Archive for septembre, 2012

L’article, titré « PSG : le côté obscur de Nene », venait d’être publié sur 90Minutes.fr. Nous jetions un coup d’œil rapide puis passions l’appareil au voisin le plus proche avec un air de circonstance. Je n’avais alors aucune idée du contenu. J’avais simplement eu le temps de relever les initiales de son auteur : N. B. Les tiennes, Norbert. « Règle numéro un : le titre d’un papier est plus important que tout. 50  % des gens ne lisent que le titre. 50  % s’arrêtent au chapeau. 10  % ne savent ni lire, ni compter. » Nene était décrit comme un fêtard, un compagnon de la nuit, un homme capricieux et égoïste. Aucune preuve n’étayait le discours mais l’écrire suffisait à le rendre crédible. Le premier paragraphe racontait des épisodes connus de tous et reprenait des extraits d’interviews imaginaires retranscrites par des médias belges ou des journalistes décédés depuis. Le deuxième paragraphe revenait sur l’anniversaire du Brésilien mais demeurait flou sur la nature des cadeaux ou la composition des cocktails. Même la date de l’évènement était erronée. Une bagarre entre plusieurs joueurs, incluant Hoarau, avait été inventée de toutes pièces. Or, si je m’en souviens, Guillaume s’était battu tout seul, ce soir-là, ivre comme un chameau ; et il avait perdu. « Règle numéro deux : pour être le premier à réagir sur une polémique, le plus simple consiste à l’inventer. » La touche de nuance apportée au troisième paragraphe, le dernier, me donnait la parole. Je rappelais que Nene « était un joueur apprécié du groupe » avant d’être contredit dès la phrase suivante par une réflexion de l’auteur agrémentée d’un jeu de mot bancal. Cette construction se répétait plusieurs fois. « Règle numéro trois : masquez l’absence d’information par une opinion personnelle ou, selon votre humeur du jour, par une attaque et une chute rigolote. » Quand Nene m’a demandé de justifier ma participation, j’ai évoqué une citation inventée. Notre correspondance devait rester secrète sinon mes coéquipiers auraient voulu ma peau. Tu en savais beaucoup sur moi, tu m’appelais souvent. « Règle numéro quatre : ne prévenez jamais un contact que vous comptez le joindre. Sinon, il risque d’être aussi prévisible que vos questions. » Maman était-elle au moins fière de mes bonnes notes ?

Nene présentait un profil idéal pour les médias. Ex-idole du Parc des Princes et meilleur buteur du club, il a vu son statut doucement s’effriter avec les arrivées de Pastore puis de Zlatan. Joueur fragile, réputé comme instable, son nom revenait régulièrement dans la rubrique des transferts. Il offrait également un large éventail de titres hilarants du type « Nene pointe sur le banc », « Nene, nichon ni froid » ou encore « Le PSG jette Nene dans les orties ». Sa méfiance envers les journalistes provoquait des accrochages. En refusant le dialogue, il attisait leur rancœur. « Règle numéro cinq : le degré de critique dans un article est proportionnel à la relation de confiance entre son acteur et son auteur. »

J’aimais t’écouter raconter ces conférences de rédaction absurdes où ton supérieur, le rédacteur en chef de 90Minutes.fr, un chef d’entreprise ne connaissant rien au journalisme, incitait les responsables de service à reprendre les sujets les mieux classés sur Google Actualités, sa bible. Chaque matin, sa ligne éditoriale reprenait les temps forts de l’actu, sans aucune valeur ajoutée. Les journalistes se reconvertissaient copistes et reproduisaient en quelques minutes les articles d’autres sites. Il suffisait d’inverser des phrases, une tournure, des mots, et le tour était joué. Plus de la moitié des publications de la rubrique Sports concernaient le PSG. Elles dépassaient rarement mille cinq cents signes, le maximum pour que les lecteurs, souvent jeunes, adeptes du zapping, puissent le lire. La survie du site dépendait de la publicité et donc du nombre de visiteurs. En fonction du trafic, le site percevait des revenus plus ou moins importants de la part des annonceurs. « Règle numéro six : cinq papiers courts et bâclés rapportent cinq fois plus qu’une longue enquête. » On trouvait des analyses de match, des diaporamas, des prédictions sur l’avenir de l’équipe et de ses joueurs déjà traitées ailleurs. La rédaction avait investi dans des claviers d’ordinateurs comprenant une touche copier/coller. Tu appelais tes journalistes « des caméléons » en raison de leur faculté à absorber l’information sans la dénaturer. Sur ta demande, ils relayaient le dernier scandale sexuel en équipe d’Angleterre ou la moindre polémique futile sur le salaire d’une star du football. Régulièrement, ils publiaient des diaporamas sur les hôtesses du Tour de France et des paddocks de la Formule 1, ainsi que sur le beach-volley féminin. Vingt photos représentaient vingt clics. Cela prenait peu de temps à faire. Ils obéissaient à la loi des trois S : sexe, scandale, stars. Les plus professionnels savaient trafiquer un article en ajoutant des tags vendeurs, souvent mensongers, pour berner Google. Ils n’y trouvaient ni joie, ni peine ; l’augmentation de l’audience compensait la sensation de vide. « Règle numéro sept : si un concurrent fait parler de lui sur un article qui te semble mauvais, c’est que l’article est bon. »

Après avoir parcouru une dernière fois ton brûlot, Nene avait jeté violemment son portable sur Javier parce qu’il le soupçonnait d’être la taupe qui balançait des infos sur lui dans la presse. Zlatan les avait séparés avant de s’en prendre verbalement à son coéquipier. Nene avait baissé à la tête pour se soumettre puis il s’était barré du centre d’entraînement, les larmes aux yeux, au volant de son 4×4. J’avais passé le reste de la matinée à écrire un mail destiné à Laure. Je lui disais que son mec était un con, qu’il la trompait. « Règle numéro huit : la réalité d’aujourd’hui n’est jamais celle de demain. Raison de plus pour écrire n’importe quoi. » Que je l’aimais. « Règle numéro neuf : toute vérité publiée est juste tant qu’elle n’a pas été démentie. » Qu’on passerait du bon temps si jamais elle décidait de sortir avec moi. « Règle numéro dix : utilisez systématiquement le conditionnel. » Le message envoyé, je t’avais ensuite invité à bouffer dans ce restaurant chinois. Une fois encore, tu m’avais répété tes « dix règles d’or du journalisme », comme tu les appelais. Elles me fascinaient. Tu étais sans doute l’homme le plus intelligent de mon répertoire. Le plus franc, surtout. Tu avais tenu parole en me présentant à Michel Denisot lors de cette soirée de bienfaisance organisée à Monaco. L’ancien président du PSG disait se rappeler de mon frère mais pas du nom de la femme que je recherchais. Il ne se souvenait d’aucun coup de poing. Dans la foulée, j’avais pu interroger d’autres personnalités présentes ce soir-là : Cyril Linette de Canal+, Charles Biétry de beIn Sport, Christian Jeanpierre de Téléfoot, Marion Aydalot de Marionaydalot.fr. À tous, je leur avais posé cette même question : « Connaissez-vous une journaliste sportive qui suivait le PSG entre 95 et 97 ? »  Je n’avais obtenu que du déni. Toi, au moins, tu ne me mentais pas.

Question de MagikParis4EvEr : « Avoir été titulaire contre Bordeaux et Bastia, est-ce un conte de fées pour toi ? »

Nos supporteurs dénigrent les achats compulsifs du PSG mais comparent le moindre jeune qui émerge au Petit Poucet. Avec un nom pareil, c’est ce gars qu’on devrait abandonner dans la forêt. Medhi m’a pourtant assuré que les internautes de 90Minutes.fr étaient des connaisseurs. En acceptant ce chat interactif, le premier de ma courte carrière, j’ai pris le risque de parler en mon nom propre plutôt que par la voix du club. Ni Mathilde ni Leonardo ne sont au courant.

Question de Johannes : « Il est sympa, Zlatan ? »

Les cours de média-training dispensés par le PSG m’apportent des réponses à des questions tellement débiles qu’il m’aurait été possible de remplacer au pied levé un opérateur clientèle de chez Orange. Hélas, un supporteur n’est pas un journaliste qu’on peut envoyer chier en sortant du terrain. Norbert, le chef du service des sports, comprend mon désarroi.

« Tu veux que je réponde à ta place ? »

J’ai peu à raconter sur Zlatan, sinon que je le trouve formidable et incroyablement fort. Il aborde chaque évènement de sa vie comme s’il s’agissait du dernier. Il conchie mes coéquipiers parce qu’il estime qu’ils ne s’entraînent pas assez. Globalement, il trouve les footballeurs français fainéants. Selon lui, ils se plaignent de ne pas jouer mais ils ne font aucun effort pour gagner leur place. Je suis souvent le seul à venir l’assister lorsqu’il décide de prolonger la séance. Je centre, il reprend de volée ou, selon la trajectoire, en retourné. Aucune erreur n’est tolérée. Je ne peux que m’améliorer.

Une publicité apparaît dans le coin droit du site. En voulant la fermer, je clique par erreur sur un sondage portant sur la nouvelle coupe de cheveux de Karim Benzema. Ma souris prend peur et se réfugie vers une zone plus hospitalière, un diaporama sur les footballeuses les plus sexy du championnat de France.

« Les gens regardent vraiment ce genre de trucs ?

– Les sondages et les photos de cul ?

– Ouais.

– C’est environ 40 % de notre trafic. »

Je soupire tout en votant discrètement pour Laure Boulleau. Un stagiaire – le numéro deux du service – m’apporte un café trop froid. Il s’excuse pitoyablement. Pour faire bonne figure, il m’avoue ses origines auvergnates et sa passion dévorante pour le Clermont Foot. Il rentre un week-end sur deux en Auvergne et justifie son abonnement en se rendant au stade. Sinon, il reste à Paris et se contente d’écouter le match à la radio, probablement dans un petit studio mal desservi par le métro. Il connaît par cœur l’identité des recrues, des joueurs ainsi que les principaux groupes de supporteurs. Son existence paraît incroyablement déprimante.

« Le chat est terminé. Suis-moi. »

L’équipe de Norbert se constitue de cinq juniors et gibbon au doigté rapide, excellant dans la prise de notes. La fatigue dessine des creux sur leurs visages. Maxence a la peau si pâle qu’il semble n’avoir jamais vu la lumière du jour. « J’évite de sortir. Le soleil me donne des cloques sur le visage. Enfin bon, de toute façon, on n’a pas de budget pour partir en reportage. » Il baisse les yeux, attrape un hamburger entamé et mort dedans. Une voix faiblarde demande des frites. Le singe répond aimablement à sa demande puis repart au travail. Un hamac est disposé dans un coin de la pièce, étalé entre un barreau de sa chaise et un porte-manteau. Au-dessus du plumard, un compteur notifie en temps réel le nombre d’internautes égarés sur le site. Norbert consulte l’appareil puis crie à la cantonade « Mille huit cent quatre-vingt-neuf ! Allez, plus que deux cents et le record de la semaine sera battu ! » Maxence sursaute. Son sixième papier de la journée. Le compteur affiche quatorze heures quarante. Nous sommes le 21 septembre 2012.

Norbert me montre un logiciel statistique élaboré à partir d’un algorithme complexe, capable de décrire précisément le profil de chacun des visiteurs. « La moitié ont moins de vingt ans. Parmi ceux-là, 62 % sont au lycée et 45 % possèdent une moyenne générale comprise entre 6 et 10. Par ces chiffres, je sais qu’il faut ainsi éviter d’employer des mots trop compliqués dans nos papiers. Tu peux également consulter les articles les plus lus depuis le début de la journée et t’adapter en fonction de la demande. Alors… Trois Benzema dans les cinq premiers, putain ! Maxence ! Fais-moi deux autres papiers sur Benzema ! Quoi ? Comment ça, t’as déjà tout dit ? Commence pas à me faire chier, hein ! Tu te démerdes ! Tu inventes ! T’es un pro, oui ou merde ? » L’Open Space regroupe plusieurs services dans le même étage, dont les sports, le people et la politique. Sur une table déserte traînent quatre vieux exemplaires du magazine 90Minutes 100 % PSG, aux titres accrocheurs : Kaka bientôt au PSG ! ; Kaka au PSG ! ; Ce que Kaka va changer au PSG ; Pourquoi Kaka n’a pas signé au PSG. Nous sommes distraits par une balle de tennis roulant sur le sol. Un journaliste est prostré près de l’imprimante, les genoux recroquevillés. Des personnes prennent leurs manteaux et s’en vont, puis reviennent, puis s’en vont.

Nous descendons boire un verre dans le confort incertain d’une brasserie hors de prix. Une serveuse assez mince nous donne une carte bien plus surchargée. Norbert reluque sa poitrine et commande du vin rouge. Je lui fais remarquer qu’aucune femme ne travaille avec lui.

« Excepté en télévision, les journalistes sportives sont rares.

– Pourquoi ça ?

– Le physique d’une jolie femme passe mieux sur un écran que sur papier.

– Prenez des moches.

– T’es marrant, toi ! Pourquoi recruter des nanas si elles ne peuvent pas approcher les footballeurs ? »

Norbert écrivait sur le PSG depuis la présidence Denisot. Il avait connu la victoire en Coupe des Coupes, les grandes figures du passé, Weah, Guérin, Leonardo, davantage de déceptions que de francs bonheurs.

« Connaissez-vous mon frère ?

– Ton frère ?

– Antoine Kohler. Il jouait en réserve.

Sincèrement, cela ne me dit rien. »

Se resservant du vin, il m’informe de son divorce, début 2000, avec une dame peu sensible aux charmes du football. Il ne s’était pas remarié depuis. Il partait tôt de chez lui, rentrait tard. Son métier avait progressivement pris le dessus sur son couple. Entre les déplacements à Sochaux et les week-ends romantiques à Versailles, il avait eu le courage de choisir.

« Tu sais, dès que je t’ai vu, j’ai su que t’étais spécial !

– Merci.

– Ca marche bien pour toi en ce moment, sérieux !

– J’ai été titulaire que deux matches…

– Au PSG ! Ca en vaut dix ailleurs. Ancelotti a l’air de te kiffer.

– Il voit que je m’entraîne dur.

– Bien sûr, bien sûr… Et puis Lavezzi est blessé.

– C’est vrai.

– Ton agent est où ? J’aurais bien aimé le rencontrer.

– Je sais pas trop… Il avait un truc à faire.

– On t’a consacré un papier après Bordeaux.

– Medhi me l’a lu. Il comportait tellement d’erreurs que j’ai cru qu’il parlait d’un autre joueur.

– Ah, ces stagiaires ! Si tu veux, j’écrirais les prochains. Tu sais quoi ? T’as qu’à me raconter ce qu’il se passe dans le vestiaire et, en échange, je dis du bien de toi !

– C’est-à-dire ?

– Pas grand-chose, hein ! Juste une ou deux déclarations après les matches. »

Leonardo m’a strictement interdit de copiner avec les journalistes mais Norbert semble cool. Son métier m’intrigue. Les connexions entre nos deux mondes sont nombreuses. J’ai envie de les comprendre mieux.

« Ok. On va faire ça.

– Génial ! Oh, Ludivine ! Un autre rouge, s’il te plaît ! Et un bon ! »

Eric Rolland, le directeur médical, m’attendait.

Son bureau possédait un siège suffisamment confortable pour encaisser les chocs. Les résultats de mes derniers tests physiques l’inquiétaient. Du trio de tête, j’avais rétrogradé dans les positions reculées.

« Quelque chose te tracasse en ce moment ? Tu veux en parler ?

– Non.

– Notre psychiatre a l’habitude des personnes de ton âge.

– Ca va, sérieux !

– Je te trouve renfermé quand je te croise à la cantine. Tu es là sans l’être vraiment ; j’ai l’impression que tu subis les discussions.

– Un peu, mais…

– Tu as perdu un parent, récemment ?

– Pas du tout ! Qu’est-ce qui vous prend ?

– Je me fais du souci, tout simplement. Tu pèses soixante-seize kilos. Vu ta taille, c’est beaucoup trop. Manges-tu équilibré ?

– Oui. Soit des pizzas, soit des kebabs.

– Avec des légumes ?

– Je les enlève si j’en trouve.

– Si tu le souhaites, je peux t’envoyer en cure à Merano. Ils accueillent énormément de sportifs dans leur centre de remise en forme. Ils les font courir de cinq heures le matin à six le soir.

– Ca me paraît beaucoup.

– Les bergers allemands t’aideront.

– Comment est la bouffe ?

– Excellente. Aimes-tu les branches de fenouil ?

– Pas vraiment.

– Et les branches, en règle générale ?

– Je suis pas super convaincu, en fait.

– Ils peuvent aussi ré-oxygéner ton sang à partir de graisses animales.

– Ca a été testé sur des animaux ?

– Seulement sur des arbres.

– Je vais me débrouiller seul, je crois.

– Qu’est-ce qu’on te donne ici, Kevin ?

– Comment ça ?

– Pour avancer. Qu’est-ce qu’on te donne ?

– Des claques.

– Pour être en forme, tu prends quoi ? Des vitamines ? Des amphétamines ? Des stéroïdes ?

– Non, rien de tout ça.

– Ah oui ? Étonnant. »

Il ouvrit un tiroir et en sortit une boîte de pilules de toutes les couleurs.

« Framboise ? Cassis ? Sers-toi !

– Qu’est-ce que c’est ?

– Ce sont des pilules énergétiques.

– De la drogue ?

– De la… Kevin ! Allons ! Un peu de sérieux ! Nous ne sommes pas en Afrique ! On fait les choses sérieusement, ici ! Ce sont des vitamines mélangées avec des produits de la campagne.

– Des carottes ?

– Des OGM, essentiellement.

– Je suis moyennement emballé.

– Il te faut reprendre des forces ! J’ai reçu du bois de cerf de Chine, ce matin. Croque, tu m’en diras des nouvelles ! »

Nous avions été contrôlés au début de la saison. Nos analyses de sang et d’urine n’avaient rien révélé d’anormal. Se dopait-on au PSG ? Les médecins nous assuraient que les transfusions qu’ils pratiquaient servaient seulement à faciliter la récupération entre les matches. Lors des repas, les cuisiniers glissaient des granules blanches et ovales dans nos purées. J’avais mené ma petite enquête sur les forums de Doctissimo : selon les experts (et notamment Chantal92), il ne s’agissait que de compléments alimentaires. Mes coéquipiers en réclamaient parfois avant de pénétrer sur le terrain. Les doses ingurgitées étaient si mimines que le produit ne pouvait faire effet. Peut-être prenaient-ils des placebos sans le savoir. Ils avaient alors l’impression d’être supérieur à l’adversaire, même s’il n’en était rien. C’était une façon comme une autre de se motiver. De toute façon, depuis quand le dopage aidait-il à mieux contrôler un ballon ?

« Alors ? Elles ne vous plaisent pas, mes pilules ? »

En rentrant, j’avais prévu de poursuivre ma partie de Football Manager. J’étais en plein mercato. Je cherchais un défenseur gauche âgé de moins de vingt ans, susceptible de dépanner à droite, d’une valeur de cinq millions d’euros maximum. Je n’avais joué que trois heures, la veille, et même si j’avais déjà quelques noms en tête, je devais absolument prolonger mes recherches en Amérique latine. Il me fallait absolument le recruter avant ce soir afin d’avoir l’esprit tranquille et pour pouvoir me concentrer à nouveau sur mon travail.

« Pistache ? Chocolat, peut-être ? »

J’étais clairement en manque, ça oui.

« Je vais vous en prendre une, docteur. Juste une seule. »

Medhi avait beaucoup voyagé au cours des derniers mois. Il avait été animateur dans des clubs de vacances grecs et chypriotes, serveur dans une brasserie de Manchester réputée pour son agneau à la menthe – et ses indigestions – puis vendeur dans une boutique de vêtements à Madrid. En rentrant à Paris, fin juillet, il avait gagné suffisamment d’argent pour se payer une place à deux mille euros au tournoi de poker Texas Hold’em MEGA STACK organisé par l’Aviation Club de France, un tripot fameux des Champs-Élysées. Durant cette compétition, il avait éliminé un certain Guy Chompard. Rancunier, l’homme l’avait défié en cash game pour finalement perdre huit mille euros, soit exactement le montant des coûts d’inscription de l’école qu’il dirigeait : l’EAF.

Au Camp des Loges, l’équipe féminine s’entraînait sur le terrain numéro soixante-deux. Elle disposait à présent d’un staff renforcé et d’un entraineur qualifié, passé par l’Olympique Lyonnais. Le football féminin dégageait des valeurs saines : le grand public se prenait naturellement d’affection pour ces jeunes femmes terriennes et souriantes, pleines de bon sens. La sélection nationale avait terminé quatrième des Jeux Olympiques de Londres. Les clubs français dominaient l’Europe. Personne ne leur crachait dessus, aux filles. En les soutenant, les Qataris s’assuraient un retour positif à moindre frais.

Quand Laure s’étirait, le dos légèrement cambré, elle devenait aussi sexy que le Real Madrid les soirs de victoire contre Valladolid. Elle ne négligeait aucun détail pour entretenir sa beauté. Elle se couchait tôt, sortait peu et ne mettait jamais de soutien-gorge sous son maillot. L’estime que nous lui portions virait en admiration quand elle acceptait de tourner en tenue légère dans ces clips humiliants censés promouvoir son sport. J’avais mis longtemps à m’apercevoir qu’elle aurait été parfaite pour moi. Nous avions tant de points communs qu’il aurait été idiot de ne pas tenter ma chance, même si Ménez me concurrençait sur ce dossier. Un matin, la bloquant près du distributeur de chips, il avait essayé de la draguer en lui causant foot. Du couloir, j’avais failli être déraciné par la force de ce vent. Il ne faut jamais parler boulot lors d’un premier rendez-vous. Les footballeurs pensent qu’il est facile de séduire : les personnes qui leur disent non sont si rares. Très tôt, l’adolescent surdoué peut constater la puissance d’un but marqué sur la gent féminine. Coqueluche de son quartier, il a soudain accès à un éventail de parfums inconnus. En grandissant, il s’attend à ce qu’aucune fille ne se refuse à lui. Avec Laure, Ménez galérait.

Signer au Real Madrid réclamait de posséder un niveau de jeu élevé. Medhi était non seulement devenu mon agent mais également mon conseiller technique. Il me filait des tuyaux pour plaire aux femmes. J’étais content de le revoir. Je ne lui en voulais pas de m’avoir ignoré aussi longtemps. En plus de son école, il tentait de devenir joueur de poker professionnel. Les joueurs de poker travaillaient bien plus que les footballeurs pour des revenus très aléatoires. Déjà, il leur fallait compter au moins deux heures pour lire le jeu des adversaires. Lorsque ces derniers quittaient la table, tout ce travail préalable tombait à l’eau. Les paires d’as sortaient rarement ; dans ce cas, le bluff s’imposait pour remporter les mains tendues. Parfois, la malchance provoquait la perte d’un tiers de votre tapis. « Grâce au poker, j’ai rencontré des joueurs, des présidents, un paquet de mecs du milieu, de Marseille et d’ailleurs. J’ai des contacts, je vais t’aider. T’as besoin qu’on te respecte, mec. Pour moi, tu mérites d’être titulaire dans un top dix européen. A ton poste, tu es l’un des trois meilleurs français de ta génération. » Medhi me connaissait parfaitement.

Le coach nous rassembla en faisant l’appel avec nos numéros de carte de crédit. Le footing démarrait à la sortie des vestiaires, traversait la forêt et se terminait devant le terrain numéro soixante-deux. Dès le départ, je pris la tête, vite suivi de Pastore et de Ménez. Jérémy s’élimina tout seul en se cognant la tronche contre une branche d’arbre. Par deux fois, Javier essaya de m’éjecter en usant d’un croc-en-jambe. Au dernier tour, alors que nous luttions au coude-à-coude dans un chemin ordinairement réservé aux cyclistes, je le poussai dans un fossé rempli de seringues usagées et je remportai la course.

L’échauffement terminée, Sakho me félicita. Je n’avais yeux que pour Laure. En plein étirement elle me sourit, et tout sembla soudain moins important. J’attendis qu’elle se change pour l’intercepter sur le parking. La main posée sur un capot, je tentai une remarque audacieuse sur la température de l’air. Elle écouta poliment puis elle me parla de sa mère. Suivant les conseils de Medhi, je répondis « ouais » ou « génial » à chacune de ses phrases de manière à la combler. Elle parvint à placer un commentaire audacieux sur la difficulté de conduire à Paris. Enthousiaste, j’appuyai sa remarque à l’aide d’un exemple personnel totalement insipide. Les voitures quittaient le Camp des Loges les unes après les autres et nous devisions autour d’elles, protégés par une cloison invisible. Laure émit un petit rototo ; c’était une fille simple et naturelle, exactement ce qu’il me fallait.

« Ma mère est atteinte de troubles musculo-squelettiques. Elle a bossé pendant trente ans dans une usine fabriquant des produits surgelés.

– Génial.

– Ah ! Deux secondes ! »

Son téléphone sonna. Son nouveau mec. Il travaillait dans la publicité.

« C’est mon nouveau mec. Il travaille dans la publicité. »

Typiquement le genre à vendre des parodies de la série Bref à des startups en mal de buzz.

« Il est vraiment doué. »

Cette lavette devait probablement regarder des compétitions de patinage artistique à la télévision.

« Il n’y connaît rien en foot. Tant mieux ! J’en ai assez des gros lourds !

– Ouais.

– Je dois te laisser, Kevin. Il m’attend.

– Génial. »

Je l’ai observée s’évader à bord de son Opel puis je suis allé prendre une douche pour nettoyer mes pensées impures. Pastore a improvisé une blague sur la taille de mon sexe que je n’ai pas cherché à contrer. Il se comportait décidément comme un chien avec moi. Il s’était plaint au coach de ma titularisation contre Reims. Avant la rencontre, je l’avais entendu dire à son pote Sirigu qu’il fallait me « neutraliser. » Paris l’avait acheté quarante-deux millions d’euros. Même si ses prestations décevaient le public, il n’était pas question de le mettre sur le banc. Je crois qu’il ne supportait pas l’idée d’avoir comme coéquipier un mec qui ne le considérait pas comme un grand joueur. Contre Bordeaux, la semaine dernière, un coup-franc avait été sifflé à vingt mètres du but adverse. J’étais chaud pour le tirer. En touchant le ballon pour le mettre au sol, je l’avais senti s’approcher. Il m’avait dit « dégage » puis il avait frappé. Le club vous apprend à vous méfier de la presse mais il ne vous apprend pas à vous méfier de vos coéquipiers.

CDF
Kevin Kohler