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Medhi avait beaucoup voyagé au cours des derniers mois. Il avait été animateur dans des clubs de vacances grecs et chypriotes, serveur dans une brasserie de Manchester réputée pour son agneau à la menthe – et ses indigestions – puis vendeur dans une boutique de vêtements à Madrid. En rentrant à Paris, fin juillet, il avait gagné suffisamment d’argent pour se payer une place à deux mille euros au tournoi de poker Texas Hold’em MEGA STACK organisé par l’Aviation Club de France, un tripot fameux des Champs-Élysées. Durant cette compétition, il avait éliminé un certain Guy Chompard. Rancunier, l’homme l’avait défié en cash game pour finalement perdre huit mille euros, soit exactement le montant des coûts d’inscription de l’école qu’il dirigeait : l’EAF.

Au Camp des Loges, l’équipe féminine s’entraînait sur le terrain numéro soixante-deux. Elle disposait à présent d’un staff renforcé et d’un entraineur qualifié, passé par l’Olympique Lyonnais. Le football féminin dégageait des valeurs saines : le grand public se prenait naturellement d’affection pour ces jeunes femmes terriennes et souriantes, pleines de bon sens. La sélection nationale avait terminé quatrième des Jeux Olympiques de Londres. Les clubs français dominaient l’Europe. Personne ne leur crachait dessus, aux filles. En les soutenant, les Qataris s’assuraient un retour positif à moindre frais.

Quand Laure s’étirait, le dos légèrement cambré, elle devenait aussi sexy que le Real Madrid les soirs de victoire contre Valladolid. Elle ne négligeait aucun détail pour entretenir sa beauté. Elle se couchait tôt, sortait peu et ne mettait jamais de soutien-gorge sous son maillot. L’estime que nous lui portions virait en admiration quand elle acceptait de tourner en tenue légère dans ces clips humiliants censés promouvoir son sport. J’avais mis longtemps à m’apercevoir qu’elle aurait été parfaite pour moi. Nous avions tant de points communs qu’il aurait été idiot de ne pas tenter ma chance, même si Ménez me concurrençait sur ce dossier. Un matin, la bloquant près du distributeur de chips, il avait essayé de la draguer en lui causant foot. Du couloir, j’avais failli être déraciné par la force de ce vent. Il ne faut jamais parler boulot lors d’un premier rendez-vous. Les footballeurs pensent qu’il est facile de séduire : les personnes qui leur disent non sont si rares. Très tôt, l’adolescent surdoué peut constater la puissance d’un but marqué sur la gent féminine. Coqueluche de son quartier, il a soudain accès à un éventail de parfums inconnus. En grandissant, il s’attend à ce qu’aucune fille ne se refuse à lui. Avec Laure, Ménez galérait.

Signer au Real Madrid réclamait de posséder un niveau de jeu élevé. Medhi était non seulement devenu mon agent mais également mon conseiller technique. Il me filait des tuyaux pour plaire aux femmes. J’étais content de le revoir. Je ne lui en voulais pas de m’avoir ignoré aussi longtemps. En plus de son école, il tentait de devenir joueur de poker professionnel. Les joueurs de poker travaillaient bien plus que les footballeurs pour des revenus très aléatoires. Déjà, il leur fallait compter au moins deux heures pour lire le jeu des adversaires. Lorsque ces derniers quittaient la table, tout ce travail préalable tombait à l’eau. Les paires d’as sortaient rarement ; dans ce cas, le bluff s’imposait pour remporter les mains tendues. Parfois, la malchance provoquait la perte d’un tiers de votre tapis. « Grâce au poker, j’ai rencontré des joueurs, des présidents, un paquet de mecs du milieu, de Marseille et d’ailleurs. J’ai des contacts, je vais t’aider. T’as besoin qu’on te respecte, mec. Pour moi, tu mérites d’être titulaire dans un top dix européen. A ton poste, tu es l’un des trois meilleurs français de ta génération. » Medhi me connaissait parfaitement.

Le coach nous rassembla en faisant l’appel avec nos numéros de carte de crédit. Le footing démarrait à la sortie des vestiaires, traversait la forêt et se terminait devant le terrain numéro soixante-deux. Dès le départ, je pris la tête, vite suivi de Pastore et de Ménez. Jérémy s’élimina tout seul en se cognant la tronche contre une branche d’arbre. Par deux fois, Javier essaya de m’éjecter en usant d’un croc-en-jambe. Au dernier tour, alors que nous luttions au coude-à-coude dans un chemin ordinairement réservé aux cyclistes, je le poussai dans un fossé rempli de seringues usagées et je remportai la course.

L’échauffement terminée, Sakho me félicita. Je n’avais yeux que pour Laure. En plein étirement elle me sourit, et tout sembla soudain moins important. J’attendis qu’elle se change pour l’intercepter sur le parking. La main posée sur un capot, je tentai une remarque audacieuse sur la température de l’air. Elle écouta poliment puis elle me parla de sa mère. Suivant les conseils de Medhi, je répondis « ouais » ou « génial » à chacune de ses phrases de manière à la combler. Elle parvint à placer un commentaire audacieux sur la difficulté de conduire à Paris. Enthousiaste, j’appuyai sa remarque à l’aide d’un exemple personnel totalement insipide. Les voitures quittaient le Camp des Loges les unes après les autres et nous devisions autour d’elles, protégés par une cloison invisible. Laure émit un petit rototo ; c’était une fille simple et naturelle, exactement ce qu’il me fallait.

« Ma mère est atteinte de troubles musculo-squelettiques. Elle a bossé pendant trente ans dans une usine fabriquant des produits surgelés.

– Génial.

– Ah ! Deux secondes ! »

Son téléphone sonna. Son nouveau mec. Il travaillait dans la publicité.

« C’est mon nouveau mec. Il travaille dans la publicité. »

Typiquement le genre à vendre des parodies de la série Bref à des startups en mal de buzz.

« Il est vraiment doué. »

Cette lavette devait probablement regarder des compétitions de patinage artistique à la télévision.

« Il n’y connaît rien en foot. Tant mieux ! J’en ai assez des gros lourds !

– Ouais.

– Je dois te laisser, Kevin. Il m’attend.

– Génial. »

Je l’ai observée s’évader à bord de son Opel puis je suis allé prendre une douche pour nettoyer mes pensées impures. Pastore a improvisé une blague sur la taille de mon sexe que je n’ai pas cherché à contrer. Il se comportait décidément comme un chien avec moi. Il s’était plaint au coach de ma titularisation contre Reims. Avant la rencontre, je l’avais entendu dire à son pote Sirigu qu’il fallait me « neutraliser. » Paris l’avait acheté quarante-deux millions d’euros. Même si ses prestations décevaient le public, il n’était pas question de le mettre sur le banc. Je crois qu’il ne supportait pas l’idée d’avoir comme coéquipier un mec qui ne le considérait pas comme un grand joueur. Contre Bordeaux, la semaine dernière, un coup-franc avait été sifflé à vingt mètres du but adverse. J’étais chaud pour le tirer. En touchant le ballon pour le mettre au sol, je l’avais senti s’approcher. Il m’avait dit « dégage » puis il avait frappé. Le club vous apprend à vous méfier de la presse mais il ne vous apprend pas à vous méfier de vos coéquipiers.



S’il fallait convertir le football en religion, elle serait monothéiste. Les meilleurs joueurs n’ont qu’un Dieu : eux-mêmes. Quand je m’agenouille devant Zlatan pour lui refaire ses lacets, une partie de mon être s’abandonne dans la dévotion ; l’autre se perd dans les nœuds. Parcourant la place de la Bastille, je cherche des raisons de croire en l’homme.

La Colonne de juillet a revêtu une tunique orange où transparaît la marque Herta. « Herta, numéro un de la saucisse » indique la publicité, gigantesque drapeau au porc. L’opération commerciale a nécessité l’embauche de plusieurs dizaines d’intérimaires qui distribuent à l’envie des produits de déglutation. Un jeune homme me propose de picorer. « Sentez-vous son délicat fumet, monsieur ? » La saucisse costumée manifeste un entrain contagieux – ce siècle affiche un tel état de déperdition que des étudiants déguisés en saucisse parviennent à manifester de l’entrain – auquel les piétons cèdent sans lutter. Nous sommes lundi. Les magasins sont fermés. Une mémé traverse au rouge. Assis sur les marches de l’Opéra, des punks prennent leurs aises, pancarte en évidence : « N’enterrons pas le Tibet sous le cimetière de l’indifférence. » Celui tenant le chien hurle des insanités à des étudiantes qui lui répondent en insultant sa mère. Ce quartier m’inspire ; il n’obéit à aucune autre loi que la sienne. La sortie du métro est obstruée par une famille de gitans proposant des télévisions à prix réduit. La mère se sert de son bébé pour susciter la pitié ; la stratégie, éculée, laisse de marbre les passants.

Arrêt devant une agence Century 21 : un quatre pièces à vendre pour un million d’euros. Un peu trop cher. Je touche vingt-cinq mille euros par mois et j’ai obtenu une prime de cent mille en prolongeant mon contrat. Vu mes faibles dépenses, je peux envisager d’acquérir mon appartement du dix-neuvième arrondissement d’ici un an. Même si je peux désormais me projeter sur le long terme, je n’ai pas bouleversé mes habitudes. Je continue à faire mes courses à Monoprix malgré l’augmentation du prix des Père Dodu Croc’Fromage – quinze centimes en un an. J’ai acheté une Fiat 500 non pour me montrer mais pour ne dépendre de personne. Je lis toujours autant. Dans l’avion, je dévore des romans pendant que mes coéquipiers dorment. En parcourant les rares interviews qu’ils accordent, je sens augmenter mon quotient intellectuel. Avoir démarré une carrière professionnelle sur le tard m’apporte un détachement et un recul sur les évènements. Je considère l’attente comme la normalité. Je ne m’énerve pas si je reste sur le banc ; j’en profite pour admirer les contours du stade et la beauté du match. Une fille en roller passe sur le trottoir d’en face. Je la fixe longuement. J’ai absolument besoin d’une meuf. Se dévoilent des musiciens reprenant à leur sauce un classique d’Elvis Presley :

You ain’t nothin’ but a hot-dog
Cryin’ all the time
You ain’t nothin’ but a hot-dog
Cryin’ all the time
Well, you ain’t never caught a rabbit
And you ain’t no friend of mine

Une longue rue, un hôtel, première à droite. J’arrive au point de rendez-vous que m’a fixé Medhi par SMS. Je vérifie une dernière fois l’adresse enregistrée sur mon portable. Ce sont les locaux de l’EAF, l’école des agents de footballeurs.

La reprise de l’entraînement avait eu lieu le 2 juillet. Les travaux modernisaient le Camp des Loges. Un tapis roulant reliait la salle de repos au vestiaire ; une autre sortie, un peu plus longue, débouchait directement au terminal sud de l’aéroport d’Orly et nous permettait de rejoindre les plus grandes discothèques européennes en moins de deux heures. Nous dépensions les calories accumulées durant les vacances à l’aide de vélos elliptiques avec téléviseur et table de manucure intégrés. L’entrée du hall était équipée d’un système à reconnaissance vocale suffisamment performant pour éliminer les intrus tels que les journalistes non accrédités et Alain Roche. Mon ancienne nounou avait organisé son pot de départ le jour de la présentation officielle de Zlatan Ibrahimovic, l’un des trois meilleurs attaquants au monde. Avec le recul, ce ne fut pas sa plus brillante décision. Oublié de tous, il partit dans l’anonymat.

Sans Roche, Leonardo eut les coudées franches pour accélérer l’internationalisation de l’effectif. L’Argentin Lavezzi, le Brésilien Thiago Silva, le Suédois Ibrahimovic et l’Italien Verratti furent recrutés ; le Serbe Bisevac, le Brésilien Ceara et les Français Ngoyi, Arnaud, Landre, Bahebeck et Kebano furent prêtés ou vendus. Thiago Silva, considéré comme la crème des défenseurs centraux, recruté pour quarante millions d’euros, poussait Mamadou Sakho sur le banc. Fragilisé, notre ancien capitaine bascula vers une logique individualiste. Devant Leonardo, il continuait néanmoins à donner des ordres que nous faisions semblant d’écouter pour ne pas le blesser. Le doute contaminait l’ensemble du clan français. Gameiro, conscient que Zlatan allait débuter tous les matches, songeait à partir. Pour jouer davantage, Hoarau se disait prêt à rejoindre le Koweït ou l’Australie. Bodmer, frustré par la venue de Verratti, ne cherchait plus à lutter. Il ne comprenait pas qu’on puisse rémunérer si cher –  un million d’euros annuel, tout de même – un jeune de dix-neuf ans. Les écarts de salaires renforçaient la division du vestiaire et l’idée que les Français n’étaient pas autant considérés que les autres. Ses protestations ne trouvaient pas d’écho auprès de la direction. À vingt-neuf ans, Bodmer incarnait le passé.

Adrien Rabiot, encore mineur, fut le seul élément du centre de formation à intégrer l’équipe première. Aussi idéaliste que je l’étais à son âge, il s’imaginait pouvoir gagner sa place. Adrien voyait dans mon comportement envers Leonardo l’attitude d’un chef. « Ce gars a un réseau de dingue, il pourrait ruiner ta carrière en un coup de fil et tu lui réponds quand il nous engueule ! T’es soit complétement stupide, soit vachement sûr de toi ! » J’étais assez sûr de moi. Au cours de l’été, j’avais appris l’Italien en traînant sur le site de la Gazzetta dello Sport. Lors du premier entraînement de Zlatan, j’avais été le seul à oser l’approcher. Après dix minutes de jongles, il m’avait demandé : « Qui sont ces gens qui m’observent ? Des supporteurs ? » Je lui avais répondu : « Non. Tes coéquipiers. »

Si Zlatan demeurait inaccessible au quotidien, suivi en permanence par son agent et divers conseillers financiers, les autres recrues étrangères acceptaient ma présence. J’avais profité du stage en Amérique du Nord pour découvrir New-York et sympathiser avec Lavezzi. M’arrêtant à une boutique de cartes postales, j’avais réussi à charmer une jolie vendeuse d’origine hollandaise. Elle n’avait pas été le grand amour, l’unique, celui sans format JPEG, mais la douceur de ses bras m’avait fait oublier ce mois sinistre passé à Moulins. Ezequiel l’avait beaucoup appréciée, lui aussi. De retour à Paris, j’avais amené l’Argentin au Champ-de-Mars, acceptant de servir de guide. Là-bas, je lui avais acheté une boule de verre un peu particulière : lorsqu’on retournait la Tour Eiffel, de la pluie tombait plutôt que de la neige. Lavezzi ne s’en séparait plus. En échange, il voulait que je me fasse tatouer un dragon sur l’épaule. Il se tartinait le corps de tatouages en les confondant avec une crème hydratante. Il pouvait les exhiber en plein Paris en ôtant son tee-shirt juste pour nous divertir. Comme la plupart des Sud-américains, il fallait l’accepter dans toute sa démesure. Après les entrainements, nous buvions du soda en salle de repos avec ses amis et d’anciens joueurs de passage, tels que Nicolas Anelka, formé au club. Désormais attaquant du Shanghai Shenhua, il attendait avec nous la reprise du championnat chinois. Ce Camp des Loges relooké l’inspirait. Il trouvait les vibrations « super bonnes ». En toute évidence, le titre de champion de France nous était promis. Lavezzi avait parié quarante mille dollars sur une victoire finale. Sirigu, dix mille. J’avais plaisir à échanger avec ces inconnus. Ils croyaient en quelque chose.

On m’installa dans une grande pièce où patientaient déjà Peguy Luyindula et d’autres joueurs que les Qataris jugeaient inadaptés pour survivre à l’évolution naturelle ; des espèces minuscules ou disposant d’une espérance de vie trop réduite – Peguy avait déjà 32 ans – pour mériter l’arche. Loïc, Étienne et JC lisaient des magazines sur la mode masculine. De temps en temps, l’un des membres de ce trio me fixait et souriait, satisfait de me voir embarqué sur le même radeau que lui ; probablement voyait-il dans cette situation une sorte de revanche. Les portraits de Luis Fernandez, de Safet Susic et de Ronaldinho, enlevés du couloir, pourrissaient dans des cartons. Nous étions des footballeurs conduits à l’abattoir, et nous acceptions cette fatalité.

Leonardo m’appela en premier. Il m’expliqua que l’effectif de la prochaine saison allait prendre de l’épaisseur et qu’il ne pouvait en conséquence me promettre du temps de jeu. Zlatan Ibrahimovic, Kaka, Gonzalo Higuain et Samuel Eto’o avaient été contactés. « Nous voulons des stars qui possèdent un palmarès et qui puissent nous faire gagner la Ligue des Champions. Les jeunes seront prêtés ou vendus. Renouveler ton contrat ne te servirait à rien. Tu comprends ? » Jamais l’avenir ne me parut aussi clair que ce lundi-là. Un repos de quelques jours prenait corps en Auvergne ; des jours ennuyeux, une existence éloignée du foot, éloignée de l’absurdité de ce monde ; au pire, quelques mois avant de replonger dans une équipe de CFA ; quelques mois, c’était toujours ça de pris, toujours ça qu’ils ne me prendront pas.

Un architecte s’afférait dans le hall. Il donnait des consignes à un bataillon d’assistants tous plus beaux les uns que les autres. La dernière visite de Nasser avait eu des conséquences tragiques. En parlant aux salariés, il s’était rendu compte que le club vivait dans la nostalgie. Alors, il avait fait décrocher des murs les photographies anciennes et entreprit des travaux d’aménagement. Il avait aussi licencié douze employés prétendument « usés par la pression » ; beaucoup de cinquantenaires, en vérité. Le PSG devait donner l’image d’une formation conquérante, d’une machine de guerre marchant sur l’Europe mais qu’on prendrait plaisir à enlacer. Jeunesse, beauté, force, voilà ce qu’on demandait aux recrues. Déjà, j’avais remarqué que les nouvelles femmes de ménage pesaient trente kilos de moins que les précédentes. Elles parlaient plusieurs langues, dont l’anglais et l’arabe, et portaient des habits courts. Je n’avais qu’un geste à effectuer pour appeler Platinium Player et rentrer chez moi. J’ai regardé mon portable. J’ai regardé la rue, le Camp des Loges, ce bâtiment fabriqué peuplé de parasites, puis j’ai dérivé vers des rives accueillantes et familières, la Mare aux Canes où mes vêtements, autrefois, aimaient se noyer, le sentier des Oratoires et ses fidèles marcheurs, ma forêt de chênes et de pins, les châtaignes mordillées sur le chemin. Je me sentais libéré d’un poids. Sur ce tronc, les ordres ne trouvaient aucun écho ; la nature chassait les braconniers et étouffait toute agressivité. Après une heure de méditation profonde, je me suis levé, n’emportant avec moi qu’une grande bouffée d’air pur. À mon retour en Auvergne, j’allais devoir vivre chez ma mère.

Des jeunes d’une quinzaine d’années jouaient au foot sur le terrain d’entraînement numéro sept. Il n’y avait pourtant pas l’ombre d’un recruteur. Peut-être cherchaient-ils simplement à s’amuser. Leurs cheveux formaient des sculptures post-modernes téléchargées de cauchemars d’alcooliques. Les footballeurs les plus sobres se contentaient d’un crâne rasé, éventuellement assorti d’un tatouage. Un gars prenait toutes les balles en défense. Il n’avait pas besoin de tacler les attaquants pour les récupérer ; il se contentait d’anticiper les trajectoires. Il avait de l’assurance et une perle dorée à chaque oreille. Il était grand, costaud. Il semblait formaté pour le haut niveau. Un groupe de filles le sifflait à chaque interception. Elles ne faisaient que renforcer ma douleur. J’ai tapé la barrière avec mon poing, j’ai essayé de contenir cette colère intérieure qui montait en moi mais je n’ai pu m’empêcher de pousser un hurlement tellement pathétique qu’il attira leur attention. Pourquoi ces horribles adolescents me regardaient-ils comme si j’étais un monstre ? De tous, j’étais celui qui se rapprochait le plus de la norme. Je venais de perdre mon travail. J’étais seul et désemparé, banal, terriblement normal, à l’image des gens qui viennent nous supporter au stade parce que la vie n’a rien prévu de mieux pour eux.

Le surdoué voulut savoir si j’allais bien. J’ai eu envie de lui péter la jambe pour qu’il découvre à son tour l’injustice. Il mesurait au moins un mètre quatre-vingt-dix. Deux mètres, plutôt. Je ne lui ai pas répondu et je me suis sauvé vers le parking. Là-bas, dans ce no man’s land polaire que l’on quittait sans regret, je suis tombé sur une figure connue. Luyindula tentait d’insérer une planche de surf dans le coffre de sa voiture mais l’ustensile était trop grand. Il venait de terminer son entretien individuel avec Leonardo. Où partait-il en vacances ? Mer ou Montagne ? France ou Espagne ? Qu’est-ce que j’en avais à foutre, au fond ?

« J’ai m’offre deux semaines à Biarritz pour fêter ça !

– Fêter quoi ?

– Ma prolongation de contrat !

– Mais… Tu ne… Tu n’avais pas attaqué le club pour harcèlement moral ?

– On a trouvé un accord à l’instant. Je ne m’y attendais plus mais… Tant mieux !

– Je comprends rien. Leonardo t’a dit quoi ?

– Bah, j’abandonne les poursuites et il me réintègre dans l’équipe l’an prochain.

– Comme ça ?

– Ouais. Donnant-donnant. Et toi ? Ton entretien ?

– Mer. Je vais à la mer. »

Durant six mois, Leonardo et Nasser avaient traité ce type comme un moins que rien pour l’inciter à se barrer. Lui, international français, s’était entrainé avec l’équipe B sans que personne ne vienne lui parler. Il avait dû se doucher dans le même vestiaire que des gamins qui ignoraient tout de son parcours. Et maintenant, on le réintégrait ? Comme ça ? Par magie ? C’était trop simple. Trop facile. J’ai toisé à nouveau le Camp des Loges. Il m’inspirait toujours un profond dégoût mais je me sentais désormais prêt à me vautrer dedans, la tête la première, et à plonger mes mains dans les ordures. J’ai resalué les vigiles, Franck, Abdel, Filip. Arrivé dans le couloir, je ne me suis pas arrêté devant la salle d’attente : j’ai directement foncé en direction du bureau de Leonardo en répétant les phrases que je m’apprêtais à lui dire. Il raturait des feuilles au stylo. Il ne se doutait de rien.

« Je sais pour le pot-de-vin. »

Je devais l’agresser, orienter la discussion, la mener là où il ne voulait pas aller, l’obliger à devenir un joueur interviewé contre son gré.

« Un journaliste du Parisien m’a parlé de Pastore et de son transfert. Il m’a tout raconté. »

Avec le doigt, il se gratta l’œil droit. Sitôt cette tâche accomplie, il se redressa entièrement puis, une fois debout, s’avança près de la porte qu’il ferma sans la claquer, presque avec délicatesse.

« J’ai appelé ce type. Il invente. Il raconte des choses fausses.

– Non. Vous mentez.

– Le papier, il n’est pas passé tellement il était faux ! Son rédacteur en chef, il s’est même excusé auprès de moi !

– J’ai des preuves. »

Je n’avais rien, pas même le début du piste. J’avais juste envie de me le faire. Je ne voulais plus m’incliner devant lui. Je voulais qu’il sache que j’avais du caractère. J’avais été gentil durant un an ; cela n’avait servi à rien.

« Des preuves, ah oui ?

– Des enregistrements.

Des enregistrements ? Arrête de te foutre de ma gueule !

– Des vidéos filmées avec mon portable.

– Quoi ? Comment tu as fait ? Montre-les-moi !

– Je pensais d’abord les envoyer à L’Équipe.

– Ils ne te croiront pas !

– Peut-être même à Mediapart.

– Puttana di tua madre ! Tu crois que je ne te vois pas venir ? Toi et Peguy, vous êtes pareils !

– Ou les mettre sur Youtube.

– Combien tu veux ? Cent mille ? Deux cent mille ?

– Vous me proposez du fric ?

– Alors ? Combien tu veux ? Combien ?

– Trois ans de contrat.

– Trois ans ?

– Oui.

– Tu es… Tu es un beau connard, Kevin ! Un beau petit connard ! Tu le sais, ça ?

Trois ans de contrat et je ferme ma gueule.

– Bien, bien ! Je vais te la signer, moi, ta prolongation ! Tu veux continuer à faire dix matches par saison ?

– Ouais.

– Très bien ! Très bien ! »

Il bégaya ces mêmes mots durant une dizaine de secondes, remit son brushing en place puis toucha son nez comme s’il cherchait à en éponger la sueur. S’approchant de son siège, il consulta son iPhone et envoya un SMS.

« Bien… Très bien… Je suis d’accord, oui. Faisons-ça… »

Il rangea l’appareil dans la poche de sa veste.

« Tu resteras au club. Je n’interviendrai plus dans les choix du coach, d’accord, oui… Mais au moindre écart, au moindre mot de toi sur cette histoire, ta carrière sera finie, tu m’entends ? Ta petite carrière de merde n’existera plus. Tu ne sais pas à qui tu t’attaques. Si jamais tu parles, je te… Si jamais tu parles, on te brisera. On te brisera comme on a brisé ton frère. »

Je parcours le Palais Omnisports de Bercy enlacé par les effluves de catch. Il y a de la sueur ; probablement du Bordeaux vendu à la sauvette. Le visage de la Belette de Rio enlumine les t-shirts des enfants. Les catcheurs sont des personnages de dessins animés, des jouets d’un mètre quatre-vingt-dix que des farfadets contrôlent sur le ring par la pensée. En soi, ces derniers ne diffèrent pas beaucoup de nos supporteurs qui croient pouvoir diriger un joueur en lui disant quoi faire des tribunes. La QWE, la Qatar Wrestling Entertainment, finance un tournoi de démonstration. L’État princier considère ce sport comme un marché porteur et complémentaire du football. Si jamais le PSG déménage au Stade de France, nous évoluerons devant un public prêt à dépenser des fortunes dans le marchandising et la restauration. Condition préalable, selon notre président : transformer le club en marque, dénaturer son identité pour lui en sculpter une nouvelle, plus neutre, facilement consommable. Le catch est un formidable outil d’appauvrissement intellectuel des masses.

« J’adore le catch. Pas toi ?

Non.

NRJ 12 diffuse les WBC Séries ce soir, à partir de deux heures du matin. Tu as NRJ 12 ?

Non.

Tant pis. On fera autre chose.

Alain… J’en ai ras le cul de te servir d’hôtel.

– Sois cool ! Ma mère a invité des copines pour mater Sex and the City ! Si je rentre, elle va vouloir que je regarde aussi !

– Tu déménages quand, sérieux ?

– Bientôt.

– Cherche un appart ! Deviens indépendant !

– T’es sûr ?

– Mais ouais ! T’as quarante-quatre ans, merde !

– C’est pas évident. Je veux pas la laisser toute seule.

– T’as quarante-quatre ans ! Quarante-quatre !

– Ouais, je sais pas…

– Quatre-quatre !

– D’accord, t’as peut-être raison…

– Mais oui !

– Ouais, c’est clair ! Quatre-quatre ans, merde ! Ca peut plus durer !

– Bien !

– Je l’appelle, allez ! Ouais !

– Ouais !

– Rien à foutre !

– Prends ce putain de téléphone.

– Allez ! C’est parti mon kiki !

– Tu peux le faire.

– Voilà. J’ai composé son numéro. Ouais ! Elle va voir qui c’est le patron !

– Courage.

– Il fait chaud, d’un coup, non ?

– Pas spécialement.

– Je ne me sens pas très bien, Kevin. Je… Allo ? Allo, maman ? Oui, c’est moi. Ca va, ça va. Il est tard, oui, je sais… Il… Il fait beau à Gif-sur-Yvette ? Il fait nuit ? Exact. Et vous en êtes à quel épisode ?

– Abrège !

– Bon, euh… Comment te dire… Je… Putain, c’est chaud…

– Vas-y !

– Je… Je m’en vais. Voilà.

– Yes !

– Non, pas en vacances. Je m’en vais de la maison. Exactement ! Comme papa. Je te quitte. Pour toujours, oui. Allo ? Tu tiens le choc ? Maman ? Pourquoi tu pleures ? Comment ça, c’est monsieur Bouchard qui pleure ? Le voisin est à la maison ? Il aime Sex and the City, lui aussi ? Il est content que je parte ? Ah bon. Mais ça va, tu n’es pas trop déçue, toi ? S’il reste du champagne dans la cave ? Oui, sûrement, mais… Allo ? Allo, maman ? Maman ?

– Alors ?

– Elle a raccroché.

– Félicitations ! »

La foule qui nous entoure se disperse et se dirige vers une autre animation. Deux mannequins s’écharpent pour une place de parking nichée entre deux bosquets, un endroit stratégiquement idéal pour vendre des magazines de la QWE. La blonde tire les cheveux de la brune sous les yeux avisés d’adulescents attirés par la bestialité des coups et l’opulence des corps. Près d’une sandwicherie, une catcheuse dévoile sa poitrine grosse comme un demi-jambon. Elle doit sûrement posséder une petite notoriété vu la façon dont les mioches la dévisagent. Les plus intrépides écrivent au feutre sur ses seins. Leurs parents somnolent, visiblement pas dérangés de voir leur progéniture se faire les dents sur un bout de viande. J’avais toujours eu du mal à cautionner les pères qui emmenaient leur fils de cinq ans au stade en l’initiant si jeune à la grossièreté. Mais cette barbarie surpassait tout. « Ca se voit que tu n’as pas de gosse, rétorque Alain Roche. Dès trois ans, ils regardent des sites pornos. Faut pas être choqué pour si peu. » Une bande de trentenaires sur le déclin nous dépasse. Casquettes mauves et masques régressifs, ils jouent à imiter des gorilles en se tapant le ventre avec leurs poings. L’espèce humaine régresse d’un millénaire par minute et je m’en écarte un peu plus à chaque seconde.

« Tu viens ? » me demande Alain en se dirigeant vers les files d’attente. Mon binôme sautille sur les marches en les prenant pour des trampolines. Son détachement me rend perplexe. J’ai lu dans la presse que nos dirigeants comptent bientôt le renvoyer. Une femme rencontrée en discothèque lui a par ailleurs volé sa carte bancaire en se faisant passer pour une ex-tentatrice du Bachelor. Ébloui par cette beauté, il ne s’était pas méfié. Ah, il a également voulu m’inviter à un concert de Michel Delpech. Afin de s’offrir les places, il avait campé durant quatre jours devant l’Olympia avant qu’un aimable employé de l’établissement ne lui indique que l’artiste se produisait cinq kilomètres plus loin, au Bataclan. Malgré les déboires, il reste optimiste. Cela en devient franchement insupportable.

Durant la première partie du show, je suis dérangé par un supporteur du PSG convié par le club grâce à un jeu concours. Il me parle du titre perdu tout en boulottant des pop-corn et en s’agitant à chaque prise ; les grains de maïs soufflés s’envolent alors sur les sièges voisins. Il espère sans doute des confidences. Je garde mon calme. Se lamenter sur cette deuxième place aurait trahi une faiblesse de caractère. Je préfère penser que la saison n’a jamais existé, qu’elle n’est qu’une transition assumée avant une décennie de succès. Je réserve la nuit pour maudire les arbitres, Montpellier, cette France qui a choisi le camp du plus modeste par haine du pognon. À l’aube, je sors mon portable de dessous le traversin, je consulte mes mails et je vois que ma mère me réclame des nouvelles concernant ma prolongation de contrat. Elle aimerait que je lui téléphone. Je suis trop fatigué pour ça. Avant de m’installer dans cette grande ville, je pensais que la vie serait moins contraignante ; le contraire se produit et chaque nouvelle journée m’énerve un peu plus que la précédente.

En milieu de seconde partie, le phacochère en chemise à carreaux tient à savoir pourquoi Sakho a perdu son brassard de capitaine. Aucune idée. Le coach lui préfère Alex, c’est tout. Sirigu confirme sa solidité dans les buts, Maxwell s’impose à gauche, Thiago Motta relègue parfois Blaise Matuidi sur le banc. Les étrangers sont omniprésents. Un gnome irlandais s’échappe d’une valise cachée sous le ring pour attaquer Kingston Joe. L’armoire à glace jamaïcaine l’attrape par le col de chemise puis le jette sur la table des commentateurs. Le combattant verdâtre s’aventure à chatouiller son assaillant qui s’écroule par terre, victime d’une rafale de rires nerveux. Le gnome en profite pour grimper sur la corde du ring et effectuer un saut de l’ange sur le ventre du géant. Ce combat sert de prélude à des scénettes aussi sur-jouées qu’abrutissantes, tel cet affrontement entre un suppositoire jaune répondant au doux nom de Bombastor et un militaire américain taillé comme un roc, armé d’un lasso. Ils portent eux aussi une chemise à carreaux. Les chemises à carreaux redeviennent à la mode, semble-t-il.

« J’avais parlé de biopic. Pas de Biactol. Javier n’aime pas qu’on mette en avant ses problèmes de peau.
– Il est bankable, monsieur Al-Khelaifi. Et il vous a coûté plus cher qu’une place de cinéma. J’ai pensé qu’il serait bien de le rentabiliser.
– Qu’une place de cinéma… N’exagérez pas. Sans l’achat des lunettes 3D, alors.
– Dîtes…
– Oui, monsieur Leonardo?
– Cela n’aurait pas été mieux avec un noir et un handicapé?
– Je n’en ai pas trouvé au club.
– Avez-vous cherché dans notre défense centrale? Lugano aurait été parfait pour le rôle.
– Il n’est pas noir.
– Mais il est en fauteuil roulant.
– Non plus.
– Attendez, vous voulez dire qu’il réalise des matches aussi pourris avec l’usage de ses deux jambes? »

Lucas Martin, un producteur de film indépendant, connaissait Pastore pour avoir également vécu à Cordoba. Ce lien privilégié lui avait permis de décrocher l’appel d’offres lancé par le PSG. Notre président qatari avait vu à quel point un simple film pouvait rendre heureux et contribuer aux succès de ses acteurs ; son club, considéré comme un blockbuster sans âme, cherchait lui aussi à devenir intouchable dans l’esprit du public.

Lucas n’avait pas mis longtemps à convaincre son compatriote. Javier considérait le football avant tout comme une distraction, un plaisir d’enfant qu’il prolongeait par facilité, et rêvait secrètement d’une carrière plus honorifique dans le 7ème art. Il était plutôt doué. Plusieurs festivals de premier plan le nominaient ainsi dans la catégorie « meilleur court-métrage » de la saison de L1.

Lucas sortit une seconde affiche de son sac à dos et l’étendit sur la table de ce grand salon où vivait depuis mars mon pote Medhi.



« Beau casting, hein? Le spectre de la relégation n’a pas pu venir, il est déjà sur un autre tournage du côté de Marseille.

– Non, vous ne comprenez pas, j’ai besoin d’un film positif. J’ai envie que cesse cette déplorable chasse aux sorcières.
– En l’occurrence, il s’agit de fantôme,
fit Leonardo.
– Non, de Chantôme. Clément Chantôme, corrigea Lucas.
– Qui est-ce?
– L’un de vos joueurs. L’un des symboles de votre équipe. Une référence pour les supporteurs.
– Je me fous des références! Je veux simplement qu’on nous aime! »

C’est fou ce besoin qu’ont les gens riches de vouloir être aimés. Les pauvres n’ont pas ce problème. Ils veulent simplement être riches. Ici, au PSG, on marche en regardant le sol, comme à la recherche de pièces de monnaie. Des joueurs se croisent et s’évitent, recommencent sitôt le match fini. Je vois la haine dans le regard des adversaires. Ils nous chambrent, nous comparent à des parvenus. L’argent ne nous a donné que le mépris et le souhait de beaucoup est qu’il continue à le faire. Au nom de la morale, Montpellier doit être champion. Notre chance est que le football n’en possède aucune.

Medhi connaissait Lucas Martin parce qu’il connaissait tout le monde. Ce salon était devenu le sien en moins de deux rencarts  ; la dame qui le lui louait était tombée sous le charme de cet infatigable tchatcheur, si persuasif qu’il aurait été capable de vendre la Coupe de la Ligue à une chaîne de télévision. Souvent, le soir, alors que nous cherchons quels clubs prendre à Football Manager 2012, il tente de me convaincre que Paris ferait un triste champion. J’ai bien du mal à lui répondre. Je ne suis pour rien dans ce désamour ; j’ai pu moi-même l’alimenter, les premiers mois, quand personne ne me faisait confiance. Doit-on continuer d’aimer après avoir été trompé? Même si le PSG m’a blessé, rien ne m’empêchera, si je dois disparaître, de remercier les forces du hasard et d’emporter cette réunion parmi les souvenirs.

« Attendez, j’ai une autre proposition. »

« Et Pastore est d’accord pour jouer un chien?
– Alain Chabat l’a bien fait.
– Oui mais ce n’était pas n’importe qui, Chabat, il jouait dans les Nuls.
– Pastore aussi joue avec des nuls. Quel est le problème, au juste?
– C’est une comédie, non?
demanda Leonardo.
– Exactement. Bodmer est emballé par ce rôle à contre-emploi, à la Schwarzenegger dans « Jumeaux ».
– J’ai peur qu’on se moque de nous.
– C’est déjà le cas, Nasser. Quand j’ai le cafard, je me repasse les changements tactiques d’Ancelotti. Tu savais qu’il a récolté 18/20 dans l’émission de Ruquier?
– Ecoutez monsieur Martin, nos joueurs n’ont pas besoin de ça en ce moment. Je les paye pour marquer des buts et non pour tourner.

– Bougez-pas, j’ai autre chose en stock. Alors… Ah! Voilà! »

« Ce serait un polar. Un drame sociologique. Daniel Auteuil est d’accord pour changer de prénom. Sa carrière bat un peu de l’aile en ce moment.
– Non. »

Avant que le printemps ne vienne, le boulanger de ma rue me servait encore normalement, en me parlant comme si j’étais un débile mental ou une personne âgée. Je n’étais alors qu’un client comme les autres. Lorsqu’il me vit à la télé, apprenant mon métier, il augmenta le prix des pains au chocolat – je ne lui prenais que des pains au chocolat.  Mon boulanger supportait le PSG depuis sa tendre enfance mais il avait fini par ne plus se rendre au Parc, déconcerté par la politique des dirigeants. Il n’avait plus le temps de détester un joueur que déjà ce dernier était remplacé par un autre. Ce club, son club, lui était aujourd’hui totalement indifférent. En me promenant dans le XIXème, je croisais parfois des supporteurs au vocabulaire siffleur, à la fois dépités par l’image que nous renvoyions et ravis par notre deuxième place. Qu’importent les victoires, je ne retiendrai d’eux que la critique.

Leonardo et son boss se creusaient la cervelle pour chercher un moyen d’améliorer l’image du PSG. A trop se préoccuper des autres, se rendaient-ils compte de nos propres divisions? Les relations entre Nene et le reste du groupe n’avaient jamais été aussi fraîches et même Sirigu, un gardien, se permettait des remarques sur Sakho, notre capitaine déchu. En laissant l’équipe à des joueurs de passage, à des invités et non à la famille, nous risquions d’échouer dans des proportions aussi grandes que le naufrage de Waterworld. La large victoire contre Sochaux cachait bien des défaites.

« Hé! sursauta Nasser Al-Khelaifi, on pourrait enregistrer une chanson? Une reprise de We are the Champions ?
– Ce n’est pas un peu précipité? Nous n’avons battu que Sochaux.
– Sinon, j’ai une dernière affiche à vous proposer. »

Leonardo prit la parole en premier.

« C’est la vrai tête d’Antoine? Je pensais que nous l’avions enfermée dans un coffre en Suisse.
– J’aime bien l’idée.
– Allons, Nasser, ne raconte pas n’importe quoi. Tu as vu les chaussures que je porte? Même Roche n’en voudrait pas.
– Qu’en dit Aulas?
– Oh, lui, du moment qu’on lui file un trophée, il est prêt à suivre n’importe qui.
– Très bien.
– Je refuse de jouer là-dedans! Tu veux me faire apparaître comme un salaud?
– Si nous en sommes là, c’est aussi de ta faute. Tu m’as promis des stars qui ne sont jamais venues! Tu m’as promis des grands noms et j’ai eu Charlotte de Turckheim!
– Ca devient un peu lourd les blagues sur le poids d’Alex.
– Puisqu’on doit détester quelque chose au PSG, autant que ce soit toi. »

Pour la première fois depuis bien longtemps, depuis toujours, peut-être, je vis Leonardo douter. Interloqué, il bégaya péniblement ses mots, sans doute des excuses ou des justifications, puis passa sa main dans ses cheveux, comme s’il souhaitait retrouver l’homme qu’il avait toujours été. Après une respiration plus profonde que la normale, il reprit le cours de sa réflexion et se pencha sur les affiches en revenant sur leurs qualités et leurs défauts, en confrontant avec son président ses idées, ses envies, ses assurances, sans jamais revenir sur cette remarque pourtant si significative des troubles récents. Une grande performance d’acteur. Le vrai cinéma.

La présence d’une digue anti-inondation au-dessus des zones à risque du centre d’entraînement, principalement les marécages environnants et la piscine gonflable du président, n’empêchait pas les fuites. Quand Leonardo nous convoqua en classe lundi matin, je sus instinctivement qu’il avait mouillé sa couche.

« Kohler. Au tableau. »

Avant d’entrer en cours, nous avions consulté l’interview donnée par Jérôme Leroy dans l’Equipe du 23 mars, comme voulu par le professeur. La lecture nous divisa en plusieurs camps : les partisans de son discours critique sur la L1, ceux, plus âgés, l’accusant de gratuité ( »De quoi se plaint-il? A 37 ans, il touche presque autant que moi’ », commenta Armand – « Ah, t’en as pas 39? », fit Jallet) et ceux n’ayant pas compris ses propos, à savoir la plupart des étrangers (Pastore, Alex, Lugano) et Jérémy Menez. La traduction de Sirigu regroupa ce dernier groupe avec le mien.

Leonardo me demanda de lire les passages inappropriés. Je lui répondis que les réponses de Leroy me semblait relever du bon sens ; lors de notre rencontre à Evian, déjà, il m’avait frappé par sa clairvoyance sur l’état du football français, ‘‘cette femme malade placée en respiration artificielle par des croulants et des acteurs de théâtre ratés. » Le Brésilien m’adressa une gifle puis se tourna silencieusement vers la fenêtre, aussi mystérieux qu’à son habitude, entretenant un suspense vain ; la salle se retrouvait plongée dans cet éternel film où Morgan Freeman jouait un inspecteur proche de la retraite qui hésitait à repartir pour une dernière mission, forcément mortelle.

Son front transpirait plus qu’un vestiaire.

 »En traitant son entraîneur de minable, Jérôme a commis un crime envers son équipe. Il pouvait le penser mais en aucun cas ne le dire. Vous n’avez pas besoin de parler. Je m’en occupe. Contre Nancy, j’ai minimisé vos conneries en disant que l’équipe avait bien joué. En fin de semaine nous affrontons Marseille et des dangers vous guettent. »

L’eau s’évaporait désormais par la toile de ses chaussures.

 »Ouvrez vos manuels de Communication à la page 67. Chapitre 12 : La Langue de bois. »

Leçon 342 : « C’est l’équipe qui a bien joué, pas moi. »
Au début, nous pensions naïvement que les joueurs les plus doués faisaient gagner les matches et que Siaka Tiené nous faisait perdre les autres ; en réalité, selon Leonardo, les onze titulaires comptaient autant les uns que les autres. Nous devions mal compter. La règle préconisait de ne pas jamais exposer une individualité sous peine de déséquilibrer le collectif entier, déjà bien assez bancal. En zone mixte, il convenait de baisser la tête, de prétexter un appel téléphonique – peu crédible, la plupart des joueurs étant abonnés chez Free – ou d’écouter la musique de son baladeur. C’est l’équipe que l’on devait mettre en avant. L’équipe gagnait, l’équipe perdait, l’équipe refusait d’entrer en jeu, l’équipe s’engueulait pour tirer un péno, bref, l’équipe jouait toute seule. Nous contribuions à sa gloire en lui passant aveuglément la balle, si bien que quand Pastore fit remarquer que l’équipe, en fait, c’était Maradona, Leonardo n’y trouva rien à redire.

Leçon 626 : « On prend les match les uns après les autres »

Mes coéquipiers assuraient aux journalistes « prendre les matches les uns après les autres » alors même qu’ils ignoraient le calendrier du mois en cours. Bodmer, lui, prenait les rencontres en cours de route en remplaçant Pastore. Un garçon comme Gameiro, en proie en doute, étudiait plusieurs semaines à l’avance les futurs adversaires pour établir des plans de jeu et marquer à nouveau. Il prenait les matches les uns avant les autres. Après une longue réflexion, Ménez avait décidé de prendre les matches tous en même temps. Il espérait ainsi gagner du temps libre pour se reposer en perspective de l’Euro. Sa logique le poussait à tout donner durant 90 minutes puis à se la couler douce les cinq ou six matches suivants. Ménez nous prenait surtout pour des cons.

Leçon 670 : « Le groupe vit bien. »
Trois fautes. Groupe au singulier. Vivre. Bien.

Leçon 893 : « La moindre erreur se paye cash »
Bien sûr, en temps normal, une erreur était rattrapable, surtout si l’attaquant qui récupérait le ballon s’appelait Ilan. Au PSG, le responsable de ce genre de boulette se voyait sanctionné financièrement ; ou rétrogradé en tribune ; ou titularisé au prochain match, s’il s’appelait Javier Pastore. En vérité, tout se payait cash au PSG. Les meilleures places de parking – celles que les voitures de Hoarau ne bloquaient pas – étaient vendues aux enchères chaque début du mois. Hoarau en achetait régulièrement une dizaine. Autre exemple, il fallait s’acquitter d’une amende considérable en cas de retard à l’entraînement. Quand Hoarau se retrouvait bloqué dans les embouteillages, il offrait ainsi directement sa voiture au responsable de la caisse commune. Hoarau possédait énormément de voitures.
Depuis janvier, à tour de rôle et sous l’injonction du coach, les joueurs payaient leur coup. Moi à part. Il m’arrivait pourtant de commettre des erreurs. Mais j’étais Auvergnat et on ne se refaisait pas.

Leçon 1032 : « Je ne parle pas de mon avenir. »
« Arrivera fatalement un moment où un journaliste vous demandera si vous aimez partir en vacances en Angleterre ou si vous connaissez Londres. Quelque soit votre réponse, vous vous retrouverez le lendemain dans son journal, affublé du gros titre suivant : MACHIN REVE DE PREMIER LEAGUE« . Leonardo n’avait toujours pas prolongé mon contrat et, visiblement, parler transferts ne figurait pas dans son programme. C’était ainsi : tant qu’il était sous contrat avec un club, un joueur n’avait aucun avenir. Ce football n’avait aucun avenir.

La visite éducative dans le bureau du service communication renforça cette conviction profonde. Le responsable, Bruno Grosbéta, nous montra le broyeur à papier où finissaient toutes les demandes d’interviews envoyées par fax ou imprimées par mail. Mathilde Barbara, l’attachée presse, poussa discrètement Ceara dedans mais la machine le recracha ; on n’arrivait décidément pas à s’en débarrasser. Sur une petite table on distinguait deux téléphones, un premier, rouge, « directement relié au patron du quotidien l’Equipe« , un second, blanc, « qui ne fonctionnait pas et dont on donnait le numéro aux sites internet et aux journaux régionaux. »

Leonardo, tendu, se rongeait les ongles et laissait Grosbéta faire la visite. Mathilde justifia la crispation du Brésilien par « une rumeur infamante » qui circulait depuis quelques jours dans les bureaux. Le reporter « à l’origine du malaise » n’avait pas voulu donner sa source – les fuites provenaient généralement d’une source – et Leonardo avait menacé son rédacteur en chef de lui interdire les entretiens individuels avec les joueurs en cas de parution du papier. Mon pressentiment était le bon. Dominique lui avait téléphoné.


« Et quand le broyeur tombe en panne?
demanda ce fayot de Sirigu. Comment traitez-vous une demande?
– Nous l’a transmettions au jardinier. A l’aide d’une autre broyeuse, il transformait le papier en compost pour les vaches du champ d’en face. Elles donnent un excellent lait pour la cantine.
– Pourquoi n’utilisez-vous pas sa broyeuse?
– Bonne idée. Mathilde, notez ça. »

Le jardinier avait été prié de partir en retraite anticipée mi-février. Leonardo ne supportait plus ses critiques récurrentes sur le délabrement du centre d’entraînement que le club, préoccupé à en chercher un neuf, laissait tomber en ruine. Le jardinier avait un défaut : il était bavard. Les journalistes venaient le voir pour recueillir quelques informations ; son départ avait presque définitivement enterré les taupes. Plusieurs anciens employés étaient partis au même moment, remplacés par des gens plus silencieux, formés dans des écoles prestigieuses, des endroits où l’on écoutait ses profs. Son aseptisation rendait le foot de plus en plus silencieux.

« Allez, c’est l’heure de la récré. »

Ménez trouva un ballon et le passa à Pastore. Enfin, les cris revinrent. L’Argentin centra pour Hoarau qui marqua entre deux poubelles. Profitez-en les gars, car tôt ou tard Leonardo reviendra vous chercher. Je n’avais pas autant d’expérience que Leroy pour juger des méfaits de la communication. Mais je venais de Moulins où je m’étais toujours contenté de jouer. Leroy avait raison de penser que la Ligue 1, en quinze ans, avait changé. Les éléments extérieurs étaient plus nombreux et gênants, aussi inutiles que sources de complication. Un élément, un seul, demeurait immuable et continuait de rapprocher des hommes aussi différents que des footballeurs, un élément qu’ils comprenaient trop bien, un objet si simple qu’ils n’avaient pas besoin de codes pour le maîtriser, si volubile qu’il en devenait rond.

Imposer les footballeurs à 75 % contraignait le club à renoncer aux transferts des stars des championnats anglais, espagnol et italien, bien plus accueillants fiscalement. La mesure garantissait par ailleurs un affaiblissement généralisé de la Ligue 1 au détriment de compétitions plus prestigieuse telles que la Première Ligue russe ou la I-League indienne. Nicolas Sarkozy supportait le PSG. Proche de la famille royale, le président de la République avait favorisé la prise de pouvoir des Qataris entre 2011 et 2012. Qatar Investment Authority, le fonds d’investissement souverain de l’émirat, possédait des parts chez Airbus, Vinci, Suez ou encore Areva. Des emplois se créaient dans l’aéronautique, les services, la construction.

« Tu es le plus petit de l’équipe, Kevin. Nous pourrons faire des photos sans les retoucher.

– Il faudrait mieux que cette rencontre reste confidentielle. Les footballeurs, vous savez ce que les électeurs en pensent…

– Tu vois le mal partout, Claude ! »

Sarkozy s’immisçait souvent dans le vestiaire après nos victoires. Il se débrouillait toujours pour glisser un encouragement ou un commentaire tactique se voulant novateur, le plus souvent lu le matin même dans L’Équipe. Leonardo le respectait tellement qu’il lui demandait des conseils sur la stratégie à adopter pour plaire au plus grand nombre. Le PSG souhaitait devenir le club de tous les français. Culturellement, cela se discutait. Économiquement, non.

« Je suis content que Kombouaré ne soit plus là.

– Pardon ?

– Il refusait que je vienne vous voir ! On a eu raison de le virer. »

Après avoir congédié Claude Guéant de son bureau, il m’interrogea longuement sur Javier Pastore, qu’il trouvait « décevant » depuis plusieurs semaines et responsable, selon lui, de notre incapacité à devancer Montpellier au classement. Il prit une feuille de papier et cocha dix noms dessus pour établir son équipe type du moment.

« Il en faut onze, monsieur le président. »

Il me rajouta à la composition et déposa la feuille dans la paume de ma main en me lançant un clin d’œil complice. Dans la foulée, il me révéla avoir failli devenir footballeur professionnel, adolescent : si sa famille ne l’avait pas poussé à s’orienter vers un métier plus noble, il aurait fait une grande carrière, m’assura-t-il, en mettant en avant « sa vivacité balle au pied » et son « intelligence de jeu » au-dessus de la moyenne. Dans la continuité de ce délire, il s’inventa une vie d’attaquant du dimanche, précisa s’entraîner régulièrement à tirer les penaltys, le week-end, dans le jardin de sa maison, puis il passa sans transition au sujet équipe de France. La nomination de Laurent Blanc l’avait rendu heureux. Il avait d’ailleurs téléphoné au président de la FFF pour appuyer sa candidature. Il considérait Blanc comme l’homme de la situation depuis qu’il avait vu « son travail au FC Nantes ». Raymond Domenech, comparé à « un maître d’école », en prit pour son grade. Toujours sous le choc de la grève menée par les Bleus durant la Coupe du monde en Afrique du Sud, Sarkozy insulta violemment plusieurs internationaux, dont Nicolas Anelka, tout en regrettant l’abolition de la peine de mort « pour les cas exceptionnels. » Enfin, après m’avoir félicité pour l’ensemble de mon œuvre (trois matches disputés, dont un comme titulaire), il se déclara « confiant » sur mes chances d’intégrer la sélection à court terme. L’entretien dura en tout et pour tout vingt-cinq minutes. Jamais il ne me parla en profondeur des réformes fiscales d’Hollande. En toute franchise, il m’avoua « de rien comprendre à cette proposition de loi. »

Son QG de campagne du quinzième arrondissement grouillait de militants proprement coiffés et lavés à l’eau bénite, savonnés et décorés, de valets habillés comme l’as de pique. Ma présence en ce lieu pouvait paraître incongrue. Lors des déplacements, à l’hôtel, il m’arrivait pourtant de zapper sur la chaîne parlementaire et de commenter les interventions d’une remarque acide. Je faisais régulièrement chambre seule. La plupart de mes coéquipiers n’avaient voté qu’une fois dans leur vie, en décembre, à l’occasion du référendum interne sur le maintien de Kombouaré. Plus il s’élève dans la hiérarchie, plus le footballeur perd le sens des réalités.

« Ton métier est difficile, quand même. Les notes dans L’Équipe, tout ça… On te critique beaucoup.

– Presque autant que vous.

– Eh oui ! Presque autant que moi ! Qu’est-ce que j’ai fait de mal, pourtant ? »

D’une armoire, il sortit cinq flacons de Chanel N°5 qu’il versa dans la baignoire de sa suite. Au même moment, on sonna à la porte. Il salua une petite maghrébine en escarpins rouges et aux lèvres de feu, par ailleurs ancienne ministre, puis l’invita dans la salle de bain en me demandant de patienter devant la télévision. Ce second entretien dura moins de cinq minutes, douche comprise.

Au cours de l’après-midi, je découvris un monstre à la main ferme, un Barthez de la politique. Aux hommes, aux femmes, aux enfants, il fit le beau. Aux poissonniers et aux vendeurs de crabes, il serra la pince. Près d’un magasin de vases de porcelaine, d’antiquités et de potiches, rue Convention, un journaliste du Petit journal de Canal+ le questionna sur sa femme. Sarkozy lui dit poliment bonjour, mima deux ou trois grimaces anodines puis poursuivit sa route. À distance, je l’admirais conserver son calme malgré l’asphyxie et le poids des seconds, conseillers divers, adjoints du maire ou maire en personne réunis autour du chef d’orchestre. Les musiciens répétaient sa gestuelle avec application. Rencontrant un jeune au look rassurant, Sarkozy me fit signe d’avancer. Le gamin portait un maillot du Barça et fut surpris d’apprendre que je jouais au PSG. Le président lui donna une tape sur la tête puis, prolongeant son chemin, arriva jusqu’à la station RER Javel, au bord de la Seine, où s’agitaient des militants par centaine. Drapés de polo SARKO PRESIDENT, ils reprenaient en chœur un refrain indistinct. Ne sachant quoi faire, leur idole se tourna vers son ministre de l’Intérieur qui l’encouragea à accompagner le chant. En réaction, la foule connut un orgasme réservé, indolore et respectueux, éminemment catholique ; des intégristes s’avancèrent néanmoins pour le toucher mais ils furent dispersés par la sécurité. Profitant de l’agitation, Claude Guéant attrapa un chien errant – un petit bichon qui avait dû s’enfuir d’un sac à main – et le lança dans le fleuve. Sarkozy enleva sa chemise et plongea pour récupérer l’animal. Il sortit de l’eau à peine essoufflé. Après une courte séance de bouche-à-bouche, il posa pour les caméras puis monta dans une voiture. L’un de ses gardes du corps m’ouvrit la portière.

Il but une demi-bouteille de soda avant d’ouvrir à nouveau la bouche.

« Qu’est-ce qu’il faut pas faire comme conneries, putain !

– C’était fort, quand même, le coup du chien.

– Oh… On l’entraîne exprès. »

Le chauffeur privatisa l’arrière du véhicule en abaissant la vitre fumée.

« Est-ce que tu votes, Kevin ?

– Personne ne vote dans ma famille. Mais mon père aimait bien Chirac. »

Inopinément, il essuya ses cheveux trempés sur mon manteau.

« Ah, Chirac…

– Vous voulez un mouchoir ?

– Chirac m’a enseigné un truc : en politique, la constance ne sert à rien. Il faut faire parler de soi dans les moments décisifs.

– Comme au foot.

– Eh oui ! Comme au foot ! Exactement !

– J’insiste : prenez un mouchoir.

– Ca te plairait d’être ministre des sports ? J’ai tout essayé : un rugbyman, un judoka, une karatéka…. Rien ne marche !

– Non, merci.

– Bon… Tant pis. J’espère que Thuram acceptera. »

Pourquoi m’avait-il laissé le suivre dans ses pérégrinations ? Il devait me considérer comme un allié. Il estimait les footballeurs suffisamment populaires pour lui faire gagner des voix. À la rigueur, le postulat avait été valable sous Chirac, immédiatement après 1998. Les défaites et nos écarts de conduite avaient tout balayé ensuite. En cette année d’élection, en parcourant les marchés, les candidats subissaient les remarques sarcastiques sur la main de Thierry Henry contre l’Irlande. Le Français moyen considérait le footballeur comme un être injustement favorisé, imbécile et méprisant. Les joueurs du PSG, plus que les autres, étaient ciblés. Nous étions vus comme des millionnaires égoïstes et incultes, comme les spécimens les plus représentatifs d’une génération sans repères ni valeurs. Nous marchions sur des lignes droites avec l’ambition comme unique horizon. Au fond, nous n’étions pas si différents des politiciens. Nous cherchions à plaire. Nous étions Sarkozy, nous étions ses frères.

L’expression Mouiller le maillot prend une tournure particulièrement délicieuse lorsqu’on l’applique aux nageuses. La température de l’eau est divine, la piscine couverte ; elle est bien la seule. En tant que joueur du PSG, j’ai un couloir réservé – décret numéro 2012-582 de la Mairie de Paris. M’ont-elles reconnu ? La question me hante alors que j’enfile mon survêtement pour profiter au mieux du panorama nudiste. J’ai été rétrogradé en réserve une semaine pour avoir séché l’entrainement le jour de mon départ en Savoie. Dommage que Medhi soit absent : il aurait assurément aimé cette fille pointure Juventus. Depuis qu’il n’habite plus à la maison, nous nous voyons encore moins qu’auparavant. Il s’est trouvé une colocation avec des étudiantes rencontrées à une soirée Fiesta Erasmus au Dupleix. Parfois, je vois son mur Facebook épouser des formes sensuelles, faussement provocantes, tout un élevage de bouches en forme de bec de canard. J’éteins alors l’écran et je me connecte à Twitter. Chaque jour, de nouvelles personnes me suivent. Tiens, ai-je reçu des messages ? Dix-sept ! Incroyable ! Il faut absolument que je réponde à ces inconnus.

La fin de l’après-midi sonne si vite qu’il n’est que seize heures à ma montre. Avec les cloches de l’église arrive un type grassouillet et bossu, au visage recouvert de poils gris anthracite. L’homme paraît s’intéresser à moi : toutes les dix secondes, il dépose un regard vers ma direction qu’il retire aussitôt dès que je le croise. La couverture de l’album Tintin et le crabe aux pinces d’or est cousue sur sa serviette. Des fesses ondulent dans l’eau à cinq mètres d’ici.

« Ca te dérange si je me fous à côté de toi ?

– Un peu.

– Je suis grand reporter au Parisien.

– Merde.

– Belle vue, hein ?

– Ouais.

– Je dois te dire un truc sur Leonardo. »

Il m’apprend que notre directeur sportif aurait touché un pourcentage important sur les quarante-deux millions du transfert de Javier Pastore, cet été, de Palerme au PSG. Sa source, un avocat, tient l’information d’un agent informé de la combine grâce aux épanchements d’un footballeur transalpin dont s’occupe l’un de ses confrères – par ailleurs courtier d’assurances – qui a surpris à l’aéroport de Milan une personne avec l’accent brésilien rentrant tout juste de Venise avec une femme pourvue de cette chevelure brune et élancée, si caractéristique des vraies Siciliennes.

« Et l’épouse de Leonardo serait Sicilienne, selon Wikipédia. Autant te dire que c’est du béton. J’ai juste besoin d’une confirmation. As-tu déjà entendu Leonardo parler à Pastore en se frottant sournoisement les mains, comme s’il complotait ?

– Vous êtes taré.

– Tu ne me crois pas ?

– Vous… Vous voulez juste foutre la merde pour vendre du papier.

– Leonardo est bizarre quand même, non ?

– Il est… parfois énigmatique.

– Tu as confiance en lui ?

– Si j’ai confiance ?

– Oui.

– Je n’ai confiance en personne. »

Le soir même, je pénètre pour la première fois de ma vie dans une boîte de nuit des Champs-Élysées. À Noël, les dirigeants ont offert cette discothèque à Sakho pour le convaincre de ne pas signer au Bayern Munich. Notre capitaine organise des petites fêtes dès qu’il s’ennuie ; il en organise beaucoup. J’étais certain de le trouver là-bas.

« Mamadou ? J’sais pas où il se planque, non. »

Jérémy Ménez tient la main d’une CSKA Moscou, blonde aux yeux bleus. Dans un coin de la salle, un cheval est attaché à un pilier. Des cuisiniers découpent un morceau de viande dans la cuisse de l’animal, aussitôt déposé sur le buffet. La nourriture déborde. Sur l’aile droite, macarons et bonbons. Un danseur aux épaules de quarterback me marche sur les pieds. La bouillie malaxée explose des amplis. Le morceau, un classique de NRJ, la radio préférée du vestiaire, dispose de sa propre chorégraphie : il faut lever le bras par intervalle de dix secondes en criant un mot que je n’arrive pas à saisir. Alors, puisque c’est la consigne, tout le monde lève le bras. Je m’exécute, j’ouvre la bouche, j’attends l’exécution. Le son est accrocheur sur les premières notes mais rapidement lassant ; finalement assez vulgaire sur le long terme, conçu pour plaire à des personnes peu exigeantes qui en feront leur emblème dès qu’ils verront leurs amis s’agiter dessus. Je crois reconnaître deux de ces rappeurs habitués du Camp des Loges. Ils partagent les mêmes centres d’intérêts que les footeux ; ils viennent des mêmes quartiers et, fascinés par l’argent, ils considèrent, tout comme eux, le succès comme une revanche sociale. Là d’où je viens, le fric est mal vu. Il est suspect. Ici, il indique que tu as réussi. La nuit leur appartient mais c’est tout ce qu’ils ont.

Au carré VIP, une Coupe de la Ligue sert de cendrier. Une black portant des escarpins rouges lèche une sucette arc-en-ciel sur un sofa, abîmé lui aussi. Je bois une bière. L’un des potes de Sakho la décapsule, puis c’est au tour de la bière. Mamadou se contemple dans un petit miroir de poche qui semble également lui servir à surveiller ses arrières. Comment l’atteindre alors qu’une cour d’une dizaine de personnes le flatte et l’encense ? Leur communication passe par des doigts sur un écran. Quand la poche vibre, ils ressortent leur téléphone, se marrent bêtement et retournent le message aux voisins. Trois vigiles protègent le district, détournant l’accès aux supporteurs. Sakho m’a vu. Il me hèle. Je m’assois sur les genoux d’une groupie.

« Faut pas avoir peur, Kevin ! Je mords pas !

– Ouais…

– T’es venu seul ?

– Ma meuf est aux toilettes.

– Laquelle ?

– Celle du mardi. »

Une fois par semaine, le clan francophone se réunit pour comparer l’attractivité érotique de ses membres. Chaque joueur vante ses exploits en comptabilisant les rapports sexuels pratiqués depuis la séance précédente. Le moins prolifique doit s’acquitter d’une amende. Interrogé presque par accident, je leur avais assuré baiser six filles à la fois. Je n’avais trouvé que cette répartie pour me donner un peu de consistance.

« Oh ! T’es encore dans tes rêves ?

– Non, non. »

Dans un état second, il penche son buste au-dessus des bouteilles d’alcool.

« Tu sais, mec, au début, on t’a pris pour un bouffon.

– Un gars à la Gourcuff, ajoute Chantôme.

– Un mec chelou. Tu disais jamais rien. »

J’écarquille les yeux, intrigué par la tournure que prend cette conversation.

« À l’hôtel, tu faisais des puzzles. Des puzzles, sérieux !

– Pourquoi pas des rébus ? Sa mère !

– Et puis on a vu que tu te débrouillais bien à l’entraînement.

– T’es habillé comme à Beyrouth mais sur un terrain, t’es stylé.

– Contre Saint-Étienne, tout le monde s’en battait les couilles mais toi, tu courais partout. »

Sur la réserve jusqu’à présent, Gameiro s’autorise une remarque.

« Excuse-moi d’avoir pourri tes affaires en les foutant dans l’eau.

– C’était toi ?

– Ouais. C’était juste un bizutage. Rien de méchant, hein ! »

La table se gondole. Sakho, la bouche emplie de cacahuètes, reprend la parole.

« Tu fais partie de la famille, maintenant. Plus on sera nombreux face à eux, mieux ce sera.

– Eux ? Qui ça ?

– Pastore, les ritals, tout ça. »

Récemment, Javier a séché un entraînement pour partir en vacances en Sicile. Partir sur son île, loin de l’agitation, prendre quelques jours pour réfléchir près des siens… Ils ne peuvent pas comprendre.

« Il dit qu’on joue pas assez bien pour lui ! Tu sais, il a fait dégager Kombouaré parce que le coach parlait pas l’italien !

– Ah bon ?

– Faut se méfier de ce pédé ! Ca tombe bien que tu sois là, Kevin. Vraiment, ouais. Tu connais François Hollande ?

– Personnellement ?

– Qui c’est, Mamad’ ?

– Ouais, qui c’est ?

– Oh, les gars ! C’est le candidat de la gauche aux présidentielles !

– Il y a des présidentielles ? Quand ?

– Putain… En mai !

– Ah bon ?

– Hollande, il veut taxer les riches à 75 % !

– Ce bâtard !

– Ce sac à foutre !

– Exactement, ouais. Faut que Sarkozy nous défende sinon on est morts. J’suis pas bénévole, putain !

– C’est clair !

– C’est quoi un bénévole ?

– Mon avocat va lui écrire une lettre que Kevin signera.

– Moi ?

– Si je m’en charge, les journalistes se foutront de ma gueule.

– Pareil.

– Pareil.

– Et les supporteurs diront que je me la joue intello… Que je me disperse et tout… De la merde, quoi ! La politique, c’est… Pour les mecs comme moi, ça… Comment dire… Enfin t’as pigé, quoi.

– Plus ou moins.

– Tu seras notre porte-parole !

– Je lui dirai quoi ?

– C’que tu veux ! T’aime bien faire des phrases compliquées, non ? Avec des adverbes et tout. Bah tu lui en feras, à Sarko ! Faut juste le convaincre de s’afficher avec un footballeur.

– Je sais pas trop…

– Ca marche ?

– Faut voir, mais…

– Génial !

– Merci, mec !

– C’est cool, Kev’ ! Vraiment !

– Non, j’ai pas…

– C’est cool, ouais. »

Devant nous, Bodmer joue à saute-mouton avec une serveuse bouclée. À sa droite, des footballeurs lillois montés à la capitale chantent à s’en péter le larynx. Ma table se joint à eux pour former un orchestre siphonné digne des pires boys bands de l’Histoire. Rencontrer le président ? Et pourquoi pas ? Je ne supporte pas mes coéquipiers, j’exècre leur nonchalance et la façon dont ils se comportent, mon existence tout entière s’oppose aux valeurs qui sont les leurs mais, dans la position où je me trouve, il m’est impossible de refuser cette main tendue.

Les visions de l’esprit sont dangereuses. Tu t’imagines champion de France et hop ! Auxerre et son bus conduit par un gros monsieur aimant les mineurs te dépassent. Tu penses avoir gagné le titre et une équipe de demi-mongoliens pilotée par un ancien éboueur te laisse sur le trottoir. En égalisant contre Lyon dans les arrêts de jeu, nous avons ravivé chez leur président Jean-Michel Aulas la flamme du complot arbitral. Les arbitres l’ont écouté. Des supporteurs de foot l’ont cru ; ceux qui ne voient dans le PSG qu’un club de mercenaires à qui l’argent offrirait tout. Il ne faut pas croire tout ce que l’on raconte.  Il faut croire en nous.

Capitaine contesté par les médias, Mamadou Sakho n’a jamais été aussi fort. Dans le groupe, il nous transcende et nous porte. Il est le boss, le guide. Oui, le scénario du match à Lyon a renforcé notre cohésion. Pour fêter cette invincibilité préservée, Sakho a organisé lundi soir un repas chez sa mère. Il avait scotché dans le hall de l’immeuble une feuille où il prévenait l’étage d’un risque sismique aux alentours de 21 heures ; à 20 heures 10, la musique empiétait déjà le couloir. J’avais été invité avec d’autres coéquipiers. Je n’entretenais guère de rapport avec le voisinage, simplement des sourires polis et gênés au moment de se croiser dans les vestiaires. Il m’aurait certainement été possible de créer des liens, un semblant de sociabilité. Mais cultiver une amitié naissante demandait d’en avoir envie et de l’envie, j’en manquais terriblement.


Des amis, je crois, j’en manquais terriblement aussi.

Il y a donc toute une partie de son passé que mon frère m’a volontairement caché. Jérôme Leroy en gardait un souvenir troublé. J’ignore qui est réellement Antoine. Ses silences m’ont toujours paru normaux. Entre frères, on se parle peu, on se contente de cohabiter dans la meilleure harmonie possible. Un garçon ne raconte pas ses secrets. Pas à son frère. A ses parents, peut-être ?

Il fut un bon joueur que le PSG n’a pas voulu conserver, c’est tout ce que je sais.

Fin juin, mon contrat s’achève. Leonardo m’a promis de s’en occuper dès qu’il en aura le temps. Les erreurs qu’on lui impute – ses transferts manqués, ses propos sur le Parc – sont des visions de l’esprit. Il n’est pas médiocre. Simplement dépassé par ce milieu encore plus imprévisible que la bourse. Mon avenir au PSG est flou, comme les gens que je pensais connaître. Antoine a surement vécu la même chose. A-t-il cru pouvoir réussir autant que j’ai pu croire en lui ? Pour qu’un mirage existe il faut un désert où l’on peut se perdre. Paris est aussi grand que le Sahara mais il bouge, vit, pleure, se déchire à chaque match, chaque conférence de presse. Les hommes passent. On les commente. On les critique. On part en vacances avec eux, en famille, et on joue sur la plage sans se parler. On les fréquente sans savoir qui ils sont vraiment.

CDF
Kevin Kohler