Le Paris-Bellegarde de six heures cinquante partait à sept heures onze de la Gare de Lyon et arrivait à destination à neuf heures quarante-sept. Un second train quittait Bellegarde vingt-cinq minutes plus tard pour arriver à Évian-les-Bains à onze heures trente. Grâce à un accord passé entre la France et le Qatar, la SNCF mettait à disposition une carte 15-25 pour les sportifs parisiens rémunérés entre cinq mille et vingt-cinq mille euros par mois ; une belle initiative en faveur des plus défavorisés. Assis en première classe, j’avais eu droit à un repas chaud gratuit, à un film et à l’hôtesse de mon choix. Le trajet m’avait tout de même paru long. Pas désagréable, puisque cette carte nous garantissait de voyager sans l’incommodante compagnie de supporteurs, mais un peu long. Certes, Platinium Player mettait en service des jets privés pour à peine huit mille euros de location mais garer un avion en centre-ville occasionnait des dérangements, notamment pour les riverains. Décidément, j’allais devoir songer à investir dans une voiture. Le quartier où résidait Jérôme Leroy, en bordure des commerces, ne manquait pas de parkings. Évian-les-Bains semblait une jolie ville, d’une bienveillance surprenante, bordée par les Alpes et le Lac Léman. Une ruelle présentait néanmoins une dissonance. Des ordures salissaient le trottoir, entassées devant un immeuble décrépit, une sorte de caillot dans une mer de nacre. Il habitait au premier étage.

« Je t’attendais plus tôt.

– C’est à cause du train. D’habitude, j’ai un chauffeur mais j’ai pas réussi à le joindre ce matin.

– Entre. »

Je remarquai immédiatement au-dessus de la télévision ce maillot de Zidane encadré sous verre, période Girondins de Bordeaux. Probablement une réplique.

« Pas mal, hein ?

– Ouais.

– Je le kiffais, Zizou. Depuis sa retraite, je trouve que le football a perdu de sa beauté. Il est devenu une course de sprint où surnagent quelques techniciens inconstants. D’ailleurs, comment va Pastore ?

– Bien.

– Ca me manque, moi, les Gascoigne, les Cantona… Les gars avec du charisme… Maintenant, les joueurs s’épilent… Des vraies fiottes… Ils boivent même plus d’alcool !

– Ouais. C’est triste.

– Tu veux du whisky ?

– Non.

– T’es sûr ?

– Et pour mon frère, alors ?

– Deux secondes, je reviens. »

Dans sa bibliothèque, les livres racontaient Napoléon, l’Égypte, Rome. Des romans s’alignaient sur trois rangées entières : À l’ouest, rien de nouveau, L’Étranger, Le magasin des suicides. Des souvenirs de Rennes. Plusieurs bouquins consacrés aux arts martiaux, aussi. « Un mec spécial, ton frère ! gueula Leroy de la cuisine. Perché ! » Un paquet de beuh traînait sur le rebord de la fenêtre. La vue donnait sur les passants sans qu’ils ne puissent vous observer en retour.

« Est-ce qu’il était fort ?

– Difficile à dire. Il était en réserve. On a dû faire deux, trois matches ensemble. Pas plus. »

Il réapparut, une bouteille sous le coude.

« Vous étiez potes ?

– Non, non. Tu ne pouvais pas lui parler. Il était toujours dans sa bulle. C’est surtout ça qui m’a marqué.

– Pourquoi il a quitté le club ?

– Il s’est blessé assez gravement. Son contrat s’arrêtait, il n’a pas été renouvelé.

– Mais des gens me disent qu’il n’a jamais joué au PSG ! »

Il posa son whisky sur la table basse.

– Tu m’excuses, je dois aller chier.

– Euh… Ok. »

Après cinq minutes à l’attendre les bras croisés, je décidai de patienter en ouvrant l’application Twitter de mon iPhone. Je m’étais crée un compte, par curiosité, mais le mode d’emploi de ce réseau social était si compliqué que j’avais vite lâché l’affaire. Quelques journalistes figuraient parmi mes abonnés, ainsi que tous mes coéquipiers. Les premiers postaient les URL de leurs articles, les seconds des photos prises en boîte de nuit avec des filles ; Pierre Ménès, lui, faisait les deux. En réalité, Twitter me donnait l’impression d’être un site pornographique ne comportant qu’une seule rubrique : l’onanisme.

« J’ai pas été trop long ? »

La braguette ouverte, il s’assit sur son synthétiseur et improvisa quelques notes.

« Alors ? »

Il s’arrêta net.

« Tu sais… Dans le foot, des mecs talentueux échouent, d’autres réussissent parce qu’ils sont là au bon moment ou parce qu’ils sont potes avec la star de l’équipe. Y a pas de règles.

– Quel est le rapport ?

– Le rapport, c’est que ton frère n’a peut-être pas fait le nécessaire pour qu’on se souvienne de lui. C’était un marginal. Si t’as pas de potes, dans ce milieu, on t’oublie vite. On te flingue. Sans le réseau ou l’agent qu’il faut, t’es mort. Une fois au chômage, tu ne peux plus rebondir.

– C’est pour ça qu’il a tout arrêté ?

– J’en sais rien, moi ! Tu poses trop de questions, petit. Tu vas finir par avoir des problèmes.

– Des problèmes ?

– Quand on cherche la merde, on la trouve toujours.

– Je veux simplement comprendre.

– Écoute… Ton frère n’était peut-être pas fait pour le monde pro, tout simplement. Pas assez motivé. Le foot, c’est vachement de concessions… C’est ingrat. Chaque homme a ses limites, tu sais. Moi, par exemple, j’ai eu la flemme d’aller en équipe de France.

– Ah bon ?

– Bien sûr. J’aurais fait quoi, là-bas ? Vingt matches ? Ouais, avec Zidane, d’accord. Mais avec Nicolas Anelka, aussi. J’aurais été obligé de m’investir, de faire semblant d’être ami avec lui. J’aurais aussi pu jouer en Angleterre, à Newcastle, mais je me serais emmerdé là-bas ! Moi, j’ai voyagé, je suis allé en Israël, où j’ai failli mourir, je suis allé à Lens, je me suis fait plaisir. J’ai loupé ma carrière, ouais, t’as le droit de le penser, mais je ne ressens aucun manque aujourd’hui. »

Antoine s’était-il découragé ? Quand nous nous affrontions sur Pro Evolution Soccer, plus jeunes, il lâchait prise dès que je marquais le premier. Il avait loupé des concours et des meufs à cause de ce trait de caractère. Mon frère était beau, pourtant. Il avait du talent. C’est ce que papa m’avait toujours prétendu.

« Allez… On va boire à ta santé. »

Leroy me donna quelques conseils pour réussir au plus haut niveau – « Ne la ramène pas. Sois un bon toutou. Obéis à tes dirigeants. Ne copine pas avec les journalistes. Bref, ne fais pas comme moi » – puis il me mit gentiment à la porte, avec douceur, en me faisant comprendre qu’il souhaitait rester seul. Dans l’ascenseur, j’ai repensé au PSG et à son fonctionnement. À son époque, déjà, les joueurs de l’équipe première ne fréquentaient pas ceux de la réserve. Les frontières divisaient le club en petites communautés méfiantes et conservatrices. Passer de l’une à l’autre impliquait d’avoir été préalablement accepté par le chef de tribu. Antoine ne disposant d’aucun relai, il n’avait sans doute jamais pu progresser dans la hiérarchie. Personne ne lui avait fait suffisamment confiance pour qu’il devienne titulaire. Il s’agissait, à mon avis, de l’explication la plus rationnelle.

Dehors, un ouvrier tapotait son marteau-piqueur. Les travaux se prolongeaient jusqu’à l’intersection. Les boutiques de vêtements attiraient des couples de tous âges. Les soldes finissaient dans un bouillonnant mouvement perpétuel. De sa fenêtre, Leroy scrutait cette foule bruyante qui marchait trop vite pour lui. À quoi pensait-il ? De quoi avait-il peur ? Etait-il un génie ou un imposteur ?

Le plus dur, au foot, n’est pas de s’asseoir sur le banc. C’est de trouver une place. Avec les nouvelles recrues, nous sommes désormais 27 joueurs professionnels, plus Siaka Tiéné. L’an prochain, le PSG jouera à Saint-Denis et les remplaçants s’installeront en tribune. Il faudra simplement penser à agrandir le Stade de France pour permettre aux supporteurs de suivre le match. « Vous avez réservé? » me demande Hoarau, le maître d’hôtel des lieux, un habitué. « Je vous conseille de vous abonner. Nous faisons des Pass à l’année. » C’est bien la première fois que je vois Hoarau faire des Pass.

1′
Un vestiaire a ses règles. Un banc de touche a les siennes, comme laisser s’asseoir en priorité les personnes âgées. De rien, Sylvain. Même la copine de Chantôme a ses règles. Furieux, le coach demande à ce qu’on vire des sièges tous ceux qui ne font pas partie du club. Exit les parasites. Machinalement, Alain Roche se lève. Ancelotti lui donne l’ordre de revenir, un seau puis une éponge. Visiblement, il compte toujours sur lui. Du banc, mon oeil hésite entre le terrain et le stade. Les chants du public retiennent mon attention. Un ronflement sourd. De quelle tribune vient-il? Bisevac m’apporte la réponse : « C’est Armand. Il est fatigué. C’est normal, à son âge. »

10′
Ceara a envie de pisser mais il préfère se retenir, de peur qu’on lui pique sa place, stratégiquement idéale, à deux encablures d’Ancelotti. Plus tu es positionné près du coach, plus tu a des chances de te faire remarquer ; un peu comme à l’école. Sans doute nostalgique de son court passage au lycée, Hoarau colle le radiateur qu’un stadier vient d’installer en bout de banc. Le froid nous paralyse. Jérôme Bouboule, pyromane à l’Equipe, tente d’allumer les braises mais le feu ne prend pas. Leonardo l’aide en jetant sur le charbon l’ébauche du contrat de Pato. Toujours aussi serviable, Alain Roche propose ses services. Leonardo accepte de bon coeur puis le lance dans les flammèches.

24′
« Quel match, putain quel match! » Réveillé, Sylvain Armand affronte l’Olympique de Pantin sur sa Game Gaer. On s’occupe avec les moyens du bord. Pris par l’ambiance du Parc des sports d’Annecy, Matuidi tape des pieds. Ceara aussi. Il a toujours envie de pisser. J’aime regarder Ancelotti gueuler ses consignes. L’esthétisme. Michel-Ange en survêtement. Son charisme m’a conquis dès le premier jour. Derrière lui, masse informe, brouillonne et désordonnée, les supporteurs se plaignent. La tête de Guillaume Hoarau, 1m92, les empêche de voir la rencontre. Guillaume se lève pour leur parler. Bronca générale. Assis à ma gauche, Chantôme m’explique le foot à chaque offensive. « Nene aurait dû faire ça. Et passer sa balle. » Au PSG, tu apprends davantage en ne jouant pas qu’en étant titulaire à Evian.

34′
Faire semblant de vibrer au moindre corner. Avoir faim. Patienter. Ecouter des millionnaires se plaindre. Je déteste les restaurants branchés, l’attente est insupportable. Matuidi a commandé de l’eau depuis dix minutes mais aucun membre du staff ne réagit. Des recruteurs l’interpellent, nichés dans les gradins. Curieux, Blaise demande à un Indien s’il a un contrat pour lui dans le club de Robert Pirès. Le gars lui explique qu’il vend seulement des roses.

43′
Quoi de plus terrible que de regarder un match sans participer? Je sais pas, par exemple : t’es avec tes potes, une bombasse entre dans la pièce, elle commence à les sucer, tu te fous à poil mais elle t’indique qu’elle est complet. Puis Ribéry entre à son tour. Puis il te dit que c’est sa soeur. Puis tu constates qu’ils ont la même dentition dans la famille. Le plus terrible, c’est ça. Devant mon nez, Guillaume s’ouvre une sucette. Goût cassis. « Slurp. T’en veux une? » Non, le plus terrible, c’est ça. La mi-temps se rapproche. Mes coéquipiers sont dans les startings blocks. Dans deux minutes, le plus rapide à bondir aura le privilège de s’asseoir à la place de son choix dans les vestiaires. Armand court déjà. Nous lui laissons prendre de l’avance.

Fin de la première mi-temps
Sur le banc, près du coach. Volontairement près du coach. Je préfère ne louper aucun de ses commentaires. Sur le tableau noir, il dessine sa vision de la seconde période et tout cela va très vite, si vite que beaucoup de mes coéquipiers abandonnent le cours en route. Son tableau fini, il nous encourage brièvement avant de prendre Nene à part. Entre artistes, ils se comprennent. Intrigué, Ménez se dirige vers le tableau. Il prend sa respiration, saisit le feutre et se met à peindre. Je distingue péniblement deux ronds et des traits parallèles. Que nous invente-t-il? Une tactique révolutionnaire? Il en termine et s’écarte de la toile, le sourire aux lèvres. C’est une bite.

46′
Un gigantesque mollard souille l’unique siège encore disponible. Horizon bouché. J’en profite pour demander l’heure au quatrième arbitre. Il menace de m’expulser si je continue à me montrer grossier. Je m’excuse et ajoute « S’il vous plaît. » Satisfait, il prend son panneau électrique et m’indique l’heure. 20. 03. Chantôme retire son maillot. Sakho se dirige vers la sortie sans comprendre. Il y aura un arbitre au chômage au soir.

52′
Le pire n’est pas le froid mais bien les interventions de l’homme de terrain de Foot+ qui, toutes les cinq minutes, nous rappelle que Montpellier mène contre Brest. A la mi-temps, il avait demandé à Sirigu pourquoi le PSG encaissait autant de buts sur corner. Sirigu avait voulu le frapper mais notre gardien avait manqué son coup ; ceci expliquant sans doute cela. L’enquiquineur accoste désormais Douchez : « Toi, tu l’aurais arrêté, ce but, hein? » Douchez cherche son agent du regard. Bisevac se lève et le course sur une vingtaine de mètres. Et il le rattrape. Ouais. Bisevac. Faut dire qu’il est lourd, l’autre.

58′
Finalement, Leonardo a nettoyé le crachat avec l’amicale participation d’Alain Roche – de sa chemise, plus précisément. Le débarbouillage a laissé apparaître une inscription ancienne, un hiéroglyphe mystérieux :  » Sammy Traoré – 2006-2011. » La crainte de voir ma famille maudite sur six générations me pousse à rester debout. Ancelotti est en pourparlers avec l’agent de Motta, Giuseppe Gredino, qui aimerait voir son client s’échauffer. Le coach s’en sort par une pirouette et demande à ses remplaçants de se lever, tous, Motta compris. Ils essayent. En vain. Avec le froid, leurs derrières sont scotchées au siège. Je m’échauffe donc seul. Occasion de Govou. Ce n’est pas une vanne.

65′
J’entame mon huitième tour de terrain. Le coach m’a oublié. Question de priorité : il faut décongeler les culs de mes coéquipiers. Hoarau insulte les supporteurs adverses pour récupérer des bouteilles dont il n’obtient que les bouchons. Les salauds. Heureusement, Alain Roche a une idée. Il saisit son seau et s’en sert pour arroser le banc. Je passe devant eux. Cette flotte a un parfum bizarre. En pleurs, Ceara se confesse : « J’en pouvais plus d’attendre! »

74′
S’étirer devant un public qui vous applaudit mais vous sifflera dès votre entrée en jeu constitue l’un des paradoxes du remplaçant. Il n’aime pas l’être. Il a souvent peur au moment de pénétrer sur le terrain. Ancelotti m’appelle. Il y a trop de bruits, je ne le comprends pas. Je dois m’adapter au contexte, aux consignes et aux partenaires. Par définition, un remplaçant est inadapté. Sur mes premiers ballons je m’efforce de jouer simple, contrôle, passe, deux touches de balle maximum. Je me rends disponible. Je suis celui qui doit faire la différence quand les autres ont abdiqué. Et si j’échoue, on me fera sentir mon inutilité. Pour un peu, il est préférable de rester sur son banc, les pieds dans la pisse, un mollard à portée de bras.

84′

On pourrait croire que le Parc des Princes sonnerait creux sans ses plus fervents supporteurs. Il n’en est rien et chaque ballon touché me transporte en plein milieu d’un concert de métal. Peu après mon entrée le club a pris l’avantage. « T’es notre porte-bonheur », m’a lancé Bodmer. Les footballeurs sont superstitieux. Tant mieux. Les passes redoublent. La victoire est à nous, les techniciens s’amusent. Le rythme m’enivre. J’ai mal à la tête mais je parviens à suivre. Vue du banc. Les remplaçants m’observent. Le ballon allait plus lentement quand j’étais avec eux.

90′
Voilà, j’ai fini. J’ai marqué le troisième but. Un truc de fou. Au coup de sifflet final les gars se sont dirigés vers moi. J’ai eu l’impression d’être Zidane. Je serre des mains. Je cherche un maillot de valeur à offrir à mon frère. Sagbo est tout proche. Non. Rippert. Non plus. Govou ? Trop tard, Motta s’est précipité. Nous quittons la pelouse. Au loin, à l’écart de la foule, je vois Jérôme Leroy qui fume sa clope. Peut-être toujours la même. Timidement, je lui demande son tee-shirt. « Pour mon frère », lui dis-je. « Ah ouais. Ton frère. Antoine, c’est ça? Que devient-il? » C’est ça. C’est dingue. C’était un match au Parc.

a première mesure de Carlo Ancelotti en rentrant du Qatar fut d’appeler Valérie Damidot. La compréhension de la langue posa quelques problèmes en raison du français bancal de l’animatrice mais, très vite, le Camp des Loges fut rénové selon les désirs de l’Italien. On maroufla les murs, on remplaça les canapés usés par un carré de poufs, extérieur design, intérieur billes en polystyrène – les copines de Matuidi, de Lugano, de Camara et de Sirigu. Le coach demanda à ce que l’on transforme la salle de réunion en dortoir pour son staff, nombreux et fatigué par un long voyage. L’aménagement prit peu de temps : les réunions, ici, ne servaient déjà qu’à dormir.

A la fin, quand Kombouaré nous réunissait pour discuter du prochain match, les gars en profitaient pour lui laisser les gosses, un doudou et un oreiller puis filaient en centre-ville faire du shopping.

Sur les clichés, depuis le départ d’Antoine, le Camp des Loges paraît différent. Ancelotti a repeint les préfabriqués en rouge et noir, les couleurs du Milan. « Et celles de Rennes », remarqua Douchez avant que le coach ne l’oblige à se laver la bouche avec du savon. Rose. « Commbbpup la coubmlleur de Toubmpplouse ? » Oui. Rose. Avec des bulles. Plus discrètement, Carlo a changé les portraits des anciens joueurs affichés dans le hall. Luis Fernandez a ainsi laissé sa place à Paolo Maldini. Au niveau de l’image, c’est plus présentable.

Il a beaucoup été question d’image cette semaine.

En haut à gauche de cette photo, prise à Doha, un journaliste nous shoote. Il travaille au Parisien. Nous lui avons reparlé de la Une de son journal annonçant la signature de David Beckham. « Pourquoi tu as écrit ça? Pourquoi? » « Nous avons seulement dit que Beckham était d’accord pour venir, jamais que le contrat était signé. » Il avait raison. Nous n’avions retenu que l’image. Trois mots écrits sur un bout de papier. Des flashs.

Au club, tout le monde pensait que Beckham signerait. Nasser avait pris les mesures. Des maillots, 400.000, allaient être mis sur le marché. Roselyne Bachelot en avait commandé 80.000.

J’ai cru comprendre que le transfert avorté de David Beckham avait énormément fait parler, vendre et réagir. Pour certains, l’image du club en aurait été affectée. J’ai lu cette chronique de François Bégaudeau, dans le Monde, où il explique qu’un supporteur se fout bien de l’identité d’un club, tant que la victoire est là. Il cible le PSG, que les Qatariens dénatureraient, mais il ne cite pas les joueurs. Que pensons-nous de tout cela? Quand Jallet dit avoir le sentiment d’évoluer dans un club étranger, il faut le prendre comme un compliment.
Oui, l’argent, les rumeurs, la presse qui s’emballe, un staff cosmopolite, tout cela donne l’impression que le club ne nous appartient plus. Mais depuis quand un club appartient-il aux joueurs?

Sur cette photo, Bisevac apparaît plus concerné que les autres. Ancelotti a très vite été séduit par son professionnalisme. Ils ont passé énormément de temps ensemble, à discuter, à échanger sur la tactique. Cela ne saute pas forcément aux yeux mais Bisevac est quelqu’un de très intelligent. Il sent le football. Alors que Ménez, par exemple, il sent juste la transpiration.

Tiéné s’efface, en partie dissimulé par Ancelotti. En match, il voit bien qu’on préfère perdre la balle plutôt que de lui adresser une passe. A la cantine, les gars en viennent même à prévoir un pantalon de rechange avant de lui demander de servir à boire. Tiéné fut soulagé de nous quitter pour partir disputer la Coupe d’Afrique des Nations avec la Côte d’Ivoire. Il aimerait partir définitivement. Il en a marre de se faire lyncher par les supporteurs. Les journaux, encore, il s’en fout ; il ne les lit pas. Mais les supporteurs, impossible de ne pas les entendre. On lui a répété que Maicon pourrait arriver fin janvier. « Mais c’est pas un arrière gauche! » « Toi non plus », a répliqué Leonardo.

Des gens partent, d’honnêtes serviteurs, sans qu’on les remercie. D’autres restent, comme Makelele, sans qu’on sache vraiment pourquoi. Parce qu’on les juge importants, j’imagine.

En préparant le match de Coupe de France, vendredi, le coach a pris le temps de s’attarder sur mon cas. Au cours d’un arrêt de jeu, il m’a interrogé sur mes préférences en matière de poste. « Milieu offensif ou attaquant!« , que j’ai dit, juste avant de retourner m’entraîner, le moral gonflé à bloc. Ancelotti nous découvre. Il nous observe. Nous savons qu’il nous observe. Il sait que nous savons qu’il nous observe. Nous savons qu’il sait que nous savons qu’il nous observe – sauf Ménez, que la phrase précédente donne trop mal à la tête pour réfléchir.

Quand arrive un nouveau coach, les joueurs cherchent toujours à l’impressionner. Ancelotti est difficilement impressionnable. Quand on le déçoit, il nous recadre. Au fond, il n’est pas très différent de Kombouaré. Il nous fait juste bosser en 4-3-2-1, sa fameuse tactique en arbre de noël. Elle demande beaucoup d’application.

A un moment, oubliant les consignes, Hoarau a tenté un dribble. Ancelotti s’est frotté les yeux. Puis il l’a engueulé.
« Jouez simple! Simple! Comme Kohler! »

Il l’a carrément pourri à la mi-temps contre Locminé, lui donnant quinze minutes pour réagir. Et il m’a fait entrer à la reprise. Nous avions travaillé l’arbre de noël la semaine en imaginait qu’accrocher un ballon sur la tête de Hoarau suffirait pour l’illuminer. Mais c’était comme si l’arbre avait perdu ses épines et que nous marchions dessus, pieds nus. Quand Erding a remplacé Hoarau, nous n’avions pas été particulièrement rassuré. Les amateurs nous harcelaient. Devant. Derrière. Ils ne semblaient pas fatigués. Devant. Derrière. Un porno amateur. Ils jouaient en équipe. L’instituteur de CM1 taclait comme un fou. Bodmer n’avait jamais aimé l’école. Il était servi. Pour nous, la saison démarrait. Une rentrée des classes. Je connais ce monde amateur. Je sais que la rage, parfois, permet de renverser des montagnes.

Nene demandait le ballon. Il me le passait rarement. Pastore ne le demandait pas. Il me le passait encore plus rarement. Javier ne savait pas où se situer sur le terrain. De temps en temps, il redescendait très bas. Il cherchait Sirigu, son pote, son confident, l’homme qui le réconfortait dans les coups durs. Les attaquants adverses s’approchaient de lui et l’insultaient, en Français. Javier ne répondait pas et fronçait les sourcils ; en Argentin. Nous ne savions plus quoi faire. Je regardais Ancelotti. Il tirait pas une gueule pas possible. Comme sur toutes les photos. Sur les photos, l’équipe semble avoir changé. La réalité est plus floue.

Antoine Kombouaré fut licencié le 22 décembre. Le 23, le PSG convia ses joueurs, leurs agents, leurs comptables, les membres de leur famille – dans cet ordre, selon la disponibilité des places – à un arbre de Noël. Ma mère déclara rapidement forfait. Accaparé par une mission d’intérim, mon frère l’imita très vite. Hoarau, Sirigu, Sissoko, Chantôme, Bisevac, Matuidi, Nene et Ceara se firent tour à tour porter pâles. Jallet rentra chez lui, Gameiro et Bodmer en boîte de nuit. Leurs absences conjuguées poussèrent Leonardo à aménager une pièce du Camp des Loges plus petite, plus intimiste, moins chaleureuse. Ce ne fut pas un arbre de Noël. Ce fut un bonsaï de Noël.

Le 30, nous nous envolâmes à destination du Qatar où nous devions enterrer Kombouaré et l’année 2011. Son successeur se montra le lendemain, une heure avant le coup d’envoi d’une rencontre amicale disputée au Google Chrome Arena, bijou technologique de quatre-vingt-dix mille places surplombant le désert. Durant sa causerie, Carlo Ancelotti nous expliqua s’attendre à une défaite avec au moins deux penaltys généreusement accordés par l’arbitre ; l’équipe adverse, propriété d’un ami de l’émir, ne pouvait se permettre de perdre la face. Nous nous inclinâmes quatre buts à trois. Le troisième penalty fut transformé par un spectateur tiré au sort à la mi-temps : à l’aide du joystick implanté à son siège, le veinard plaça le ballon télécommandé en bas à droite des cages de Sirigu.

Ce lundi 2 janvier, nous découvrons l’académie Aspire, l’INSEP local, l’usine à champions programmés pour la Coupe du Monde de 2022 organisée au pays. À l’extérieur du dôme, un match réunissant les meilleurs élèves sert de démonstration. « Ils viennent d’horizons variés. Les Ivoiriens sont les plus nombreux. Ils en veulent. La plupart seront naturalisés », me confie Hakim, un médecin passé par le PSG et le Stade Français. Le terrain synthétique facilite les contrôles de balle. Un Arabe tente de dribbler un défenseur mais il se fait chiper son bien puis mettre à terre d’un coup d’épaule. Hakim me devine songeur. « T’as remarqué, hein ? Les Qataris sont dépassés par l’engagement physique des Africains. Ils n’ont pas la rage, ces gosses. Ils ont trop été habitués au confort. » À leur décharge, il est difficile de se motiver pour percer comme footballeur professionnel quand tu peux devenir du jour au lendemain président de club et recruter tes joueurs préférés.

Un but est marqué. Nous applaudissons poliment. Des cheikhs nous imitent avant d’avancer vers l’un de nos préparateurs physiques. Ils lui disent bonjour, le confondant avec un joueur. Nene, le meilleur buteur de l’équipe, intervient pour réparer cette étourderie et signer les autographes réclamés. Je tourne la tête de gauche à droite pour chercher des supporteurs mais n’en distingue aucun. J’ai tendance à croire Hakim quand il me dit que ce qu’il manque à ce pays si riche, au fond, c’est l’émotion. Le football en apporte. Il est rassembleur. Tout près de tribunes en béton, un échafaudage annonce des travaux d’envergure. Alors que mes coéquipiers se dirigent vers le complexe en traînant la jambe, je me rapproche d’un camion qui déverse du gravier dans un trou énorme. Des ouvriers se font engueuler par leur chef de chantier. M’apercevant, le contremaître cesse de les apostropher et s’adresse à Hakim. « Qu’est-ce tu fais là ? Allez, suis-moi », me corrige ce dernier. Je jette un dernier regard sur ces hommes battus. De la main, ils me saluent avec un mélange de tendresse et de panique.

Les conditions d’entraînement à l’académie font franchement rêver. Chaque jeune est suivi par un diététicien, un préparateur technique et un médecin particulier. Hakim nous explique le fonctionnement de ce caisson antigravité qui permet à son utilisateur amoché de ne ressentir que 20 % de son poids et ainsi de pouvoir courir, malgré la blessure, sur le tapis roulant. À l’étage, les chambres d’altitude, au niveau d’oxygène raréfié, simulent une plongée à quatre mille cinq cents mètres sous l’eau. Cinq minutes de marche sont nécessaires pour atteindre le laboratoire de chimie et de microbiologie. Au centre de clonage, un ancien attaquant du Real Madrid, aujourd’hui en pré-retraite, est attaché à un brancard. Des scientifiques lui plantent des seringues dans l’arrière-train. Un chercheur étudie des amibes au microscope. « Nous essayons de créer le footballeur parfait. Nous prélevons sur ce monsieur les fameuses gênes du buteur. » Le futur du football est au Qatar mais il vaut mieux que le football l’ignore.

Mes coéquipiers sont partis. Ne sachant où aller, je descends dans le hall. La lumière des lustres aveugle si puissamment l’entrée que les formes sont des mirages. Leonardo discute avec un Qatari. Dissimulé derrière une brochette de plantes artificielles, je ne loupe rien de leur conversation.

« L’équipe du cheikh ne marque pas assez. Il nous faut un attaquant.

– Kohler est plutôt doué.

– Est-il intéressé pour venir jouer au Qatar ?

– Nous le payons mal.

– Alors il le sera.

– Peut-être.

– Combien veux-tu pour le transfert ?

– Nous verrons ça plus tard, Houssam. Et ne parle pas si fort. »

Un transfert au Qatar ?

Notre tour, trois cents mètres de haut, projette des faisceaux bleus et verts. À son sommet, un halo jaune vif concurrence le soleil. L’hôtel ressemble à un pénis multicolore, comme frappé de maladies exotiques. Je lui tourne le dos. Des chauffeurs de taxis me hèlent dans un anglais bancal. Trente-huit degrés. Aux terrasses, l’eau est plus cher que le litre de super. Les plats des restaurants n’ont pas d’identité propre : ils sont américains, italiens, français ou espagnols ; ils dégagent des arômes similaires et rassurants pour plaire au plus grand nombre. J’espère trouver de la nourriture locale en me dirigeant vers un souk. Des vieillards fument une shisha à l’intérieur d’une maison en bois. Une odeur de poissons emplit la rue. À l’aide d’un marteau, des femmes concassent des crabes. Les commerçants brocantent des casseroles, des marteaux, des CD, des épices. Un casque militaire m’intrigue. Soixante euros. Le marchandage dure plusieurs minutes. Je l’obtiens à soixante-quinze. Les étrangers se promènent manteau noué autour du cou, les poches ballantes. Ils ne semblent pas se méfier d’éventuels pickpockets. Un vendeur tente de me refourguer un équipement artisanal pour monter à dos de chameau. Il n’est pas très cher. J’ai cinq mille euros en liquide. Je le prends et l’essaye sur la plage voisine. Le balancement de l’animal est marqué. Je contracte les muscles pour ne pas tomber. La surface de la mer est lisse, satinée, seulement éclaboussée par l’ombre des immeubles et les vibrations d’un obèse sortant des flots. Revenant vers le City Center, le plus grand centre commercial de Doha, je vois des sourires sortir des gratte-ciels. L’existence est si simple, ici, agréable par instant. Je gare mon chameau sur la place prévue à cet effet. La tour paraît soudain un peu moins élevée. Mes coéquipiers ont préféré rester dans leur chambre plutôt que de visiter cet endroit. Ils doivent probablement se goinfrer de dattes. Je ne les comprends pas. Ils auront le temps de ne rien faire lorsqu’ils seront à Paris. J’ai l’impression qu’ils se satisfont du vide.

Une berline s’arrête. Une femme de petite taille, chinoise ou japonaise, en sort avec son fils. Foulard rose sur l’épaule. Sac à main doré. Bijoux fantaisies. Elle s’approche d’un magasin, reluque les dernières nouveautés – des godes et des œufs vibrants, essentiellement – puis crache sur le trottoir. Elle remonte dans la voiture après avoir embrassé le chauffeur sur la bouche. Son enfant se penche à son tour sur la boutique érotique, l’attention captée par les vagins artificiels. Il hésite. Il pourrait entrer à l’intérieur du magasin que sa maman, occupée à téléphoner, ne le remarquerait pas. Finalement, il choisit de s’en aller. Il aurait pu entrer pour échapper à la rue, à ce luxe et à la tronche de l’acteur Robert Pattinson collée aux panneaux publicitaires mais, de toutes ces vulgarités, il préféra sa mère.

Nous arrivons devant le Parc une heure avant le coup d’envoi de PSG-Lille. Ambiance tiède. Les policiers se déploient autour de l’enceinte en s’éparpillant devant des groupes de supporteurs armés de lunettes 3D et de casquettes à hélice. Germain le Lynx s’échine à réchauffer le climat en tournoyant autour des impatients bloqués dans les files d’attente. La mascotte embrasse les nourrissons mais ne reçoit en retour que des larmes. Sébastien lève la main. Il est suivi par deux mecs, Ludo et Youssouf, anciens fidèles boudant désormais le stade. Le coût des abonnements a quasiment triplé en un an, me disent-ils. Sébastien se greffe à leur détresse : « Je me souviens qu’en 2001, tu pouvais te payer une bonne place pour cinquante francs… Maintenant, c’est cinquante euros. C’était le bon temps, quand même… J’aimais bien quand on partait en car sur les routes et qu’on faisait six cents kilomètres pour suivre l’équipe. Maintenant, tout est encadré… T’as même plus le droit de gueuler… » Face au mépris de la direction, ils se contentent aujourd’hui de mater Canal+ les soirs de rencontre.

Grand seigneur, j’invite Sébastien, Youssef et Ludo dans les virages tout en réservant à Medhi le soin de m’accompagner en présidentielles. Le Parc s’est payé un lifting qui aurait pu rendre Madonna jalouse. Les Qataris souhaitent qu’il devienne l’écrin du club. Ils ont inauguré au cœur du bâtiment une bijouterie où se presse la nouvelle clientèle. Plusieurs boutiques mettent à l’honneur la culture française : Dior, Chanel, Lenôtre et Leroy Merlin – s’acheter une perceuse, de nos jours, n’est plus à la portée du premier venu. Par tradition, les joueurs non retenus par le coach s’asseyent en tribune. Medhi me croit légèrement blessé.

« Tu penses pouvoir débuter bientôt en Ligue 1 ?

– Dès que je serai rétabli, ouais… Kombouaré me kiffe.

– C’est vrai qu’il va se faire virer ?

– Ca m’étonnerait. On est quand même deuxième.

– J’ai lu que vous cherchiez une pointure pour attirer des stars.

– On verra bien. »

Près d’un poteau de corner, des basketteurs smashent en sautant sur un trampoline rose. Notre mascotte s’affole au bord du terrain. Elle tente de ranimer le kop Leproux, du nom de l’ancien président du PSG, célèbre depuis sa politique de pacification des tribunes. Nous lui devons le placement aléatoire, la multiplication des interdictions de stade et les dissolutions des associations de supporteurs. Germain le Lynx n’est qu’une inoffensive peluche. Ces boy-scouts recrutés par la direction n’affichent pas le moindre signe de nervosité. Leur passivité m’insupporte. Les gens qui ne font aucun bruit en tribune sont les mêmes qui prennent une salade au McDo.

« C’est pas Domenech, en bas ? », demande soudain Medhi. L’ex-sélectionneur de l’équipe de France se tient effectivement au beau milieu d’une rangée princière, enrichie de manteaux de fourrure. Lui se couvre la tête avec la capuche de son sweat. Ici, il peut rencontrer certaines des plus grandes fortunes du monde venues se montrer et faire des affaires, des propriétaires de formations du Golfe Persique, des Américains, des Chinois, des Australiens ou des Japonais, autant de patrons potentiels. Cherche-t-il un poste ou veut-il seulement profiter du spectacle en toute tranquillité ? Je ne serais pas contre le voir succéder à Kombouaré. Les médias le critiquent alors qu’il a tout de même disputé une finale de Coupe du monde. Il est aussi connu pour donner sa chance aux jeunes.

J’ai regardé mes coéquipiers s’échauffer avec un fort sentiment de haine puis je me suis progressivement effacé au profit du match. Les Lillois dominaient les échanges. Leurs fans criaient « On est chez nous ! » en ridiculisant les nôtres, préoccupés à coordonner une ola. Rapidement, un guignol en costume eut l’idée brillante de commenter chaque décision d’arbitrage par une expertise de son cru. Domenech incita l’homophobe à se taire par un habile tirage de cravate. À la seconde ola, survenue après une remise en touche, l’ancien coach des Bleus attendit la fin des hostilités pour se lever à contretemps dans un champ de moutons redevenus silencieux. Lorsqu’il entendit la foule conspuer Pastore après une frappe manquée, il s’attaqua à ses voisins : « Encouragez votre équipe, bordel ! Encouragez-la ! Public de merde ! Public de merde ! » Instantanément, les supporteurs lillois reprirent le chant et la tribune de presse remixa le morceau en « Domenech de merde ! » ; alors, notre héros, de rage, enleva son pull pour le lancer sur un malheureux, ciblant par ce geste une caméra reliée à l’écran géant ; si bien qu’après cette exposition médiatique, le Parc des Princes n’eut que son nom à la bouche.

A la mort de Socrates, Gameiro a mangé du gâteau aux myrtilles. Comme tout le monde, bien sûr, il avait entendu parler de l’ancien capitaine du Brésil par l’existence de Raï, son frère. Kevin ignorait en revanche qu’il avait été en pleine dictature militaire l’un des leaders de la démocratie corinthiane, un système de gouvernance qui vit les joueurs des Corinthians diriger le club entre 1982 et 1985. Carlos Tevez allait bientôt prendre sa place de titulaire. Socrates pouvait bien crever.

Kombouaré pouvait bien disparaître, kidnappé par la mafia milanaise, nous ne viendrions pas le secourir. Par la force des choses, parce qu’il s’agit de notre seul moyen de survie, nous nous mettons volontairement en retrait des évènements extérieurs. Les rumeurs sur l’avenir du coach? Elles glissent sur nous. Les applaudissements des supporteurs? De simples bruits de fond. L’essentiel consiste à prendre la voiture, à venir à l’entraînement, à se rendre au stade et à la mettre au fond. Notre perception du monde ne dépasse pas le périphérique. C’est ça ou bien commencer à réfléchir, à s’intéresser aux autres, à ressentir des émotions. Le début de la fin.

Venant de Moulins, Medhi est sorti Porte de Pantin, hier, les bras chargés de cadeaux – de la Giskäärd, une bière auvergnate, des serviettes propres, les saisons 4 et 5 de la série Le Chômage, l’adaptation clermontoise de The Office. Il est en vacances, il restera la semaine. J’ai besoin de parler, de déconner avec quelqu’un, de ressentir des émotions. Le début de la fin? Quel début? Pour moi, au PSG, rien n’a encore commencé.

Dans le groupe, on m’estime asocial, comme Gourcuff. Paraîtrait que je baisse la tête dans les couloirs. Pourtant, Ménez le fait sur les terrains de Ligue 1 et personne ne dit qu’il déprime. Son coiffeur, sûrement. Ménez, non.

Pour me vanner, Sylvain Armand prétend que j’ai la tronche de Karl Marx, le moins drôle des Marx Brother. Ca m’a étonné, sérieux, qu’il connaisse Karl Marx. Mais c’est Armand. Il est à Paris depuis longtemps. A force d’aller en soirée, il connait des gens.

Il fut le seul que la mort de Socrates a véritablement secoué. Armand est un cas à part. Il jouait au XXème siècle, à l’époque du FC Nantes. Il a une conscience politique. Il aimerait qu’on s’inscrive sur les listes électorales avant le 31 décembre. Ca en agace beaucoup. Ca agace pas mal Luyindula. Luyindula, il n’est même pas inscrit sur les feuilles de match. Alors les listes électorales, tu penses…

Comme Socrates, Sylvain Armand a vécu au plus près la dictature militaire. Sous Halilhodzic. Il a vu l’un de ses amis être déporté dans le sud de la France dans des conditions inhumaines, à l’arrière d’un taxi dont le chauffeur écoutait en Podcast les Grosses Têtes, à 23h45, au crépuscule du mercato. Il a vu des hommes, d’honnêtes citoyens, se faire humilier en public en jouant dans la même équipe que Reinaldo et Charles-Edouard Coridon. « Sans prévenir, la dictature pointait son dard sur l’un de ses sujets et l’obligeait à se déshabiller après l’entraînement, par un malin plaisir, pour qu’il file à la douche. » La veille des matchs, la milice frappait à la porte des chambres à même pas cinq heures du matin et éteignait les consoles de jeux sans laisser aux plus habiles la possibilité de fuir ou de sauvegarder. En cette période de crise économique, le rationnement battait son plein. Les supporteurs attendaient dehors, sous la pluie, pour voir et toucher Pancrate. En période de privation, le premier légume qui passe a le goût du foie gras.

A la fin de la guerre, Armand rentra dans son pays, en Rhône-Alpes, épouser une fille de là-bas, avant d’être à nouveau rattrapé par ses obligations militaires. Las, il se dit alors qu’un jour il fonderait une communauté pacifique, idéale, avec des pommiers, des moutons et des chèvres.

« Les chèvres, c’est pourtant pas ce qui manque ici, note Medhi.
– Déconne pas. Et sois discret. Normalement, j’ai pas le droit de te faire visiter le centre d’entraînement.
– Relax. On s’en branle. Tu veux qu’il t’arrive quoi? D’être rétrogradé en réserve? Tu joues déjà en équipe réserve. »

Medhi appuyait toujours au bon endroit. Là où ça fait mal. Depuis que l’OM avait brisé ses rêves de carrière, il se montrait très critique envers les footballeurs et tous ceux qu’il considérait comme corrompus par le système. Je le savais anarchiste. Pour tout dire, à Moulins, il conduisait carrément à gauche. On reconnait les vrais révolutionnaires au fait qu’ils n’ont pas besoin du permis pour conduire.

« Socrates, c’était un putain de joueur. Un mec avec des couilles. Pas comme tes coéquipiers. Eux, ils n’auraient jamais eu l’idée de prendre le pouvoir.
– Tu te trompes. »

A la mort de Socrates, Sylvain Armand tapa du poing sur la table. Il en avait plus qu’assez de manger du gâteau aux myrtilles tous les jours à la cantine. Il sentit que le moment était venu d’en finir avec l’ancien régime.

« Trop gras, trop calorique. Place au changement! Place aux salades de fruits! »

Demander à un footballeur de manger de la salade, même de fruits, c’est comme lui demander d’aller voter ailleurs qu’à Secret Story. Très vite, Armand comprit qu’il ne pouvait imposer ses choix sans la majorité. Alors, il s’allia avec Mamadou Sakho, le membre le plus charismatique de l’effectif, un battant, un guerrier, un politicien dans l’âme, le Dominique de Villepin du 18ème. Ensemble, ils créèrent la démocratie parisienne le 6 décembre 2011, promesse d’un jour nouveau où les joueurs, désormais, « se concerteront avant chaque grande décision de la vie du club.« 

Démocratiquement, Mamadou Sakho constitua un parti réunissant toutes les forces en présence, où chacun aurait une part de responsabilité égale, des arrières droits aux milieux gauches, même les remplaçants, même Edel, à vrai dire, même le jardinier, en fait, et son pote Joël, aussi, un gars qui vendait des voitures. L’effectif du club passa à 242 éléments.

« Ca fait vraiment des petites parts de gâteaux« , observa Douchez – du banc de touche, on observait mieux.

La première décision de Sakho fut donc d’augmenter la quantité de gâteaux à la myrtille servis à la cantine. Armand fut d’accord, à condition qu’on lui garantisse une portion de salade de fruits par jour.

Durant deux midis consécutifs, 242 hommes que tout oppose oublièrent ainsi leurs différences, témoignant qu’il suffit d’un peu de diplomatie pour rendre le monde – et un dessert réchauffé au micro-onde – meilleur.

Et puis, le troisième midi, des gars remarquèrent que, de toutes les parts, la plus grosse revenait toujours à Sakho. Ces mêmes gars ont commencé par trouver ça louche. Mais ils décidèrent de ne rien dire afin de ne pas briser l’élan démocratique né des négociations du 6 décembre 2011 – et aussi parce qu’on leur avait promis un biscuit en forme de cigarette avec leur gâteau.

Quelques jours plus tard, Sakho se ramena avec une part de gâteau accompagnée d’une délicieuse crème vanillée. Nous avons alors compris que nous possédions tous une part de responsabilité égale, mais que la sienne était recouverte de Chantilly.

Ainsi est née la démocratie parisienne.

C’était formidable.

Nous recevions des directives de Kombouaré, qui en recevait de Leonardo, qui en recevait de Nasser Al-Khelaifi, qui en recevait de l’Emir du Qatar, qui ne recevait la Ligue 1 qu’en streaming. Officiellement, tout le monde devait rendre des comptes. Officieusement, chacun faisait son truc dans son coin en espérant que personne ne le grille.

Il était possible de critiquer ouvertement le gouvernement titulaire dans la presse sans risquer une sanction. Pastore avait essayé. Il jouait encore.

Il était également possible d’accumuler les casseroles tout en conservant sa place, semaine après semaine. Tiéné avait essayé. Il jouait encore.

Même sans jouer, j’avais le sentiment de participer à quelque chose. Le début d’une nouvelle ère, qui sait? Car nous serons champions. Car nous sommes supérieurs. Nous avons le pouvoir. D’aller en Angleterre, là où l’impôt est plus vert. Pour nous retenir, le PSG nous augmentait. Nous acceptions. Puis nous traversions quand même la Manche. Bien entendu, tout cela concernait surtout les plus riches. En contrepartie, les petits salaires avaient le droit de l’ouvrir. Personne ne les écoutait, certes. Mais ils pouvaient l’ouvrir. Non, je n’étais pas asocial. Je parlais souvent. Personne ne m’écoutait, c’est tout.

A la cantine, nous mangions ensemble, nos écouteurs sur la tête. Nous prenions le bus ensemble, nos écouteurs sur la tête. Nous écoutions de la musique ensemble, avec notre propre musique dans la tête. Nous vivions ensemble sans vraiment jamais se rencontrer. C’était ça, la démocratie parisienne ; tous ensemble, unis dans la même démarche, à bord du même bateau, nous faisions nos trucs dans notre coin.

« En gros, Kevin, ta démocratie parisienne, c’est la démocratie française. C’est ça?« 

Medhi appuyait toujours au bon endroit.


Soudain, alors que les coéquipiers balançaient des grenades lacrymogènes pour ralentir l’afflux des Marseillais vers le car de l’équipe, j’ai eu envie d’aller aux toilettes. Comme ça, sans prévenir. Comme un tacle par derrière de Stéphane Mbia « Kevin, c’est pas le moment! » a gueulé Matuidi. C’est jamais le moment avec eux.

Tu le sais sans doute mais au Vélodrome l’un des urinoirs est tapissé de photos de Fabrice Fiorèse. C’est le seul où tu n’as pas les pieds dans la pisse ; comme si ses utilisateurs ne manquaient jamais leur cible. J’ai essayé de faire vite. Ca ne venait pas. J’ai pensé aux chutes Salto Angel, les plus hautes du monde. Ca ne venait pas. J’ai agité mon zboub en pensant à un robinet, puis à un robinet d’eau tiède, puis à une interview de Lionel Messi. Ca ne venait toujours pas. Puis j’ai entendu du bruit. Des supporteurs marseillais. Instinctivement, je me suis caché dans les toilettes réservés aux handicapés.

« Hé, y a pas comme une odeur de merde? »

Démasqué.

« Y a quelqu’un? »

Un polo bleu avec des tâches de vomi orange traînait sur le sol. Comme le car allait bientôt partir, j’ai enlevé mon survêtement PSG et j’ai enfilé cette immondice avec le même dégoût qu’Anna Nicole Smith essayant son milliardaire de mari le jour de sa nuit de noce. En sortant des chiottes, les deux supporteurs m’ont pris dans les bras. « Oh putain! Mec, venir avec le maillot Third, t’es un vrai, toi! Viens, on t’emmène chez Jéjé. » Le Vélodrome s’était vidé de sa raison d’être. Ne restaient que quelques fanatiques et ma pauvre personne entraînée vers l’inconnu, contemplant cette place de parking vide que l’équipe, ne pouvant plus de m’attendre, avait abandonné.

Ensuite? Ensuite, eh bien les loustics m’ont conduit jusqu’à un bar d’aspect insalubre, des grappes de raisin plein la figure, refuge aménagé d’amas de bibelots, répliques de trophées, véritable Coupe de la Ligue 2010 servant de cendrier, sculptures éparses et difformes, quinze chaises maximum. Des types priaient autour d’une petite table ; dessus, fixée sur un cadre et éclairée par des bougies aux couleurs de l’OM, une icône représentait Didier Drogba   »Un jour, m’a dit l’un des fidèles, il viendra nous sauver. Notre guide suprême, le grand Matxifouth, l’a encore annoncé ce matin. »‘ A l’opposé de la pièce, un gars aux cheveux blancs et longs jouait aux fléchettes. Il prenait une photo de Deschamps pour cible.  »Un jour, je viserai juste. Quand j’arrêterai de boire. Ha ha ha! Enchanté, René Malleville. »

Il se présenta comme le supporteur de l’OM le plus connu de la ville.

 »Faux! lui répondit un poivreau accoudé au comptoir. Le plus connu, c’est Tonini.
– En France, peut-être! Mais pas à Marseille! Pas à Marseille!
 »

Malleville observa mon polo bleu et orange.

« Oh putain! Le maillot de Champion’s League! T’as des couilles de te balader avec ça. Une sacrée paire de couilles. Jéjé, laisse-nous descendre au QG. Le gamin mérite de savoir.
– René, sans le mot de passe, tu sais bien que…
– Mais va chier chez ta mère!
– C’est correct. Allez-y.
 »

Tu m’écoutes toujours? Ok. Bon, les escaliers nous ont conduit à un sous-sol insalubre, refuge aménagé d’amas de bibelots, répliques de trophées, véritable Coupe de la Ligue 2011 servant de crachoir, sculptures éparses et difformes, vingt chaises maximum. Des types dansaient autour d’un totem à l’effigie de Didier Drogba. En passant devant le comptoir, j’ai demandé : « C’est pas exactement le même bar qu’en haut? » Malleville a répondu :  »Pas du tout. C’est comme les frères Ayew. Tu crois qu’ils se ressemblent mais l’un des deux n’existe que pour faire diversion. »

Au Quartier Général, m’a-t-il expliqué, se nouaient les intrigues de palais, les grèves des encouragements et les communiqués officiels envoyés aux journalistes.

« Je me réfugie ici quand ma femme me trompe.
– Ta femme ?
– L’OM. Ma femme, c’est l’OM, et elle me trompe souvent. Hein Jéjé?
– Ouais mon René. Sans l’OM, on serait tous en train de boire à l’espoir d’une vie meilleure.
– C’est pas ce que vous faites déjà?
– Oh, putain, petit! Tu nous insultes là! Attention, tu vas finir en supporteur parisien, hein! Ha ha ha!
– Euh…
– Allez, panique pas. T’es pas un parigot. Et puis bon, sans eux, on s’emmerderait un peu. Pas vrai Jéjé?
– Ouais. On gueule, on dit de la merde, on s’occupe, quoi. On entretient la tradition. Comme le foot ne nous fait plus vibrer, on vibre tout seul.
–  C’est devenu chiant, le foot. Alors on se sègue
. »

Et puis, je te raconte la suite : alors que tout ce beau monde cherchait un moyen pour que l’Europe parle à nouveau marseillais (« demander à Tapie de revenir » ; « organiser une Ligue des Champions entre clubs des Bouches-du-Rhône » ; « enseigner le Marseillais dans les universités d’Oxford, de Milan et de Munich »), Malleville a proposé de faire virer Deschamps. Malgré la victoire face au PSG, 3-0. « Parce que bon, tu comprends, maintenant qu’il se croit tranquille, on va pouvoir se le faire par surprise. » Un type a alors appelé un type et, dix minutes plus tard, le type en question – pas le premier, le second. Tu me suis? – est entré dans le sous-sol et a étalé sur la table une carte Michelin des environs de Londres.

« Voici l’immeuble où vit Drogba. Cinquième étage. Un hélicoptère. On vole à hauteur de la fenêtre de sa cuisine, j’entre, je le kidnappe et on le ramène à la Commanderie. Quelqu’un sait conduire un hélicoptère?
– Oh putain, Anigo! T’écoutes pas quand on te cause au téléphone? On bosse sur Ze Deschamps Project, là.  »

Ze Deschamps Project, comme ils me l’ont expliqué, c’est la révolte du peuple envers les puissants, la revanche du romantisme sur le pragmatisme, le retour au football champagne, au respect des valeurs du club, un hymne à la vie, à l’amour, en gros, voilà. Je sais, ils m’ont pas expliqué très bien. Mais va expliquer des trucs, toi, après trois verres d’alcool.

« Ze Deschamps project? Ouais, j’ai aussi un plan pour ça, a enchaîné Anigo. Je sais où il habite, Didier. Troisième étage. Un hélicoptère. On…
– Oh putain, tu me casses les couilles avec tes hélicoptères. »

Tu vas pas le croire, mais dès qu’il a dit ça, Marco Simone a pénétré à son tour dans la pièce en mettant son retard sur le compte des bouchons. Il tenait une caisse de dynamites. Lui aussi voulait faire sauter Deschamps. Derrière lui, en file indienne, se tenait respectivement Gérard Houllier – « J’ai entendu parler d’une conspiration. Je peux rendre service? » -, David Ginola – « J’ai entendu Gérard Houllier. Je peux lui casser la gueule? » – et une cagole à la poitrine refaite – « faites pas attention à moi, j’ai juste suivi Ginola. » En gros, tout le monde voulait se taper tout le monde.

J’ai commencé à perdre vraiment le fil quand Anigo s’est mis à évoquer « Ze Gignac Project« . Il avait reçu un appel d’un certain Michel Seducci, dit « Le Lillois », qui se disait prêt à offrir dix briques à celui qui lui ramènerait Gignac, mort ou vif, jeudi matin chez lui. ‘‘Une histoire perso, j’sais pas trop quoi, un pré-contrat non respecté. » Gignac se faisait très discret depuis ses démêlés avec la presse et la justice. Malleville avait fait surveiller tous les McDo de la ville, sans résultat. Anigo proposait d’utiliser un hélicoptère. Il fallait juste attendre que l’engin revienne de Londres. Il se faisait tard, je me suis barré doucement. Et c’est ainsi que j’en suis venu à louer cette chambre minable dans cet hôtel pourri et à te parler de tout ça derrière ce mur en carton. Tu le crois, toi, que Deschamps peut sauter? Tu le crois?
« Ouais, je veux bien le croire. Quand Marseille te rejette, de toute façon, y a plus rien à faire. Je suis bien placé pour le savoir : ça fait presque une semaine que je me planque ici, moi.
– Ah ouais? T’as fait quoi ? C’est quoi ton prénom?
– André-Pierre. Je joue pour l’OM.
– Oh putain. »

Il toussa.

« Et tu… tu… Tu fais quelque chose, jeudi? »

Après tout juste cinq minutes d’opposition, Kombouaré a pris le ballon entre ses mains et l’a fait exploser par psychokinésie. Puis il s’est mis à hurler :  »Bon, ben si vous ne voulez pas vous faire de passes, je rentre chez moi! » Le discours du coach passait mal, lui aussi. Surtout depuis qu’il était mort. Les gars le soutenaient toujours mais, inconsciemment, se donnaient moins à l’entraînement, comme s’ils préservaient leurs forces pour son successeur. Après tout, Kombouaré nous avait trouvé bons contre Nancy. Ce n’était pas la peine d’en faire plus.

Quand L’oeil de Moscou, alias Angelo Castellazzi, revenait s’asseoir dans les tribunes du balcon, nous retrouvions subitement de l’allant. L’Italien prenait des notes, abondamment, en nous observant de ses jumelles – elles fonctionnaient « parfaitement », selon Ménez, qui les utilisait quelquefois pour chercher Gameiro en profondeur. Castellazzi était proche de Leonardo. Nous étions sûrs qu’il lui répétait nos erreurs.

L’oeil de Moscou avait dû attraper une conjonctivite ce jour-là puisqu’il semblait absent. Nenê et Pastore abusaient des dribbles jusqu’à l’indigestion – Javier allant même jusqu’à jongler sur 150 mètres avant de plonger dans un cerceau enflammé, propriété du Cirque du Soleil. A l’AS Moulins, c’était simple : le premier qui réussissait un geste technique gagnait sa place pour le match du week-end ; puis, à la fin, l’entraîneur tirait au sort pour désigner les huit ou neuf joueurs restants. A Paris, c’était différent. Kombouaré voulait jouer collectivement,  »en respectant les consignes. »

 »Attendez coach, partez pas! On voulait pas leur manquer de respect, aux consignes!
– Dites-leur qu’on s’excuse!
– Fallait y penser avant!
répondit Kombouaré. Mais rien ne vous empêche de continuer sans moi. »

J’observais Bodmer et Armand courir vers leur voiture, au loin. C’était la première fois qu’ils couraient aussi vite. Ah, si seulement Paris jouait dans un parking. On serait inarrêtable.

Le déplacement à Marseille approchait sans susciter d’effervescence au sein du groupe. Le staff nous avait demandé de répondre le moins possible aux sollicitations et d’adopter un comportement quasi-militaire dans l’approche du match. Un ancien soldat reconverti préparateur physique – il avait jadis exercé sous les ordres d’Halilhodzic et de Saddam Hussein – était venu, lundi, nous recadrer. Nous avons tiré sur des cibles mouvantes (Alain Roche et Apoula Edel, déguisés en frères Ayew). Nous avons appris à désactiver des mines et à marcher en cadence sur l’air de la Ligue des Champions. On nous a même implanté des puces électroniques dans le cou, capables « d’améliorer nos mouvements face à l’adversité » et « de vérifier que nous ne sortions pas en boîte lors de cette semaine décisive« . Sincèrement, tout cela ne servait à rien. Ce n’était que l’OM.

Dans La Provence, hier, José Anigo avait bien tenté de nous déstabiliser en présentant Paris « comme une équipe de millionnaires égocentriques vaguement pédésexuels sur les bords. » L’attaque n’avait pas franchi la Loire. Oh, bien sûr, les supporteurs voulaient nous voir gagner et nous entendions leurs cris, dehors, près des barrières. Mais l’écart entre notre équipe et celle de l’OM est telle qu’il nous suffira de marcher pour la vaincre. La force du PSG, cette saison, c’est de ne jamais douter. Sirigu, Pastore, Lugano et Sissoko nous transmettent leur confiance et cette décontraction avant les grands rendez-vous ; ou ceux censés l’être, sur le papier.

Revenant de l’entrée, Mathilde se tourna vers le responsable de la sécurité.

« C’est Dhorasoo. Il veut entrer.
– Niet. Ordre de Guy Lacombe.
– Lacombe? Il a quitté le club depuis longtemps. Je crois qu’il est parti rejoindre une communauté hippie en Ardèche. Ils acceptent encore la moustache, là-bas.
-Bon. Laisse-le passer, alors. »

Depuis août, Peguy Luyindula s’entraînait avec la réserve. Nos chemins s’étaient croisés. L’attaquant allait bientôt être licencié alors qu’il n’avait pas commis de fautes, sinon celle de vouloir être titulaire. Vikash Dhorasoo lui avait conseillé d’imiter Jean Lassalle et de se lancer dans une grève de la faim. Peguy avait refusé, de peur de perdre cette silhouette musclée qui faisait son succès auprès des femmes. L’ancien milieu de terrain international revenait plaider sa cause en toute discrétion.

 »Là-bas, sur la pelouse! indiqua-t-il à la vingtaine de caméramans qui le suivaient. Un endroit dégagé, où l’on pourra bien m’entendre! »

Une par une, il serra nos mains.
 »Entendez la ferveur de la foule! Les gens soutiennent mon combat!
– J’ai plutôt l’impression qu’ils chantent :  »Kohler, Kohler, rentre pas chez ta mère »
– Peu importe! Je sens dans l’air un parfum de révolte! Cela me rappelle le jour où j’ai claqué la porte de l’équipe de France, après la Coupe du monde 2006.
– Ce n’est pas plutôt Domenech qui ne comptait plus sur vous?
– Peu importe! »

Dhorasoo avait été mis à pied par le PSG en 2006. Il menait depuis une brillante carrière multicarte de joueur de poker, de chroniqueur sportif et de fondateur d’un mouvement politique, Tatane, manifeste pour un football plaisir, durable et joyeux ; présenté ainsi, effectivement, ça sonnait surtout comme le manifeste d’un film porno avec Blanche-Neige.

Alors, devenu le centre d’un amas de visages envoûtés, grossièrement attroupés sur la pelouse, Dhorasoo s’est gratté la touffe et a commencé à disserter sur sa condition d’esclave des puissants, les épaules rentrées et la premier bouton de chemise ouvert, rejouant Katsuni dans ses meilleurs rôles.

« Il y a cinquante ans, l’un de nos frères – il s’appelait Eugène N’Jo-Léa – fut à l’origine de la création de l’UNFP, votre mère nourricière. Ce jour apporta l’espoir aux millions de footballeurs marqués par les flammes d’une injustice foudroyante et annonçait l’aube joyeuse qui allait mettre fin à la longue nuit de la captivité. Mais cinquante ans plus tard, nous devons faire le constat tragique que nous ne sommes pas encore libres. Cinquante ans plus tard, la vie des footballeurs reste entravée par la ségrégation et enchainée par la discrimination. Comment expliquer, sinon, que je gagne deux fois moins qu’Eric Di Meco en participant à 100% Foot ?
– Bravo! Bravo!
– Cinquante ans plus tard, les footballeurs représentent un îlot de pauvreté au milieu d’un vaste océan de prospérité matérielle. Oui, nous sommes pauvres! Pauvres de droit!
– T’as raison Vikash! J’ai même pas pu m’acheter une voiture ce mois-ci!
– Je suis venu ici pour demander aux monstres qui vous enchaînent le paiement d’un chèque.
– Bravo! Bravo!
– Un chèque qui vous garantira, mes frères, davantage de liberté!
– Euh… Et pour ceux qui se sentent déjà bien libres, y a pas moyen d’avoir un autre genre de chèque?
– Luttons! Marchons ensemble, jurons d’aller toujours de l’avant, sans obéir à ces hommes qui nous ordonnent de reposer nos corps fatigués dans les motels des routes et les hôtels des villes.
– Bravo!
– C’est clair! Ras-le-cul des mises au vert!
– Je ne suis pas sans savoir que certains d’entre vous arrivent ici après maintes épreuves et tribulations. Certains d’entre vous viennent directement des cellules étroites des prisons.
– Ouais! On est tous passés par un centre de formation! »

J’avais fait celui de Saint-Etienne. Pas longtemps.

« Une question, au fond ?
– Bonjour, Kevin Kohler, remplaçant.
– Remplaçant ou titulaire, nous sommes tous frères.
– Au RC Lens, peut-être. Dites, votre discours, vous l’avez pas un peu pompé sur celui de Martin Luther King?
– Je… Ne nous laissons pas distraire, camarades! Après des années d’humiliations, d’attaques psychologiques, de brimades en public, de rabaissements mesquins, il est temps pour vous de réagir. Le footballeur professionnel moderne est un individu isolé, sans attaches, sans affects, le produit idéal d’un marché mondialisé qui n’en rêvait pas tant. Le moment est venu de se réveiller pour défendre l’un des nôtres, l’un des vôtres, qui pourrait être vous.
– Ouais! T’as raison, mec!
– Le moment est venu de montrer aux présidents de club, aux agents et aux entraîneurs que nous ne sommes pas que des marchandises, mais bien des êtres humains!
– C’est pas déjà texto ce que vous disiez dans votre chronique dans l’Equipe?
– Euh… Je… Comme vous, j’ai été seul, confronté à des responsabilités qui m’échappent. Pourquoi m’a-t-on choisi pour porter secours à ce monde en ruine alors que je suis l’exemple même de l’échec ? Parce que je suis l’élu, mes frères, et vous allez devoir me suivre.
– C’est pas un peu exagéré, quand même, de…
– J’ai perdu trente-cinq ans de ma vie à coucher avec des femmes qui se sont toujours foutues de moi, j’ai gaspillé mes forces et mes week-ends dans un sport qui ne me méritait pas, j’ai sagement attendu la fin de ma carrière en me satisfaisant de mon statut de victime.
– Vikash, on n’est quand même à plaind…
– Je suis, vous êtes les plus pitoyables représentants d’une société libérale qui se veut libérée mais qui n’a jamais été aussi conformiste, normative et asservissante. Au fond, un club est une gigantesque prison pour le footballeur : elle l’enferme dans un carcan d’où il ne tente jamais de fuir, sauf pour la Premier League.
– Ecoute Vikash, on va te laisser, là, l’entraînement reprend.
– Pour un football plus libre! Pour un football sans club! Pour un football sans football! Tatane! »

Il était l’heure de rentrer chez moi.

Leonardo inspire.

« Antoine, mon frère, mon ami fidèle, jamais je n’aurais imaginé que tu nous quitterais si vite. Tout au long de cette terrible maladie qui emporta ces dernières semaines le collectif du club et fit tant pleurer Nasser, ton président, nous t’avons soutenu. Je n’ai cessé de prier pour toi. Pour l’équipe. On te disait condamné dès juillet ; tu t’es accroché à ton poste aussi fermement qu’un Texan sur la chaise électrique ; tu as souffert des critiques, tu as été blessé, aussi, par ces journalistes qui poignardent sans relâche les innocents. Ô, Toitoine, combien de coups dans le dos as-tu reçu pendant que tu faisais tes valises? Cette fois-ci, tu as perdu. Mais il me suffit de lever la tête pour t’imaginer heureux et te voir, comme dans tes meilleurs jours, à Valenciennes ou à Strasbourg, briller de mille feux. A moins que ce ne soit l’éclairage de ce foutu néon. »

Leonardo demande à Alain Roche pourquoi il a installé toutes ces lampes dans les feuilles des arbres. « Je trouvais cela solennel« , répond ce dernier avant de tomber de sa branche. C’était écrit. Cela devait se terminer comme ça.

Un entraîneur se trouve toujours entre la vie et la mort, assis sur ce lit d’hôpital que l’on appelle banc de touche. Les interviews de Paganelli sont des plaidoyers pour l’euthanasie. Un entraîneur ne sait jamais de quoi son lendemain sera fait. Le lundi, il se projette déjà au Vélodrome. Le mardi, il apprend que le match a été décalé. Tout est éphémère, discutable : une décision de la LFP, une victoire, une défaite, la carrière internationale de Julien Faubert. Ne jamais se croire sain et sauf. Ils sont rares, ceux qui préfèrent fuir quand il est encore temps. Dans ce métier, tu disparais forcément un jour ou l’autre. Et parfois en plein match.
Le coach traînait des pensées lugubres depuis quelques semaines. Je l’avais senti ailleurs à la mi-temps, contre Bordeaux. De fait, nous l’avions retrouvé allongé sur la route, en face du stade, tenant dans sa main un papier où il était écrit : « Finissons-en. » Le premier, Jallet avait tenté de le raisonner : « Coach, vous ne pouvez pas vous en aller comme ça. Pas sans me faire entrer en jeu. » Nenê avait pris le relais : « Ouais, coach, je vous aime bien. Même quand vous me criez dessus. » « Ouais, ajouta Pastore. On vous aime bien. Surtout quand vous lui criez dessus. » Revigoré par ces encouragements, Kombouaré avait regagné le vestiaire en nous promettant de ne plus sombrer dans la déprime. C’était avant de regarder France-Belgique.

« Il me manquera. » Luyindula allume sa clope, la tire et se tire. Alors que nous baissons la tête comme l’usage l’exige, le président nous rejoint, recouvert d’un voile. Leonardo vient à sa rencontre.

« Quoi? C’est celui de ma femme. Ca pose un problème?
– Pas du tout Nasser, mais…
– Tiens, j’ai pris des tulipes. Ce sont les préférées d’Hiddink. Il m’a dit qu’il passerait. »

Je m’éloigne à mon tour. Cherchant la sortie, je découvre plus en détail ce parc transformé en cimetière au début des années 70, ce lieu où le PSG clôture les chapitres de sa vie. C’est ici que Charles Biétry repose, à côté de Laurent Perpère, Pierre Blayau et Francis Borelli. Parfois, on n’enterre qu’un objet symbolique, une chemise, une montre ou des pulls – comme ceux de Guy Lacombe, depuis exhumés car ils effrayaient les taupes. L’existence d’un tel endroit à moins de 20 kilomètres du Camp des Loges m’avait d’abord surpris mais il faut croire qu’évoluer au PSG réserve son lot de surprise. Et chaque nouvel entraineur sa concession.

Un cimetière pour footballeurs? Après tout, il existait bien des cimetières pour chiens.

Des dizaines de défenseurs parisiens se sont vus sacrifiés sur l’autel du but contre son camp et, devant la tombe de José Pierre-Fanfan, je remarque Just Fontaine, l’homme aux 13 réalisations en Coupe du monde. Justo m’explique qu’il venait ici pour parler avec ses joueurs lorsqu’il entraînait Paris. Maintenant, il arrose leurs fleurs.
« C’est triste d’être enterré si tôt. »
– Tôt dans la saison, vous voulez dire ?
– Tôt dans la journée. J’ai même pas eu le temps de finir mon pastis. »

Dans l’allée centrale, les épitaphes s’accordent et donnent le ton.  »Au 4-2-4″ ; « A l’ambiance du Parc des Princes » ; « Aux corners bien tirés en Equipe de France, R.I.P 98 ». Oui, l’équipe championne du monde possède sa sépulture. A droite, près du mur, se dresse un mausolée. A son sommet, une parabole tournée vers la Mecque. « Pas du tout, corrige Fontaine, elle est tournée vers Bolton. Elle capte la Premier League. Anelka a longtemps vécu là avant de ressusciter en signant à Chelsea. »

« Regarde, la tombe de Zinedine Zidane. J’étais présent en 2006 quand il a fallu mettre fin à sa carrière plus dignement qu’il ne l’avait fait. Il y avait un monde fou, des entraîneurs, des présidents de club, des médecins, des infirmiers, des donneurs de sang. Michel Platini avait salué la mémoire du  »plus grand numéro 10 de l’histoire du football français ayant joué en Italie, derrière Michel Platini ». Même Domenech s’était incrusté. Juste avant l’Euro 2008, il était revenu déterrer le corps. Le croque-mort l’avait arrêté à temps. Sacré Santini! Mauvais sélectionneur, mais excellent gardien de cimetière. »

Fontaine fixait la tombe de Zizou. Au loin, Hoarau et Ménez regagnaient la sortie.

« Partir sur un coup de tête pour un joueur qui en manquait cruellement, tu trouves pas ça ironique, petit? »

Des supporteurs manifestaient devant l’entrée. Ils étaient accompagnés de membres du personnel, tel que Michel Kollar, l’archiviste. Les dirigeants lui avaient refourgué un catalogue des pompes funèbres, ouvert à la page des plaques funéraires. Kollar sentait qu’il allait bientôt devoir partir. En rentrant de Moulins, je lui avais demandé de chercher dans les archives la trace de mon frère. J’attendais sa réponse.

J’attendais qu’on m’annonce une triste nouvelle.

Au club, pour beaucoup, l’avenir était devenu incertain. L’arrivée du frère du bras droit du président au poste de coordinateur du service communication avait provoqué deux départs. Les Qataris plaçaient leurs hommes de confiance. Le prochain mercato rendait fébrile les joueurs. Nous étions tous en sursis.

Par curiosité, je suis retourné devant le cercueil du coach. Nasser et Leonardo discutaient. Alain Roche les écoutait discrètement. Me voyant, il s’est approché vers moi.

« Il arrive. »

J’ai alors vu Kombouaré courir, dégoulinant de sueur, jusqu’à la tombe qui portait son nom.

« Excusez-moi pour le retard, lança-t-il, essoufflé, à ses supérieurs.
– Pas grave,
répondit Leonardo. On l’a fait sans toi.
– Ah. Je suis viré, alors?
– On discutera des détails plus tard. Hiddink est injoignable pour le moment. Tiens-toi prêt à faire l’équipe contre Nancy, au cas où.
– D’accord.
– Au suivant! »

Roche m’a touché le bras.
« Je te laisse, Kevin, je crois qu’on m’appelle. »

CDF
Kevin Kohler