Les membres du Conseil m’avaient félicité en apprenant mon déménagement dans les Yvelines. En tant que joueur du PSG, je me devais d’afficher un certain standing. Nous organisions parfois des petits dîners avec Motta et Sirigu. Me voir accompagné de Chiara les rassurait, un footballeur sans femme étant forcément suspect. Elle s’occupait des pâtes, Thiago de la sauce. Salvatore se chargeait des boulettes. Il en faisait peu mais elles restaient sur l’estomac. Un saucisson sec n’aurait pas été pour me déplaire mais je m’en satisfaisais : ces repas représentaient les seuls écarts alimentaires autorisés par mon nutritionniste.
Ces dernières semaines, je m’étais ouvert à autrui plus que je ne l’avais jamais fait auparavant. Les gars me prenaient pour l’un des leurs. D’abord réticent, Sakho avait fini par approuver ma démarche. Il m’avait même carrément adressé la parole en salle de musculation, alors que je m’acharnais sur une machine : « Les médias parlent de toi même quand tu ne joues pas. Cela nous enlève un peu de pression. On peut se concentrer entièrement sur le club. » Mon regard sur lui avait changé. Je ne le considérais plus comme un capitaine de pacotille incapable de maîtriser la tempête lorsqu’elle se présentait. En fait, il ne voulait pas du pouvoir. Il recherchait simplement une mer de tranquillité. J’avais longtemps pris Ménez pour un imbécile sans tenir compte du fait qu’il s’occupait à la fois de son bébé et de sa carrière ; ses colères étaient les conséquences de nuits trop courtes et ses enfantillages des trêves bienvenues dans sa vie d’homme. Il s’agaçait de fréquenter le banc à cause du Brésilien Lucas et, quoi qu’en disent les médias, c’était parfaitement compréhensible. Javier, lui, était passé en deux ans du statut d’incontestable à celui de joueur lambda. Star éphémère, il était rentré dans le rang. Ce n’était pas facile à vivre. Le long de mes interviews, je m’évertuais à donner bonne presse aux footballeurs de ma génération. Ils n’étaient pas dangereux. Ils ne respiraient pas assez, c’est tout. De toute façon, dire du mal des collègues n’aurait pas été très intelligent car j’évoluais dans un milieu consanguin où tout le monde se connaissait. Seul Anelka morflait sur mon compte Twitter. Après… Comment dire… Jouait-il vraiment encore au football ? L’attaquer ne présentait vraiment aucun danger.
Apprécié de mes partenaires de jeu, je l’étais tout autant des publicitaires qui voyaient en moi un porte-drapeau du Made in France. Le monsieur de chez Peugeot se disait « emballé » par mon profil de « bon Français » réussissant au PSG. « Vous êtes un modèle d’intégration pour les gosses de ce pays ! » s’était-il enthousiasmé en me donnant les clés d’un véhicule de sa collection. « Au moins, vous, vous n’avez pas le pantalon qui descend », m’avait confié le PDG de Carrefour, qui cherchait pour dynamiser sa marque une célébrité jeune mais « éduquée », une denrée « de plus en plus rare » selon lui. Ses supermarchés avaient créé une gamme de produits à mon nom, label « Origine France », comme du jambon de Bayonne, des tripes de Caen, des quenelles de Lyon, des pruneaux d’Agen ou du nougat de Montélimar. Je touchais cinq centimes par quenelle Kevin Kohler vendue ; sept pour les conserves de jambon. Les études marketing montraient que les gens d’un âge avancé recherchaient plus que jamais des produits naturels depuis le scandale alimentaire de la viande de cheval retrouvée dans les lasagnes Findus. Cette quête du bien manger me profitait. Né à la campagne, j’apparaissais comme un footballeur sain, comme une sorte de rugbyman en moins crétin. Les annonceurs usaient de cette image jusqu’à l’indigestion. J’avais en outre conclu des contrats avec Breizh Cola, SEB, Tefal, Crédit Agricole et Free. Je continuais à m’habiller chez H&M, une marque appréciée des classes moyennes. J’utilisais ma Porsche Cayenne – achetée à peine soixante-quinze mille euros ! Une affaire ! – pour de longues virées en solitaire ou, plus prosaïquement, me rendre de chez moi jusqu’au Camp des Loges. John-Hugh me suivait en Peugeot. Nous échangions nos volants à deux kilomètres du centre d’entraînement. Je signais des autographes pendant qu’il se garait dans le parking puis je le rejoignais discrètement pour procéder à un nouveau troc. Il était alors huit heures, huit heures quinze. Caché dans ma Porsche, je me drapais de vêtements hauts de gamme, Dolce & Gabbana ou Gucci, pour n’en ressortir qu’à l’arrivée de mes coéquipiers. Au club, plus personne ne pouvait m’ignorer.
Cette bagnole recevait de bonnes critiques sur internet. Moi aussi, désormais. Une veille effectuée sur Google m’avait prévenu de l’irascibilité d’anciens abonnés du Parc – dont ce traître de Ludo – qui remettaient en cause ma sincérité. Un montage Photoshop de leur conception me représentait sous les traits de l’Abbé Pierre aidant un sans-abri qui ressemblait à David Beckham. Avec l’aide d’un avocat, j’étais parvenu à faire bloquer tous les sites relayant cette horreur et, dans un excès de zèle, celui de la Fondation Abbé Pierre. Par précaution, John-Hugh contacta après coup une entreprise spécialisée dans l’e-réputation. Elle fit fermer trois profils Twitter à mon nom, dont celui d’un véritable Kevin Kohler vivant à Nuremberg. Elle supprima mes différents pseudos sur AdopteUnMec ainsi que les conquêtes susceptibles de révéler mes techniques de drague les plus embarrassantes. Les exécutions exécutées, cette noble société programma un logiciel capable de commenter positivement chaque article me concernant à l’aide d’un vocabulaire simplifié. Il débuta sa mission sur le site de L’Équipe mais son intelligence artificielle l’envoya rapidement naviguer vers So Foot, où il devint un contributeur régulier et respecté.
Quand je n’étais encore qu’un simple observateur, j’arrivais à faire confiance aux journalistes ; naïvement, j’imaginais leurs récits plausibles. Totalement imprégné du milieu, je ne pouvais plus les cautionner. Je ne jouais pas spécialement bien mais je continuais à recevoir des bonnes notes dans L’Équipe. En contrepartie, mon agent offrait aux journalistes des infos sur le mercato, parfois même des interviews des internationaux dont il avait la charge. J’achetais de moins en moins souvent la presse. Je n’avais plus rien à apprendre. Avec neuf points d’avance sur l’OM à cinq journées de la fin, le titre du champion de France nous était quasiment assuré. Lorsque j’étais titulaire, un mec finissait toujours par me remplacer mais l’essentiel était ailleurs : j’étais enfin considéré comme un footballeur et accepté comme tel. J’agissais pour le bien de tous en prodiguant une image positive du PSG et de ses acteurs. On écrivait des papiers sur moi alors que mes performances demeuraient moyennes. J’avais débuté à Rennes et à Troyes. J’étais le seul joueur que les supporteurs adverses ne sifflaient pas. « Tu es davantage fait pour la Ligue 1 que pour la Ligue des Champions. Nous avons besoin de toi à Nancy et à Lorient, pas contre le Barça. Tu es aimé des gens normaux. Tu es comme eux. Tu es simple. Tu n’es pas spécialement beau non plus. Tu es ce que nous avons longtemps recherché » m’avait expliqué Leonardo en me recevant dans son bureau après notre facile succès 3-0 contre Nice. Il en avait profité pour passer mon salaire de trente-cinq mille à soixante-dix mille euros par mois. Un cadeau que, par politesse, j’avais accepté.
Zlatan touchait plus d’un million d’euros mensuel. Matuidi seulement deux cent vingt mille mais il allait être augmenté, tout comme Sirigu et Javier. Je les écoutais parler de leurs problèmes d’argent et de leurs passions. De tuning, notamment ! Le corps de Lavezzi aurait pu remporter des concours dans le Pas-de-Calais. Ce n’était pas toujours captivant mais… Combien coûtaient des enjoliveurs, d’ailleurs ? Et une montre Ralph Lauren ? Avais-je besoin d’une montre Ralph Lauren alors que mon portable donnait l’heure ? D’une ceinture en cuir tressé, peut-être ? D’un vignoble ? Non, j’avais déjà du Breizh Cola… Même s’il était dégueulasse… Des lunettes en acétate ? Et pourquoi pas, au fond ? Ca ou autre chose… C’était… Ouais, c’était étrange… Je pouvais tout m’offrir mais je devenais de moins en moins exigeant.