Archive for janvier, 2013

Dimanche 27 janvier, 23 heures 22.

PSG 1 Lille 0. Leonardo refuse de tripler la prime de victoire. Nous nous sommes enfermés dans le bus et nous n’en ressortirons qu’après avoir obtenu satisfaction. Dehors, sur le parking du Parc des Princes, quatre envoyés spéciaux de BFM TV interrogent les supporteurs parisiens qui caillassent notre véhicule. Leurs slogans sont des reprises de tubes déjà anciens : « Trop payés ! » ; « Vos gueules, les millionnaires ! » ; « Quand on gagne autant, on joue et on la ferme ! » Douchez se prend une pierre sur le visage. Son arcade sourcilière saigne. Les journalistes nous sollicitent afin de rejouer la scène devant leurs caméras. D’un commun accord, nous décidons de ne pas leur accorder d’interviews.

Dimanche 27 janvier, 23 heures 34.

Un reporter du quotidien L’Équipe menace de baisser notre note individuelle de deux points si nous continuons à boycotter les médias. Plusieurs joueurs viennent spontanément répondre à ses questions. Nulle vie ne mérite d’être sacrifiée au nom d’une cause, si grande soit-elle.

Lundi 28 janvier, minuit 33.

Calés à l’arrière, dans la partie du bus transformée en salle d’arcade, Jallet et Armand s’affrontent sur Mario Kart. Debout à côté d’eux, Douchez fait mine d’étudier la course en pressant un mouchoir sur sa blessure. Il se sent illégitime, inutile. Anelka le réconforte en lui disant qu’il n’est pas plus inutile ici qu’ailleurs. Il ajoute que seuls les livres d’Histoire jugeront nos actes« éventuellement Pierre Ménès » – et que de toute façon ça la foutrait mal de renoncer si rapidement.

« C’est tout ce qu’ils attendent ! crie-t-il, en équilibre sur la place laissée vacante par le chauffeur.

– Ouais ! reprennent mes coéquipiers.

– Les gars, qui est pour une grève de la faim ? »

Tout le monde lève la main hormis Chantôme, occupé au téléphone.

« J’ai Presto Pizz’ en ligne. Qui veut de la quatre fromages ? »

Tout le monde lève la main.

« Non, non ! Ca va pas ! s’agace Anelka. On va plutôt voter une motion de défiance. Qui est pour ? »

Tout le monde lève la main.

«  Qui est contre ? »

Tout le monde lève la main. Anelka s’agace.

« Qui ne sait pas ce qu’est une motion de défiance ? »

Tout le monde lève la main. Anelka aussi, après réflexion.

Lundi 28 janvier, 1 heure 15.

La voiture de Leonardo n’est plus à portée de vue. Nous le soupçonnons d’être parti sans prévenir. Un loup hurle dans la nuit : la sonnerie de portable de Verratti. Nous passons vingt minutes à comparer nos sonneries de portables puis la discussion dérive sur les derniers films vus au cinéma. De l’avis général, celui de Michaël Youn – « notamment la scène de ouf où il pète, là » – est excellent. Je suis traumatisé. En plein débat sur le septième art, on toque à la porte. Un vendeur de tours Eiffel en plastique se présente puis nous montre ses produits. Matuidi lui en achète une pour se débarrasser de lui. Malheureusement, le commerçant ne rend pas la monnaie sur les billets de banque. Matuidi lui en achète cinquante.

Lundi 28 janvier, 2 heures 02.

Un « toc, toc » retentit. Ces sans-papiers sont décidément sans-gêne. Erreur : il s’agit des journalistes de BFM TV qui nous quémandent du café.

Lundi 28 janvier, 2 heures 18.

Les journalistes de BFM TV refrappent. Ils veulent aussi des tasses.

Lundi 28 janvier, 2 heures 20.

Les journalistes de BFM TV refrappent. Ils veulent également du sucre.

Lundi 28 janvier, 2 heures 22.

Les journalistes de BFM TV refrappent. Une petite cuillère ne serait pas de refus.

Lundi 28 janvier, 2 heures 27.

Les journalistes de BFM TV refrappent. Oui, bien sûr, nous avons des biscuits secs mais également des boîtes en carton vides puant le fromage, voilà, merci, bonne nuit.

Lundi 28 janvier, 2 heures 32.

Les journalistes de BFM TV refrappent. Zlatan les bouscule, avance jusqu’à leur camion, allume son briquet, met le feu au camion, les bouscule à nouveau, met le feu à l’un des reporters, remonte dans le bus.

Lundi 28 janvier, 2 heures 34.

Les journalistes de BFM TV ont tous quitté le Parc des Princes ; sauf celui qui brûle, évidemment.

Lundi 28 janvier, 4 heures.

Difficile de dormir avec cette lumière et cette odeur de cramé. Un débat houleux portant sur le meilleur humoriste du Jamel Comedy Club a divisé le groupe entre partisans de Thomas Ngijol et fétichistes de Fabrice Eboué ; Claudia Tagbo n’a récolté aucune voix. Conscient de la nécessité de ressouder l’équipe, Sakho nous réunit au centre du bus pour lancer un concours d’histoires d’épouvante. Bodmer se lance le premier : « Je vous parle d’un monde où les footballeurs seraient taxés à 75 %… » La moitié de l’équipe est déjà recroquevillée sous les sièges avant la fin de sa phrase. J’enchaîne immédiatement par un récit mettant en scène un jeune footballeur à qui l’on propose de truquer un match. À la fin du conte, je leur demande s’ils ont déjà été victimes d’une tentative de corruption au cours de leur carrière. Silence. Toussotements. Thiago Motta prend la parole : « Bon, il se fait tard, non ? Et si on allait faire dodo ? »

Lundi 28 janvier, 15 heures.

Le réveil est difficile. Le concert du groupe One Direction, prévu ce soir, a attiré une nuée d’adolescents incontrôlables. Les garçons en viennent à rayer le bus avec leur crête, les filles avec leurs ongles. Un doute m’assaille : notre lutte est-elle comprise de tous ? Leur réaction est normale, m’assure Anelka. D’après lui, « ces jaloux » nous considèrent comme « des privilégiés ». Les vrais privilégiés, poursuit-il, sont notre directeur sportif, notre président, notre entraîneur et, plus globalement, tous ceux qui gravitent autour du PSG sans raison précise. « Un peu comme toi, en fait », je lui réponds. Il sort un carnet à spirales de sa poche, ajoute mon nom dessus, le range puis s’éloigne. Je crois qu’il en veut encore à Leonardo de ne pas lui avoir offert de contrat. Au fond du véhicule, Chantôme s’évertue à plier proprement son pyjama Winnie the Pooh TM.

« Clément ?

– Ouais ?

– Tu as déjà accepté de l’argent sale, toi ?

– Je sais pas trop, c’est ma mère qui lave mes affaires.

– Des pots-de-vin.

– Oh, non. Je ne bois jamais d’alcool.

– Putain mais… Est-ce qu’on t’a proposé du fric pour perdre un match ?

– C’est déjà arrivé, oui.

– Sérieux ? Combien ?

– Deux cent mille. J’ai refusé. C’est moins que mon salaire mensuel. Mais des potes se laissent parfois tenter pour arrondir leurs fins de mois. Des mecs qui jouent en Belgique ou en Suisse. C’est fréquent dans les petits championnats.

– Je vois. »

Je repense à cet épisode, le nez à la fenêtre. Je n’avais pas été recontacté depuis. Allait-on vouloir me rencontrer ? Que se passait-il exactement dans les autres clubs ? Etait-ce de la fiente de pigeon ou bien un crachat de fan des One Direction qui coulait sur mon front ?

Lundi 28 janvier, 21 heures.

Bientôt une journée complète sans sexe. Mes coéquipiers n’ont pas connu pareille abstinence depuis leurs onze ans.

Lundi 28 janvier, minuit.

Par SMS, Leonardo nous indique que l’horaire du prochain entraînement a été avancé de cinq heures. Il ne précise pas à partir de quand. « Nous ne céderons pas à l’oppresseur ! » martèle Anelka, comparant notre lutte à celle des insurgés de Knysna. « Il n’a pas voulu de moi, hein ? Il va voir, ce bâtard ! » Alerté par ses beuglements, le gardien du stade tape sur la vitre. Il nous ordonne de dégager ou de payer une amende de stationnement de deux cent soixante-deux euros. Nous décidons de nous aventurer ailleurs.

Mardi 29 janvier, 18 heures 50.

Notre périple touche à sa fin. Le bus est tombé en panne d’essence à proximité d’un square près de Créteil. Dommage, car Matuidi venait tout juste de découvrir comment passer la seconde. Les populations locales sont plus conviviales dans cette région reculée du globe ; moins bien habillées, aussi. Bien que leurs préoccupations divergent des nôtres, les enfants nous accueillent en nous donnant des pommes. Si des personnes si modestes viennent naturellement à notre secours, c’est que la fracture entre le peuple et ses footballeurs n’est peut-être pas aussi profonde. J’entends soudain Sakho hurler comme une fillette. C’est la première fois qu’il voit des vaches d’aussi près. À son tour, Ménez sursaute. C’est la première fois qu’il voit des pommes.

Mercredi 30 janvier, 6 heures.

Des hommes et des chiens sont allongés sur l’herbe. Ils ont les yeux rouges et des coiffures étranges ; les chiens, surtout. Un stand de tir et un jeu de pêche à la ligne ont été montés durant la nuit. On fait griller des hérissons au barbecue. La fumée nous envahit rapidement. Adrien Rabiot pleure.

« Conserve ton sang-froid, lui dit Armand.

Je ne veux pas crever si jeune ! J’ai que dix-sept ans !

– Combien ?

– Dix-sept. Et toi ? »

Armand pleure.

Mercredi 30 janvier, 6 heures 17.

La respiration devient difficile. Le verrouillage automatique des portes refuse de se désactiver. Ce n’est peut-être pas plus mal vu que deux ours apprivoisés secouent le bus. Nous tentons d’appeler à l’aide mais nos portables sont déchargés. Celui de Ménez possède encore une barre de batterie. Nous avons droit à un ultime coup de fil. Il choisit d’appeler la hotline d’Orange. Face à cette mort certaine, nous nous prenons dans les bras. Impossible de joindre nos parents, notre agent ou nos amis. Il ne reste que la famille. Toutes proportions gardées, nous sommes des prisonniers du World Trade Center, les victimes d’un combat du bien contre le mal.

Mercredi 30 janvier, 8 heures 26.

La mort se fait attendre. N’écoutant que mon courage, je brise une vitre avec le casque audio de Verratti. La fumée s’évapore. Les autochtones ont planté un grillage autour du bus. En passant la tête à travers la fenêtre, je reçois une cacahuète dans l’œil droit. Un type plutôt balèze ordonne à la foule de se calmer. Il montre du doigt une pancarte : Interdiction de nourrir les animaux du zoo.

La faillite des négociations avec Pognontepspor déçut Leonardo. L’indemnité de transfert devait lui servir à rénover sa salle de bains et cet échec repoussait les travaux à juillet, au prochain mercato. En revenant de Turquie, j’avais pris quelques jours pour réfléchir et me demander à quoi ressemblerait ma vie sans le PSG. N’ayant trouvé aucune réponse satisfaisante, j’avais décidé de me battre pour rester. Je ne voulais pas finir comme mon frère, perdu dans des silences sonnant comme des regrets.

Anelka s’entraînait avec nous depuis le 9 janvier. Il se disait prêt à renoncer à sept millions de dollars de salaire pour rompre son contrat avec Shanghai. Le recruter présentait un réel avantage pour la direction. L’attaquant était connu de ceux qui ne s’intéressaient pas au foot mais venaient au Parc des Princes pour le spectacle. Il était également apprécié des vrais supporteurs qui le savaient amoureux du club. Sa capacité à générer du profil par la vente de maillots était indéniable mais sa présence, même temporaire, me gênait. En dénonçant Antoine à Denisot, il avait transigé à une loi fondamentale, celle voulant que ce qu’il se passe dans un vestiaire reste dans ce vestiaire. Ce traître méritait de payer pour son geste. Sur Cartelparisien.com, un forum pro-PSG très fréquenté des journalistes, j’avais écrit un message en me faisant passer pour un ex-pensionnaire de l’INF Clairefontaine. Ce footballeur imaginaire commençait par se réjouir du possible retour de son ancien camarade avant de terminer son texte en se remémorant une virée commune en voiture ; au détour d’une phrase, il glissait que l’international français roulait sans permis de conduire depuis ses quinze ans. Le lendemain, dès midi, Maxifoot.fr, le 10Sport.com, Jemenfoot.fr et 90Minutes.fr reprirent l’information. À treize heures, un pigiste d’Eurosport la relaya sur Twitter sans citer la source originelle. Mieux : il s’en appropria la paternité. À seize heures, elle apparut sur les sites des principaux médias sportifs précédée des précautions d’usage : « Selon les informations d’un journaliste n’appartenant pas à notre rédaction », « Info ou intox ? », « Il se pourrait bien que », « Notre faible moyenne de pages vues/jour menaçant nos emplois, nous vous informons un peu honteusement de… », etc, etc. Deux jours plus tard, Jean-Marc Morandini l’affichait en home de son blog, accompagnée d’un bandeau EXCLUSIF!!!! Sans le foot, l’emploi du conditionnel tomberait en désuétude.

Le quotidien Libération consacra trois pages à l’affaire. Leur dossier, habillement titré « Ces footballeurs qui se croient tout permis », élargissait le débat sur la condition sociale des footballeurs, « ces modèles référents dont les valeurs transgressives (sexe, argent, arrogance, absence de moralité) fascinent les jeunes de banlieue et outrent leurs parents ». Plus explicitement, l’émission Enquête Exclusive, dans un reportage intitulé Drogue, rap, fraude et blanchiment d’argent : la face cachée de nos banlieues, entreprit une visite touristique de Trappes et de ses environs. L’économiste Alain Minc fustigea l’attitude « d’un déplorable représentant du sport business » dans un édito au Monde. À droite, Roselyne Bachelot, ancienne ministre des Sports, exprima « son dégoût devant ce comportement inqualifiable », juste avant d’essayer un vibromasseur pour sa chronique sur D8. François Hollande regretta l’exemple donné par le joueur « alors que des milliers d’ados se saignent pour pouvoir s’offrir des cours de conduite ». La Fédération des Auto-Écoles Agréées dénonça « cette sortie présidentielle malheureuse », vite suivie par Alain Minc et Roselyne Bachelot.

Sans le foot, la connerie se chercherait indéfiniment un nouvel exutoire.

Sans le foot, le samedi soir, la ferveur gagnerait les rues sans qu’on puisse la contrôler. Les plateaux télés se videraient de leur fureur. Mes ennemis seraient moins nombreux. Mes amis plus rares encore. Je n’aurais pas de prétexte pour les inviter à la maison. Que dire à ce cousin que je ne rencontre que lors des mariages ? Quel sujet aborder avec mon père alors que nous ne nous voyons si peu depuis le divorce ? Et avec un coiffeur ? Ou ses collègues de bureau ? Sans le foot, on entendrait moins parler les hommes.

Sans le foot, qui se serait intéressé à Sochaux et à Auxerre, hormis des tueurs en série ? Des villes entières auraient été ensevelies sous l’anonymat. À l’école, mes notes en géographie n’auraient jamais été si bonnes. La Ligue des Champions me servait à placer Donetsk sur une carte, la Ligue Europa Rotterdam et Brême. La Coupe de France ne servait à rien puisque je n’avais pas été retenu pour affronter Arras. Sans le foot, j’aurais davantage étudié. J’aurais eu Bac+3 sans savoir qu’une victoire rapportait le même nombre de points au classement. J’aurais été d’une inculture crasse.

Mon adolescence n’aurait connu ni les multiplex de Ligue 2, ni les matchs à la récré, ni la joie d’humilier un grand de CM2 en lui tirant sur le pif. J’aurais passé ma jeunesse à me poser des questions plutôt que devant un poste de radio. J’aurais été un être malheureux et je n’aurais jamais su pourquoi.

Sans le foot, ma mère ne s’inquiéterait pas autant pour moi. Sans mon frère, je ne m’inquiéterais pas autant pour lui. Sans mon père… Peu importe.

Sans le foot, Lionel Messi serait nain dans un cirque, Cristiano Ronaldo prof d’aérobic à domicile, Stéphane Guivarc’h vendeur de piscines. Le dimanche, on retrouverait ses potes sur des terrains à l’arrache pour des parties de biathlon sauvages. Dans les compétitions de patinage artistique, les fans mécontents de l’arbitrage lanceraient des fumigènes sur la glace. Sans le foot, le patinage artistique trouverait enfin un intérêt.

Un immeuble remplacerait le Parc des Princes, comme partout ailleurs. Il n’y aurait plus de stades, plus de buts, de passes, de coup-francs enroulés, d’attaquants enrobés. Plus d’images de foot. Téléfoot continuerait d’exister dans sa formule actuelle. Pas Domino’s Pizza.

Sans le foot, je ne lirais plus L’Équipe pour signaler à ma meuf qu’il est l’heure de me foutre la paix. Si j’avais une meuf. Si les grèves ne perturbaient pas autant la parution des journaux. Ce sport ne constituerait plus un refuge. Il ne m’aiderait plus à me soustraire de premiers rendez-vous amoureux aussi aphrodisiaques qu’un Bordeaux-Toulouse.

Sans lui, je baiserais davantage mais j’aurais moins d’orgasmes.

Je ne ferais pas la gueule le lundi matin parce que mon équipe a perdu mais parce que nous serions le lundi matin. J’aurais du mal à me différencier de la masse. Je ne sentirais plus cette incompréhension dans le regard de mes voisins quand je leur annonce cette passion dévorante qui me prend aux tripes. Je ne me sentirais pas autant supérieur à eux.

Sans le foot, les semaines seraient trop longues pour pouvoir les supporter. Une minute durerait un mois, un quart d’heure une année. Si la vie durait quatre-vingt-dix minutes, les occasions seraient peu nombreuses. Passé l’adolescence, l’homme se met à jouer défensif. Contre-nature. Il s’adapte à l’adversaire, à ses parents, aux filles. Durant mes longs moments d’ennuis, je n’aime rien tant qu’observer mes semblables reproduire mécaniquement les attitudes de ceux qu’ils espèrent amadouer. Quand Zlatan rentre dans une pièce, ils le suivent. Quand il bâille, ils bâillent. Ils abandonnent toute initiative pour se soumettre à l’autorité dominante. La peur de décevoir les étouffe. J’ai conscience de participer à un jeu factice où l’on m’impose des opérations publicitaires absurdes, des matches amicaux au Qatar sous une chaleur impossible. Plongé dans le cyclone, tu cherches continuellement à en atteindre le cœur. Tu finis par en oublier la raison. Tu suis le mouvement en t’accrochant au moindre signe positif pour ne pas lâcher. Résigné, tu t’en éloignes, tu l’analyses plus précisément. L’imbécilité de ton quotidien devient plus claire.

Il m’est arrivé au cours de ce séjour à Doha de m’en prendre verbalement à des gens parce que je les jugeais médiocres et pornographes. Je n’avais pas l’habitude des insultes mais survivre réclamait de devenir soi-même vulgaire. J’avais voulu rejoindre la Turquie, c’est vrai. Paris, même pour un temps, me semblait finalement plus sûr. Moins excitant, peut-être, mais plus sûr. À l’entraînement, quand Leonardo m’humilia en public en me demandant de prendre exemple sur Javier, je n’avais pas protesté. Leonardo nous rappelle sans cesse qu’évoluer au PSG est un devoir. « Le club est plus fort que tout », dit-il, alors que le football est avant tout un sport collectif dicté par l’individualisme, un miroir de la société : prime d’abord l’intérêt de chaque individu avant celui de l’équipe. Gagner ne vaut le coup que si nous jouons un rôle dans les victoires. Au fond, nous n’existons pas vraiment, sinon à travers l’image que nous renvoyons. Je demeure intimement persuadé que l’homme est bon et que son environnement le rend mauvais. Leonardo me procure de la pitié, lui aussi. Je le devine fatigué par les courbettes qu’il s’oblige à effectuer devant Nasser, son président, comme s’il en avait besoin pour sauvegarder son poste. Tout comme moi, il évolue dans ce totalitarisme social, ce monde où les rapports ne sont que propagande. Je ne cherche pas à savoir pourquoi il me ment. Je ferme ma gueule, je tente d’avancer. Je crois en moi. Je crois en l’homme, même s’il m’a beaucoup déçu pour le moment.

Medhi me réceptionne à l’aéroport Atatürk d’Istanbul. Samir, notre chauffeur de taxi, prétend avoir assimilé les rudiments de notre langue il y a quinze ans de cela, durant ses études universitaires à La Sorbonne. Il écoutait les commentaires de Thierry Roland à la télévision plutôt que de bûcher ses examens. Aujourd’hui, il révise en captant les matches de Ligue 1 sur RMC.fr. « Je connais toutes vos équipes : Saint-Étienne, Marseille, Lyon, Publicité. » Samir allume son poste et s’arrête sur une émission locale, un talk-show bruyant comme un 31 décembre, Ve Grän Güll. Le trajet jusqu’à la capitale sera interminable. Il durera à peine quinze minutes.

Le quartier de Fener, à l’est d’Istanbul, appartient à un passé lointain. Les maisons en hauteur paraissent sur le point de s’écrouler ; ce sont les plus stables de la zone. Des camelots transportent sur leur dos d’énormes cagettes de fruits, des verreries multicolores, parfois des handicapés. Ils traversent les rues sans prêter attention à la circulation. Le guide touristique que m’a prêté Samir présente l’endroit comme « un repère à barbus » et indique que les populations d’origines égyptiennes et turques, « malgré plusieurs points communs tels que le goût pour les desserts sucrés et une passion pour les chapeaux excentriques, ne passeront pas leurs vacances ensemble ». En jetant un oeil sur la couverture, je constate qu’il s’agit d’un ouvrage sur le football ottoman écrit par Thierry Roland. « On reconnaît bien son style, pas vrai ? » me dit le chauffeur en passant devant un stade anarchique, aux tribunes partiellement démolies. Medhi joue à Angry Birds Star Wars sur son portable.

Le taxi emprunte un pont et s’engage dans la partie de la ville dite moderne. La nuit, l’Istiklal Caddesi s’enflamme quand la jeunesse dorée stambouliote descend sur place. Les enseignes lumineuses des magasins de luxe attirent cette faune séduite par le charme de la vie occidentale. L’artère commerciale est parcourue par une ligne de tramway qui aboutit à une forêt de palaces. En journée, l’alignement militaire des boutiques de vêtements et de bijoux a plutôt tendance à décevoir. Se dévoilent alors les restaurants pour touristes. Samir s’immobilise à quelques mètres de l’arrêt Galatasaray pour s’acheter des provisions au Burger King. En remontant, il offre quelques frites à mon agent puis relance son tacot.

Nous avons rendez-vous avec les dirigeants de Pognontepspor, un club promu parmi l’élite, au budget quasi-illimité. Les formations de ce type émergent un peu partout dans le monde. Soutenues par des mécènes qui considèrent le football comme un moyen de légitimer leur pouvoir, elles n’ont ni traditions, ni supporteurs. Elles doivent rapidement réussir sous peine de demeurer dans l’oubli. L’argent représente alors un considérable gain de temps. En Turquie, le football est une religion. Posséder un grand club fait de vous l’égal d’un Dieu. Je ne sais rien de Pognontepspor, sinon que l’effectif comprend plusieurs internationaux africains en perdition et des semi-retraités brésiliens. J’ai quitté Doha en plein stage avec l’accord de Leonardo. Les dirigeants dégraissent le mammouth. Lassé de ne servir à rien, Luyindula a accepté de résilier son contrat. Bodmer négocie avec Saint-Étienne et Rabiot avec Toulouse. Je ne suis plus apparu sur une feuille de match depuis un bon mois.

« Ils veulent recruter des joueurs des plus prestigieuses équipes européennes.

– Ouais…

– Et du PSG, aussi. Pour le symbole.

– Ouais…

– Tiéné a refusé. C’est tombé sur toi. C’est cool, non ?

– Je suis ravi. Cela ne se voit pas ?

– Tu fais la gueule ?

– J’aurais aimé te voir davantage ces derniers temps.

– J’ai beaucoup de boulot, mec ! Je ne peux pas être partout !

– Je vous dépose ici, messieurs, nous interrompt Samir. Seuls les bus acceptent d’aller plus loin. »

Après une interminable attente, nous montons dans un corbillard roulant, à l’arrière d’un couple d’une vingtaine d’années. Fatma est svelte et grande. Toutes les femmes de ce bus sont à son image. Toutes collent leur compagnon de près pour éviter qu’il ne s’échappe. Elles ont l’air dociles, dévouées corps et âmes. Vivre en Turquie ne paraît pas si atroce. Nicolas Anelka a bien joué à Fenerbahçe, Franck Ribéry à Galatasaray… Cette expérience peut me servir de tremplin. Un an pour devenir le meilleur joueur du championnat et rebondir ailleurs, en Italie ou en Angleterre. Après tout, Guillaume Hoarau est bien en train de négocier avec un club chinois !

Le véhicule fait halte dans un village égaré dans le désert, à proximité d’un poste de police. Le chauffeur frappe à la porte pour réclamer un peu d’essence. Un homme aux oreilles proéminentes ouvre, marque une hésitation, m’aperçoit. Instantanément, il se dirige vers moi puis m’embrasse en se définissant comme « l’assistant du président ». Un câlin plus tard, il me montre un hélicoptère posé sur le toit de la caserne. Vingt-cinq minutes de vol. Pognontep. Le parking du stade abrite un aérodrome. Atterrissage. Nous sortons de l’hélico. J’ai les pieds engourdis. Une femme me fouille, bouche fantastique, un teint légèrement laiteux. Elle me tâte le ventre puis les fesses. Elle me demande si j’ai quelque chose à déclarer. Par réflexe, je lui dis de voir ça avec mon agent. Medhi n’a rien à déclarer hormis un couteau à huître, du fil de fer, des fumigènes et Le Pierrot top foot de Pierre Ménès, Éditions du rocher. La femme confisque le livre et nous laisse avancer. Je marche sur un tapis roulant cerné de scanners corporels que surveille un obèse moustachu. Je bande encore. Je suis gêné. Un, deux, trois tourniquets. Jet privé. Redécollage. Cinq minutes dans les airs. Vue sur des gros rochers. Vue sur les mêmes rochers, plus petits. Atterrissage. Nous sortons du jet. Déboule une énorme limousine. « Voici monsieur Ezgün », me souffle l’assistant du président. Monsieur Ezgün baisse sa vitre.

« Votre vol s’est-il bien passé ?

– Oui. Deux ou trois secousses, mais rien de grave. »

Il s’empare du pistolet de son garde du corps, exécute son assistant, s’excuse pour la pénibilité du voyage puis nous fait entrer dans sa voiture. Sièges en cuir. Tapis roulant. Un, deux, trois tourniquets. Dix minutes de route. S’éveille soudain une villa immense, élégante construction enveloppée d’un labyrinthe de plantes exotiques jaunes et bleues, aussi brillante qu’une photocopie du Paradis. « C’est la niche de mon chien. » Derrière la résidence s’étendent des champs et des rivières artificielles.

« Tout ceci m’appartient. Lorsque je téléphone d’un bout à l’autre de ma propriété, le temps que ça sonne, j’ai oublié ce que je voulais dire.

– Impressionnant.

– Quand le facteur vient me vendre ses calendriers, le temps que je vienne lui ouvrir la porte, nous avons changé d’année.

– Eh ben.

– J’avoue.

– J’emploie trente cuisiniers rien que pour nourrir mes comptables. Et trente comptables de plus pour calculer les dépenses de mes comptables.

– Quand même. »

Medhi se permet une remarque sur sa taille ; un mètre soixante, environ.

« J’en faisais vingt de plus avant mon opération. Tout me paraît bien plus grand aujourd’hui. Ah, j’aime tellement le football, vous savez !

– Nous n’en doutons pas.

– C’est un sport si sain ! Pour prendre le pouvoir en Obravie, j’ai dû arroser la moitié du gouvernement et assassiner une vingtaine d’opposants. Alors que pour monter en première division, j’ai seulement acheté les arbitres ! Et personne ne s’est plaint !

– Pas même la FIFA ?

– Ha ! Ha ! Quand monsieur Blatter est venu, je lui ai offert une chamelle. Cet homme est si sympathique ! »

Ahmet Tukri Ezgün s’est autoproclamé dirigeant de l’Obravie en 2006. La région est scindée en deux : une partie au nord, appelée Obravie du nord, et une autre au sud, appelée Obravie de l’ouest. Vingt-quatre millions d’obraviens manqueraient de nourriture, chiffre d’autant plus inquiétant que la population ne dépasse pas les seize millions d’habitants (dont très peu de géographes). Langues parlées : obravien (42 %), turc (18 %), esperanto (11 %), français (3 %). Championnats accessibles via la TNT : Premier League, Süper Lig, Ligue 1.

« Lâchez ce guide, voulez-vous. Et commençons les négociations. »

Alors qu’il s’allonge sur un canapé en peau de léopard, l’un de ses domestiques nous apporte un papier doré et un stylo Montblanc.

« Je dois indiquer un chiffre au hasard, c’est ça ?

– Pas du tout. Rappelez-moi simplement votre nom. Je reçois tellement de joueurs, vous savez !

– Pardon. J’avais cru que…

– Quel est votre poste, monsieur… Culotte ?

– Kohler. J’écris si mal que ça ?

– Où aimez-vous jouer ?

– Attaquant.

– Vous jouerez attaquant, alors.

– L’entraîneur est d’accord ?

– Ha ! Ha ! L’humour français, n’est-ce pas ? Votre peuple est si drôle ! J’adore d’Anne Roumanoff ! Pas vous ?

– Mon client refuse de répondre à cette question.

– Qui sera le coach ?

– Raymond Domenech.

– Ah.

– Vous vivrez avec lui dans l’aile ouest de ce château. Les roquettes des insurgés ne pourront pas vous atteindre.

– Ah.

– Mon client est inquiet.

– Chaque matin, l’une de mes maîtresses vous servira un petit-déjeuner complet. À vous et à votre agent.

– Sincèrement, je…

– Elle sera nue.

– Mon client est d’accord !

– Medhi…

Nous vous fournirons une voiture avec chauffeur et un grand jardin pour votre chien.

– Mon client n’a pas de chien.

– Nous lui fournirons un labrador. Et un cuisinier pour votre labrador. Qu’aime-t-il manger ?

– Le cuisinier ?

– Le labrador.

– Aucune idée. Je ne l’ai pas encore.

– Et concernant le salaire ?

– Cent vingt mille dollars.

– Par mois ?

– Ha ! Ha ! Non, par semaine. »

Je viens d’une famille modeste. Mon père est ouvrier et paye une pension alimentaire à ma mère. Mon frère est au chômage. Leur avenir s’annonce si plat qu’il m’est impossible de cracher sur autant d’argent. Je peux les aider. Je ne suis pas certain de me plaire, ici, mais rien ne me retient à Paris. Au pire, j’en profiterais pour apprendre le Turc et visiter Istanbul. L’Iran, tout proche, possède des paysages magnifiques. Dix fois mon salaire, putain !  Dix fois !

« Vous obtiendrez une prime de dix millions à votre première sélection en équipe de France. Une seconde du même montant pour la refuser et se consacrer exclusivement à notre équipe. »

Au haut niveau, une carrière dure dix ans, parfois moins. Elle suit des décisions qui ne nous appartiennent pas. Nous allons là où notre entreprise nous vend ; au plus offrant, généralement. Le PSG s’est séparé de mon frère alors qu’il avait du talent. Je ne suis que remplaçant et je peux difficilement prétendre à mieux.

« Montons à cent cinquante mille, voulez-vous ?

– C’est… C’est génial ! Vraiment génial !

– Vous m’en voyez ravi. »

J’entends des doigts qui craquent. Medhi ne se sent plus. Je l’entends réclamer cinq cent cinquante mille. Je me tourne vers lui en tentant de rester calme. Il répète : « Cinq cent cinquante mille ou rien. Si vous voulez Kevin Kohler, il faudra vous le payer. » Il attrape son verre sans le boire, juste pour se donner un style. Aucune bulle ne sort de son champagne. Il bluffe, c’est évident.

« Mon agent plaisante, d’accord ?

– Cinq cent cinquante mille ou rien.

– Ta gueule, merde ! »

Monsieur Ezgün caresse l’extrémité de sa copieuse moustache en esquissant un sourire. Derrière lui, le vitrail renvoie mon visage sur lequel perle une goutte de sueur grosse comme un diamant.

« J’aime beaucoup les Français, savez-vous ? Christian Clavier, Franck Dubosc, Mickaël Vendetta… Ils sont si drôles, si spirituels ! »

Medhi repose son alcool sur la table mais oublie de se servir du sous-verre prévu à cet effet. Son adversaire le remarque et pousse un soupir.

« Vous m’étiez agréable, monsieur Kohler.

– Vous me l’êtes aussi !

– Mais je n’aime pas être contrarié.

– Attendez, on… On peut discuter, non ?

– Trois cent vingt mille, allez ! propose Medhi.

– C’est dommage. Oui… Vraiment dommage…

– Deux cent quarante mille ?

– Quelqu’un va vous raccompagner. Bonne journée à vous.

– Deux cent dix ? »

Il se lève. Je tente de le retenir par le bras mais il est déjà trop tard.

« Attendez ! Ne partez pas !

– Deux cent quatre ? C’est mon dernier mot ! »

La porte claque. La tête de rhinocéros empaillée au-dessus de l’entrée vacille de son socle et s’écrase sur le sol. Trois sbires nous poussent dehors, par la sortie côté jardin. Les fleurs sont superbes. J’ai envie de les piétiner.

« Bon, ça s’est pas trop mal passé.

– Ta gueule.

– De toute façon, tu n’avais pas vraiment envie de signer, hein ? »

Un orque nage dans une fontaine. J’ai envie de me baigner.

CDF
Kevin Kohler