Le dimanche 3 mars consacra mes débuts en direct. Le prologue consista en un déballage de gentillesses bucco-génitales de la part de l’équipe technique et des maquilleuses. Leurs compliments sonnaient aussi faux que le fond sonore de ma loge, largement dominé par Shy’m, la chanteuse pop du moment. Le présentateur, Hervé Mathoux, échappa toutefois aux critiques. En bon Auvergnat, il me chourava cinq des huit macarons mis à ma disposition et me proposa un café qu’il me fit ensuite payer. Ce comportement eut pour effet de me rassurer. Il me paraissait un homme droit dans ses bottes et assez intègre pour ne pas traiter ses convives comme des beaux-parents qu’il faudrait flatter à tout prix. Entre deux échanges, je lui transmis les critiques émises par mes abonnés Twitter à propos de la réalisation du dernier PSG-OM, marquée par les plans continus sur David Beckham et les peoples des tribunes du Parc, au détriment du jeu. Mathoux ne trouva rien à répondre, hormis « J’en suis désolé ».

Le producteur se pointa peu après son départ pour m’expliquer ce qu’on attendait de moi. Je devais incarner un footballeur « proche du peuple », un jeune homme « qui avait eu l’audace de refuser l’argent de la corruption ». Il espérait des larmes et des confessions poignantes. « Si besoin, on te passera une solution oculaire. Ton interview se déroulera entre les coupures publicitaires seize et dix-sept. Ah ! Et n’hésite pas à te lâcher sur Zlatan et Beckham ! » D’un balayage de la main, il nettoya quelques pellicules nichées sur mon épaule. John-Hugh le connaissait depuis longtemps. Il lui avait assuré que j’étais un bon client. En fait, ce mec n’en savait rien. Il ne savait même pas si quelqu’un m’avait réellement proposé de l’argent pour truquer un match. Ses journalistes n’avaient pas cherché à enquêter. Mon récit servait de seule justification à ma venue. Les programmes les plus mythiques de la télévision française, d’Incroyable mais vrai ! à C’est mon choix, se sont bâtis à partir de ce principe de confiance.

Le chauffeur de salle plaça les bonnets D de façon à perturber le téléspectateur pour qu’il en oublie de zapper. La brune située derrière Hervé Mathoux portait une jupe si courte qu’on dû ranimer Marco Simone, l’un des deux consultants de l’émission avec Christophe Dugarry. Des hôtesses d’accueil recrutées pour l’occasion complétaient la rangée princière. J’aperçus Simon Pichard, l’un des contributeurs de mon fan club Facebook, perché à des hauteurs impalpables. Comme tous ses congénères trop laids, il était en liberté conditionnelle, libre de parler et de sourire, à condition de ne pas se faire remarquer. De jeunes trentenaires chauffés au Pétrole Hahn, culture jeans Diesel, essence de Guerlain, occupaient les premiers rangs. Simon, lui, marchait encore au charbon. Quand le chauffeur de salle entraîna le public à réagir positivement aux blagues de Pierre Menès, il refusa de se prêter au jeu et croisa les bras en guise de protestation. La sécurité l’évacua hors du plateau quelques secondes avant la prise d’antenne.

Je n’étais pas stressé. À Reims, j’avais joué devant vingt mille personnes souhaitant ma mise à mort et celle de notre club. Une centaine de pantins et une brochette d’inquisiteurs ne pouvaient m’effrayer. En toute franchise, seul m’impressionna l’aisance de Ménès. Il légitima sa présence sur l’une de ses premières interventions. Après une enquête sur ces footballeurs expatriés au Qatar qui ne pouvaient sortir du pays qu’en renonçant à leurs impayés de salaire, Mathoux enchaîna en expliquant qu’il ne s’agissait pas « d’un reportage anodin ». « Non, c’est à Doha », répliqua Ménès en se tournant vers les applaudissements télécommandés de l’assistance respiratoire. En réponse aux propos de Leonardo –  « Nous avons une équipe davantage pour jouer l’Europe que le championnat » – tenus après la défaite à Reims, le chroniqueur parla « d’une énorme connerie, d’un manque de respect et d’humilité » et lâcha : « Leonardo a insulté tous les petits clubs en disant cela ! Il ne faudra pas qu’il s’étonne que le PSG ne soit pas aimé dans les sondages ! » Jouant à l’extérieur, je m’adaptai à sa tactique d’un air détaché, parfois ironique, en m’inspirant de sa maîtrise de l’entertainment. Je pris ainsi la défense de mon directeur sportif en pointant du doigt des décisions d’arbitrage pourtant parfaitement légitimes.

« Y a que les nuls qui parlent de l’arbitrage !

– Vous en parlez sans arrêt depuis dix ans, monsieur Ménès. »

On m’applaudit et je ne sus pourquoi.

Le producteur du CFC m’avait conseillé d’utiliser un prompteur pour bien former mes phrases – les footballeurs préféraient généralement s’en servir, d’après lui – mais je préférais improviser, promenant mon regard sur cette faune vive et composite, les teintes écarlates et les extensions capillaires des filles, les retouches maquillage entre chaque reportage, les ordres reçus et envoyés, la précise et si complexe mécanique de la télévision que même Dieu, en souhaitant faire pire que l’ornithorynque, n’aurait pu enfanter. Je nageais dans une eau baignée de béatitude d’où j’émergeais des bons mots après chaque question. À la neuvième coupure pub, le producteur apparut brièvement pour me rappeler « de citer Beckham le plus souvent possible ». Il passa un coup de coton-tige dans l’oreillette de son présentateur et changea la fréquence de celle de Ménès, reliée à la radio Rire et chansons. Simone se leva pour récupérer le numéro de portable d’une flamboyante rousse tandis que Dugarry prenait soigneusement des notes. À l’aide d’un pendule, on endormit un monsieur agité qui souhaitait intervenir en direct puis l’émission reprit.

Comme convenu, Mathoux me présenta comme le footballeur qui avait dit non à la corruption, « une sorte de De Gaulle de la Ligue 1 », ajouta-t-il en surestimant les connaissances de son public qui ne connaissait visiblement pas ce joueur. Contrarié par ce bide, il lança trente secondes d’archives résumant ma carrière qui me permirent de consulter les mots clés que John-Hugh avait préalablement écrit sur une antisèche : tabou, peur, menace, œuf, beurre, jambon découenné, île flottante 2×2, steak haché. Le portrait achevé, je décrivis en détail les mœurs d’une pratique « répandue dans le milieu », d’un « tabou difficile à briser » et qui concernait énormément de footballeurs français. J’improvisais toujours, mais avec aplomb. La clameur des gradins m’enfiévrait.

« Eh bien moi je te trouve vachement faux-cul, s’insurgea subitement Ménès. De la corruption en Ligue 1 ? Qui peut croire ça, franchement ?

– C’est pourtant vrai.

– Pff… À un moment donné, c’est quand même incroyable que dans ce pays des gamins viennent donner des leçons à la télévision ! »

Savourant l’échange comme un bébé le ferait devant sa potée, la foule émit un « Oh » de contentement.

« Y a qu’en France qu’on voit ça !

– C’est vrai que c’est plutôt votre rôle, d’habitude, de donner des leçons. »

Il marqua une pause et se redressa sur son siège, comme désarçonné par mon attaque, avant de repartir à l’assaut.

« Ca fait trente ans que je suis dans le foot et c’est la première fois que j’entends parler de corruption !

– Il y a eu l’OM, quand même.

– Oui, oui… Mais ca date, OM/VA ! C’est vieux ! C’est fini, ce temps-là ! Franchement, j’ai… J’ai l’impression d’entendre un mec qui balance sur ses copains pour espérer sortir de prison ! »

Je le laissais s’époumoner. Je le connaissais par cœur.

« De la corruption, sérieusement… De toute ma carrière, c’est la première fois que… Non, mais sans déconner… Les bras m’en tombent, vraiment ! »

Il se répétait pour ne rien dire. Les poils de ses oreilles, d’une longueur étonnante, s’agitaient sous l’effet du vent. Sa tronche ressemblait à une tomate que son propriétaire aurait abandonnée sur un banc, en pleine canicule.

« Franchement, Kevin, tu… tu… tu es un petit con !

– Pierre ! »

Mathoux lui demanda de garder son calme. Le public, pris entre deux feux, ne sut comment réagir à cette agressivité. Quelques-uns de ses fans optèrent pour le rire mais, globalement, l’incompréhension domina.

« Tu… Tu penses à la… Le… À l’exemple que tu donnes, là, en dénonçant tes camarades ?

– Et vous ? Vous réfléchissez à l’image que vous donnez aux gens qui regardent l’émission ?

– Lâchez ce verre d’eau, Pierre !

– Tu es footballeur professionnel, mon petit père ! Tu as des responsabilités !

– Non. Je suis juste un footballeur qui n’aime pas ce que le football est devenu. Je ne suis rien. Contrairement à vous.

– Je suis bien d’accord ! »

Je n’eus besoin de lui répondre. Les sifflets s’en chargèrent pour moi.

« Quoi ? J’ai pas raison, peut-être ? Hein ? J’ai pas raison ? »

Le public s’interrogeait. Qui croire ? Qui soutenir ? En temps normal, le choix était simple : naturellement, on s’opposait aux footballeurs, à ces types abjects dont le salaire faisait gerber. Moi, j’étais sympa. J’étais sincère. J’aurais pu m’asseoir à leur place.

« Ouais, ouais, gueulez donc ! Je m’en fous !

– Vous ne devriez pas les insulter.

– Mêle-toi de tes oignons !

– Sans eux, vous n’êtes rien.

– Mais il va se taire, le nain !

– Lâchez mon bras, Pierre ! Vous en avez assez de deux pour vous indigner ! Kevin, voulez-vous ajouter quelque chose ?

– Simplement répéter que la corruption existe.

– Et pourquoi que les autres footballeurs de Ligue 1 ils ne disent rien, alors ?

– Ils ne veulent pas être jugés. Surtout pas par vous.

– Allons bon !

Ils se taisent pour ne pas se mettre à dos leurs coéquipiers. Ils se taisent car les présidents les menacent s’ils décident de l’ouvrir.

– Arrête, Cosette, tu vas nous faire chialer !

– Ils sont éduqués comme ça.

– On va passer au résumé de Lorient-Valenciennes, d’accord ?

– Ils ont peur des gens comme vous.

– Pff…

– Des gens qui ont le pouvoir et qui n’en font rien.

–  N’importe quoi !

– Ils ne parlent pas de corruption parce qu’ils sont obligés de fermer leur gueule pour faire carrière. Les personnes qui viennent au stade ne nous aiment pas mais elles aiment encore le football. Nous ne sommes pas bêtes. Nous ne voulons pas dégoûter un peu plus encore ceux qui nous font vivre.

Comme si vous vous en souciez ! Oh, c’est du foot ! On s’en branle, des supporteurs !

– Pierre ! Nous sommes en direct ! »

Désormais, plus rien ne pouvait le sauver. Ménès s’en rendit compte en se retournant pour chercher un appui : en lieu et place de l’amour qu’il avait l’habitude de trouver au premier rang, il ne vit que des lèvres pincées, synonymes d’exil. De dépit, il retira son oreillette et quitta le plateau ; accidentellement, il renversa un caméraman avec le seul bras qui lui restait. Alors que défilaient sur l’écran géant les résumés de la vingt-septième journée, je suivais le fil de mon compte Twitter en prenant plaisir à lire les commentaires. Des journalistes s’abonnaient, des inconnus m’envoyaient des messages privés pour me féliciter. Le hashtag #Kohlervsmenes gagnait des adeptes : en tête des tendances France, il devançait #Unestarunlégume, #Acausedesmusulmans, #UnbonJuif et #Sucemoicar. Ce duel avec le journaliste sportif le plus influent de France avait tourné à mon avantage. Je nageais toujours. J’étais la vague à prendre.

Mathoux me posa une ultime question :

« Avez-vous déjà songé à partir ?

– De ce plateau ?

– Du PSG !

– Non. Jamais. »

Son acolyte ne donnait plus aucun signe de vie.

25 commentaires

  1. Armandinõ dit :

    Jouissif!!!

  2. C. Moa dit :

    Très bon Kévin. J’espère qu’on ne reverra plus jamais Menès !

  3. Romain dit :

    2e phrase: « consista en ».

  4. Van Der Wiel Age People dit :

    Pierre Ménès réduit à Pierre Minus…mythique

    Merci Kevin.

  5. Captain Rai dit :

    Magnifique.

    par contre il faudrait prévenir les enfants qu’il y a une image qui fait très peur.

  6. Family dit :

    Géant, encore une fois. Même si ce n’est que dans l’histoire, qu’est-ce que c’est bon de voir Ménès se faire descendre comme il le mérite ! Bravo.

  7. Wallyd dit :

    A quel moment de l’émission pouvons-nous voir ces interventions ? A moins que je n’ai rien compris et que ce soit une fiction (c’est la première fois que je lis un article de ce mec), les commentaires précédents et les tweets me font penser que j’ai raté quelque chose au CFC, là.

  8. KoR dit :

    Peut-être parce que je ne suis pas assidu au CFC (qui était pour moi l’acronyme du club de foot de ma jeunesse et ne sera jamais une émission de TV, mais on s’en tape) mais j’ai un peu de mal avec le clash.

    À la lecture, j’ai l’impression que c’est Kevin qui se fait dévorer par Menès et que, à la lecture du verbatim, la vox populi aurait plus probablement baissé le pouce pour le footballeur que pour le commentateur.

    Sinon, tout le reste et notamment le barnum autour des émissions de TV, l’ambiance plateau, toussa, très très bon et réaliste !

    Vivement la suite.

  9. Koko dit :

    Je ne le fais jamais, ou alors trop rarement, mais quelques mots pour féliciter l’auteur de son billet ne sont en réalité jamais de trop. Dont acte !

    Excellent article, que ce soit dans la forme ou dans le fond. A plusieurs reprises, j’ai cru que l’histoire s’était réellement passée, tant le récit est crédible. Mention spéciale pour les tweets, plus vrais que nature !
    Tout cela est d’autant plus plaisant qu’il ne s’agit pas seulement d’un exercice de style, mais aussi une belle manière de dénoncer la facilité avec laquelle on peut prévoir une émission (et les tweets la commentant !) aussi formatée…

  10. Jer dit :

    Très bon mais malheureusement assez peu réaliste. J’imagine plus Ménès sauter sur l’occasion et se draper dans l’indignation de la terrible corruption qui touche le sport à coup de « c’est quand même incroyable que dans ce pays… » et de suggérer que kevin mérite l’EDF que d’aller au clash. Ménès c’est quand même un peu le Kouchner du pauvre.

  11. tyty dit :

    Je trouve également le clash – et sa conclusion – assez peu crédibles, mais l’idée est tellement plaisante !
    Je suis persuadé que l’auteur nous pondra un scénario encore plus croustillant pour l’épisode concernant le débat Kevin – JM Aulas au 20h de Pujadas

  12. Surla Commode dit :

    ”une sorte de De Gaulle de la Ligue 1”, ajouta-t-il en surestimant les connaissances de son public, qui ne connaissait visiblement pas ce joueur.

    Merci pour ça !

    (Cela dit je pense que le public du CFC connaît quand même De Gaulle : LLoris et Mandanda.)

  13. cortosam dit :

    a quand un beau livre rassemblant toutes les magnifiques chroniques de Kevin?
    Merci de ce très beau travail!

  14. Kor dit :

    ”une sorte de De Gaulle de la Ligue 1”, ajouta-t-il en surestimant les connaissances de son public, qui ne connaissait visiblement pas ce joueur.

    C’est aussi un remix d’une vieille blague des Inconnus si je ne m’abuse… (tout ça ne nous rajeunit pas)

  15. Kevin Kohler » Blog Archive » Episode 21.2 : Kevin Kohler, la comédie musicale dit :

    […] préféré à Grégoire ; tout comme lui, j’avais émergé de la médiocrité grâce à la télévision. Pour le rôle de Zlatan Ibrahimovic, la production avait recherché un chanteur capricieux mais […]

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  23. Nima dit :

    Très bon mais malheureusement assez peu réaliste. J’imagine plus Ménès sauter sur l’occasion et se draper dans l’indignation de la terrible corruption qui touche le sport à coup de “c’est quand même incroyable que dans ce pays…” et de suggérer que kevin mérite l’EDF que d’aller au clash. Ménès c’est quand même un peu le Kouchner du pauvre.

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