent frais. Même Liverpool, Champion d’Angleterre et d’Europe en 1977, dégage des bénéfices dérisoires cette saison-là : 71 000 £…

Le club qui ouvre le bal des sponsors est… Kettering Town ! Le 24 janvier 1976, les « Kettles » (bouilloires) de D7 deviennent le tout premier club britannique à oser s’afficher avec une marque sur la tunique, défiant l’interdiction de sponsoring décrétée par la FA en 1972.

Même si le partenaire des Bouilloires n’est qu’une petite entreprise locale (Kettering Tyres), la FA se fâche et menace le club amateur d’une forte amende. Kettering Town rentre dans le rang, non sans avoir tenté au préalable de feinter la réglementation, peu subtilement ! (avec un Kettering T_____ censé faire penser à Town…).

En juin 1977, la FA autorise finalement le sponsoring maillot mais la Football League refuse d’entériner cette décision.

 

Liverpool, pionnier du sponsoring en 1979

Début saison 1977-78, Hibernian devient le premier club britannique à porter un maillot sponsorisé. Le 3 août 1978 c’est Derby County qui lui emboite le pas en Angleterre avec Saab… mais seulement le temps d’une photo de pré-saison. Le partenariat est restreint aux matchs amicaux (deal conclu pour la belle somme de 300 000 £, comprenant une flotte de rutilantes suédoises pour les joueurs).

En 1979, les deux instances accouchent finalement d’un accord (lesté de sévères restrictions de taille, les lettres ne devant pas dépasser cinq centimètres de haut).

Saison 1979-80, Liverpool devient le premier club anglais à jouer légalement sponsorisé, grâce à Hitachi, qui débourse environ 200 000 £ par saison (Standard Chartered verse actuellement 20 millions par an à LFC). Le maillot rouge et blanc avec écusson jaune est devenu collector et la marque japonaise accompagnera les Reds de Kenny Dalglish, Graeme Souness et Ian Rush jusqu’en 1982. En 1983, les télévisions anglaises autorisent les maillots sponsorisés à l’écran.

Dans la foulée, le reste des troupes de l’élite suivra, souvent sponsorisé par des géants nippons de l’électronique (Nottingham Forest, Panasonic 1980 ; Arsenal, JVC 1981 ; Ipswich, Pioneer 1981 ; Man United, Sharp 1982). Mais parfois aussi par d’obscures entreprises, inconnues hors des limites de la ville (citons Norwich et son hyper local Withey Windows en 1983). Le fait est que tout le monde n’est pas égal devant le sponsoring, et nombre de clubs n’attireront que du menu fretin commercial pendant longtemps.

Le président de feu Scarborough FC : « Notre sponsor, Black Death Vodka, jouit d’une excellente réputation. La Football League a peut-être réagi avec excès en interdisant ce partenariat. »

L’avènement du sponsoring va donner lieu à des situations comiques ou ubuesques au fil des années, les clubs manquant parfois de « discernement » dans leur chasse effrénée au sponsor. De 1984 à 1986, un West Bromwich Albion sans partenaire affiche un gros No Smoking sur son maillot. En 1990, feu Scarborough FC se fait parrainer par… Black Death Vodka ! (sous-titré : « drink in peace »). Un deal vite annulé par les instances – plaintes de parents affolés -, au grand dam du club : « Cette marque jouit d’une excellente réputation. La Football League a peut-être eu une réaction excessive », s’étonnera Geoffrey Richard, président des Seadogs.

Toujours dans le registre du choix douteux, en 1994, Clydebank (D2 écossaise) se fait sponsoriser par le groupe pop Wet Wet Wet ! En 2001, Fulham débarque en Premier League arborant fièrement sur sa tunique Pizza Hut, et ses formules all you can eat à 5 £. Et en 2009, comble de l’ironie amère, c’est Jobsite (recrutement) qui sponsorise… Portsmouth, justement la saison où Pompey sera placé en redressement judiciaire (dettes phénoménales) et devra licencier à tour de bras.

Les sponsors dans la place, le maillot acquiert un nouveau statut. De bout de tissu sans grande valeur qui ne servait guère qu’à différencier une équipe de l’autre une décennie auparavant, il va devenir autant véhicule publicitaire qu’objet de culte.

L’invention du replica shirt par Admiral en 1973 et la présence des sponsors sur le maillot (même la Football League est désormais sponsorisée, par une marque de photocopieurs) signifient aussi que ces partenaires de poids ont désormais voix au chapitre dans les discussions sur le choix du design, même si le club a toujours le dernier mot.

 

La révolution des Eighties

Au cours des Eighties, le football anglais prend un virage à 180 degrés. De pestiféré et quasi invisible sur les écrans nationaux, le beautiful game va progressivement devenir omniprésent, surtout en fin de décennie. Cette percée dévastatrice bouleversera la dynamique financière de ce sport, ainsi que les rapports entre les acteurs du football (clubs, designers, médias, sponsors et supporters).

A point nommé, un nouveau matériau émerge : le polyester. Non seulement il est peu coûteux mais il permet une meilleure impression et un flocage parfait. Il favorise aussi l’éclosion de nouvelles idées et designs. Revers du progrès, il va aussi rendre plus facile le genre d’effets spéciaux, dégradés surréels et autres motifs géométriques foireux qui rendront tant de maillots des années 90 si comiques (voir les spécimens ci-dessous, pris au hasard parmi des dizaines).

En ce sens, le côté brash (clinquant, criard) de la société anglaise des Eighties, symbolisée par le yuppie de la City et l’argent décomplexé, va progressivement déteindre sur le maillot.

Côté mode, le col en V (plus élaboré) fait un grand retour en force. Grâce à la foultitude de styles et combinaisons différentes, les clubs, qui avaient commencé à se démarquer les uns des autres dix ans auparavant, portent tous désormais une tenue relativement individuelle.

Autre originalité des Eighties : le maillot Fourth ! Il fait une brève apparition à la fin de la décennie dans une poignée de clubs, notamment à Leicester City (1987-88) et Crystal Palace (1989-90 – avec un étrange design « abeille » pour les Aigles palaciens). Toutefois, le Fourth ne fera jamais recette et sera vite remisé au grenier. Son spectre hantera néanmoins le football britannique encore longtemps, avec notamment le Pays de Galles qui osera l’expérience du quatrième (en 1998), imité vers 2009 par d’obscurs clubs de Football League tels Carlisle ou Rochdale, en retard de vingt ans.

Tous ces développements et cette effervescence attirent une pléthore de petits nouveaux sur ce marché jusqu’ici trusté par le Big Three composé de Umbro, Admiral et Bukta (même si ce dernier est décroché). Parmi les principaux arrivants : Adidas, Le Coq Sportif, Hummel, Matchwinner, Ribero et Scoreline. Citons aussi Asics, Ellgren, Henson, Hi-Tec, Hobott, Gola, Osca, Patrick, Skill ou Spall dans la liste des ventre-mouistes.

Dans un univers aussi concurrentiel, il s’agit surtout de se démarquer. Autant dire que ce bouillonnement commercial et créatif va accoucher de beaucoup de surprises et pas mal d’horreurs !

 

Les Nineties, l’âge d’or du maillot pourri

Au début des Nineties (1992), la Premier League débarque avec fracas, annonciatrice de la renaissance du football anglais amorcée triomphalement au Mondial 1990. L’élite du football anglais s’est enfin affranchie de la poussiéreuse et rétrograde Football League. L’argent coule soudain à flot et les designers surfent sur le zeitgeist du moment, exhibitionniste et parfois pontifiant, surtout dans le domaine « artistique ».

Ces créateurs comptent bien hurler à la face du monde qu’ils existent. En cherchant coûte que coûte à rompre avec l’amateurisme et le « classicisme » des décennies précédentes, on va inexorablement sombrer dans le très flashy. Ce sont ces quelques années du début des Nineties qui vont concentrer les pires abominations jamais créées.

Le monde du design voulait-il effacer, dans une sorte de déni esthétique doublé d’une purification vestimentaire, l’épouvantable décennie qu’il venait de subir ?

Toujours est-il que tous les grands designers de l’époque réfléchissent à de nouvelles voies, radicales et « avant-gardistes ». Et eurêka, la lumière jaillit : on va associer le design aux modes naissantes, principalement celles du leisurewear et du streetwear. Le but étant de créer des maillots portables en toute circonstance, à la ville comme en vacances, pour, in fine, créer un marché gigantesque. Si l’idée est astucieuse, la réalisation sera laborieuse et farfelue (les principales victimes seront les maillots à bandes ou rayures, style plus vulnérable à la torture et aux déclinaisons à l’infini en polos…).

L’un des obstacles que rencontrent les designers est l’obligation de travailler étroitement avec les tout-puissants propriétaires ou présidents de clubs (ou même les sponsors, qui veulent parfois imposer les couleurs de leur marque). Les présidents se voient proposer une dizaine de designs, et le directoire choisit. Vu l’âge moyen parfois canonique de ces derniers, les bizarreries et monstruosités sont légion. Les gardiens en particulier paieront un lourd tribut à cette vogue de la tenue tape-à-l’œil et bigarrée.

Toutefois, rejeter la faute sur de seuls boards vieux-jeu serait simpliste et caricatural. Certains designers succombent corps et âme aux modes de l’époque, en particulier celles des formes géométriques alambiquées, des abstractions post-modernes ou éclaboussures artistiques prétentieuses.

Après la tempête, le calme

Les supporters ont beau désapprouver (et les médias foot aussi, dont When Saturday comes, qui s’émeut longuement en 1991 d’une « détérioration graduelle du design maillot »), les fans sont devenus clientèle captive et même les pires maillots s’arrachent. A leurs détracteurs, les fabricants rétorquent : « Personne ne s’est jamais plaint et nos maillots se vendent très bien. » Imparable.

En 1993, la Premier League autorise le nom du joueur sur le maillot. Le double flocage numéro-nom, en associant les supporters à l’équipe dans une fusion sérigraphique, fait flamber les ventes.

Parallèlement, post Mondial italien, le maillot Third se fait de plus en plus présent, grâce à un marketing tous azimuts. Pour les uns, il est devenu un prétexte pour faire vendre ; pour les autres, un moyen pour le club d’expérimenter ou remettre au goût du jour les designs d’antan. La frénésie de l’Euro 1996 en Angleterre (« Football’s coming home ») achève de consacrer le replica shirt. Ce dernier change d’ailleurs avec une régularité inquiétante (souvent annuellement) et parfois de façon déconcertante.

On remarque aussi une augmentation des tailles durant les Nineties. Finis les maillots serrés des décennies précédentes, le large s’impose (retour aux sources), reflétant à la fois les modes baggy de la rue et l’évolution morphologique du supporter moyen (permettant aussi aux plus enrobés de ne pas nourrir trop de complexes vis-à-vis de leur idoles souvent taillées comme des dieux grecs).

 

Les années 2000, l’ère du classique

L’étourdissant tourbillon des 90s passé, les Noughties verront un retour vers plus de sobriété et minimalisme, surtout au début de la décennie. Les professionnels du design reprennent la main (ainsi que leurs esprits) après le traumatisme des années précédentes. Les études de marché font ressortir que les supporters souhaitent un retour au traditionnel, des maillots simples au design classieux et épuré.

De nouveaux designers investissent le marché anglais, parmi lesquels Diadora, Kappa, Nike, Puma et Reebok. Certains viennent du rugby et tentent d’apporter des touches originales.

Au milieu des années 2000, la Premier League se fait globale. Des propriétaires étrangers débarquent en nombre, le « produit » Premier League s’internationalise considérablement et déferle aux quatre coins de la planète, tel un rouleau-compresseur on steroids. Les fabricants doivent composer avec cette nouvelle dimension. Inutile de prendre des risques, on la jouera sobre, tout en touches discrètes. Les quelques tentatives de dévier du classique (avec notamment une réinjection de formes géométriques) seront accueillies froidement.

En revanche, dans les divisions inférieures, on s’éclate bien. L’apparition de concepteurs relativement audacieux (citons Errea ou Vandanel) donne lieu à une féroce bataille créatrice, avec des designs asymétriques et davantage d’originalité que chez les cadors du genre. Des cracks conventionnels mais qui savent tirer du sponsoring maillot des sommes excentriques ; DHL versera par exemple à Manchester United 40 M de £ de 2011 à 2015… juste pour figurer sur la tenue d’entraînement des Red Devils !

Si les maillots sont redevenus simples et sans fioritures, le reste de la tenue en a profité pour s’émanciper. Les designs chaussettes sont plus élaborés que par le passé, avec écusson de club, inscriptions verticales ou rayures de toutes sortes. La fin des années 2000, c’est aussi le retrait du fabricant Bukta du marché (pionnier mondial du sportswear, voir première partie), ainsi que l’émergence d’un Big Four : Adidas, Puma et Nike/Umbro. Ces grosses cylindrées détiennent presque la moitié du marché en termes de chiffre d’affaires. 

Les Noughties, c’est aussi l’apparition du florissant business « nostalgie ». Toute une gamme de maillots heritage et rétros devient disponible sur internet ou dans les boutiques des clubs. Ces mêmes clubs qui cultivent parfois un goût pervers pour les atrocités du passé, redevenues soudain cultes ! La boucle est bouclée : les horreurs kitsch d’antan s’arrachent dans les rayons et la mode du vintage fait rage. Et des monstruosités, ce n’est pas ce qui manquera dans notre prochaine série « Les pires maillots du football anglais ». Attendez-vous à souffrir…

Kevin Quigagne.

[Kevin recommande le site www.historicalkits.co.uk, ainsi que True Colours 1 & 2, les deux excellents livres généreusement illustrés de John Devlin].