Archive for mai, 2012

On m’installa dans une grande pièce où patientaient déjà Peguy Luyindula et d’autres joueurs que les Qataris jugeaient inadaptés pour survivre à l’évolution naturelle ; des espèces minuscules ou disposant d’une espérance de vie trop réduite – Peguy avait déjà 32 ans – pour mériter l’arche. Loïc, Étienne et JC lisaient des magazines sur la mode masculine. De temps en temps, l’un des membres de ce trio me fixait et souriait, satisfait de me voir embarqué sur le même radeau que lui ; probablement voyait-il dans cette situation une sorte de revanche. Les portraits de Luis Fernandez, de Safet Susic et de Ronaldinho, enlevés du couloir, pourrissaient dans des cartons. Nous étions des footballeurs conduits à l’abattoir, et nous acceptions cette fatalité.

Leonardo m’appela en premier. Il m’expliqua que l’effectif de la prochaine saison allait prendre de l’épaisseur et qu’il ne pouvait en conséquence me promettre du temps de jeu. Zlatan Ibrahimovic, Kaka, Gonzalo Higuain et Samuel Eto’o avaient été contactés. « Nous voulons des stars qui possèdent un palmarès et qui puissent nous faire gagner la Ligue des Champions. Les jeunes seront prêtés ou vendus. Renouveler ton contrat ne te servirait à rien. Tu comprends ? » Jamais l’avenir ne me parut aussi clair que ce lundi-là. Un repos de quelques jours prenait corps en Auvergne ; des jours ennuyeux, une existence éloignée du foot, éloignée de l’absurdité de ce monde ; au pire, quelques mois avant de replonger dans une équipe de CFA ; quelques mois, c’était toujours ça de pris, toujours ça qu’ils ne me prendront pas.

Un architecte s’afférait dans le hall. Il donnait des consignes à un bataillon d’assistants tous plus beaux les uns que les autres. La dernière visite de Nasser avait eu des conséquences tragiques. En parlant aux salariés, il s’était rendu compte que le club vivait dans la nostalgie. Alors, il avait fait décrocher des murs les photographies anciennes et entreprit des travaux d’aménagement. Il avait aussi licencié douze employés prétendument « usés par la pression » ; beaucoup de cinquantenaires, en vérité. Le PSG devait donner l’image d’une formation conquérante, d’une machine de guerre marchant sur l’Europe mais qu’on prendrait plaisir à enlacer. Jeunesse, beauté, force, voilà ce qu’on demandait aux recrues. Déjà, j’avais remarqué que les nouvelles femmes de ménage pesaient trente kilos de moins que les précédentes. Elles parlaient plusieurs langues, dont l’anglais et l’arabe, et portaient des habits courts. Je n’avais qu’un geste à effectuer pour appeler Platinium Player et rentrer chez moi. J’ai regardé mon portable. J’ai regardé la rue, le Camp des Loges, ce bâtiment fabriqué peuplé de parasites, puis j’ai dérivé vers des rives accueillantes et familières, la Mare aux Canes où mes vêtements, autrefois, aimaient se noyer, le sentier des Oratoires et ses fidèles marcheurs, ma forêt de chênes et de pins, les châtaignes mordillées sur le chemin. Je me sentais libéré d’un poids. Sur ce tronc, les ordres ne trouvaient aucun écho ; la nature chassait les braconniers et étouffait toute agressivité. Après une heure de méditation profonde, je me suis levé, n’emportant avec moi qu’une grande bouffée d’air pur. À mon retour en Auvergne, j’allais devoir vivre chez ma mère.

Des jeunes d’une quinzaine d’années jouaient au foot sur le terrain d’entraînement numéro sept. Il n’y avait pourtant pas l’ombre d’un recruteur. Peut-être cherchaient-ils simplement à s’amuser. Leurs cheveux formaient des sculptures post-modernes téléchargées de cauchemars d’alcooliques. Les footballeurs les plus sobres se contentaient d’un crâne rasé, éventuellement assorti d’un tatouage. Un gars prenait toutes les balles en défense. Il n’avait pas besoin de tacler les attaquants pour les récupérer ; il se contentait d’anticiper les trajectoires. Il avait de l’assurance et une perle dorée à chaque oreille. Il était grand, costaud. Il semblait formaté pour le haut niveau. Un groupe de filles le sifflait à chaque interception. Elles ne faisaient que renforcer ma douleur. J’ai tapé la barrière avec mon poing, j’ai essayé de contenir cette colère intérieure qui montait en moi mais je n’ai pu m’empêcher de pousser un hurlement tellement pathétique qu’il attira leur attention. Pourquoi ces horribles adolescents me regardaient-ils comme si j’étais un monstre ? De tous, j’étais celui qui se rapprochait le plus de la norme. Je venais de perdre mon travail. J’étais seul et désemparé, banal, terriblement normal, à l’image des gens qui viennent nous supporter au stade parce que la vie n’a rien prévu de mieux pour eux.

Le surdoué voulut savoir si j’allais bien. J’ai eu envie de lui péter la jambe pour qu’il découvre à son tour l’injustice. Il mesurait au moins un mètre quatre-vingt-dix. Deux mètres, plutôt. Je ne lui ai pas répondu et je me suis sauvé vers le parking. Là-bas, dans ce no man’s land polaire que l’on quittait sans regret, je suis tombé sur une figure connue. Luyindula tentait d’insérer une planche de surf dans le coffre de sa voiture mais l’ustensile était trop grand. Il venait de terminer son entretien individuel avec Leonardo. Où partait-il en vacances ? Mer ou Montagne ? France ou Espagne ? Qu’est-ce que j’en avais à foutre, au fond ?

« J’ai m’offre deux semaines à Biarritz pour fêter ça !

– Fêter quoi ?

– Ma prolongation de contrat !

– Mais… Tu ne… Tu n’avais pas attaqué le club pour harcèlement moral ?

– On a trouvé un accord à l’instant. Je ne m’y attendais plus mais… Tant mieux !

– Je comprends rien. Leonardo t’a dit quoi ?

– Bah, j’abandonne les poursuites et il me réintègre dans l’équipe l’an prochain.

– Comme ça ?

– Ouais. Donnant-donnant. Et toi ? Ton entretien ?

– Mer. Je vais à la mer. »

Durant six mois, Leonardo et Nasser avaient traité ce type comme un moins que rien pour l’inciter à se barrer. Lui, international français, s’était entrainé avec l’équipe B sans que personne ne vienne lui parler. Il avait dû se doucher dans le même vestiaire que des gamins qui ignoraient tout de son parcours. Et maintenant, on le réintégrait ? Comme ça ? Par magie ? C’était trop simple. Trop facile. J’ai toisé à nouveau le Camp des Loges. Il m’inspirait toujours un profond dégoût mais je me sentais désormais prêt à me vautrer dedans, la tête la première, et à plonger mes mains dans les ordures. J’ai resalué les vigiles, Franck, Abdel, Filip. Arrivé dans le couloir, je ne me suis pas arrêté devant la salle d’attente : j’ai directement foncé en direction du bureau de Leonardo en répétant les phrases que je m’apprêtais à lui dire. Il raturait des feuilles au stylo. Il ne se doutait de rien.

« Je sais pour le pot-de-vin. »

Je devais l’agresser, orienter la discussion, la mener là où il ne voulait pas aller, l’obliger à devenir un joueur interviewé contre son gré.

« Un journaliste du Parisien m’a parlé de Pastore et de son transfert. Il m’a tout raconté. »

Avec le doigt, il se gratta l’œil droit. Sitôt cette tâche accomplie, il se redressa entièrement puis, une fois debout, s’avança près de la porte qu’il ferma sans la claquer, presque avec délicatesse.

« J’ai appelé ce type. Il invente. Il raconte des choses fausses.

– Non. Vous mentez.

– Le papier, il n’est pas passé tellement il était faux ! Son rédacteur en chef, il s’est même excusé auprès de moi !

– J’ai des preuves. »

Je n’avais rien, pas même le début du piste. J’avais juste envie de me le faire. Je ne voulais plus m’incliner devant lui. Je voulais qu’il sache que j’avais du caractère. J’avais été gentil durant un an ; cela n’avait servi à rien.

« Des preuves, ah oui ?

– Des enregistrements.

Des enregistrements ? Arrête de te foutre de ma gueule !

– Des vidéos filmées avec mon portable.

– Quoi ? Comment tu as fait ? Montre-les-moi !

– Je pensais d’abord les envoyer à L’Équipe.

– Ils ne te croiront pas !

– Peut-être même à Mediapart.

– Puttana di tua madre ! Tu crois que je ne te vois pas venir ? Toi et Peguy, vous êtes pareils !

– Ou les mettre sur Youtube.

– Combien tu veux ? Cent mille ? Deux cent mille ?

– Vous me proposez du fric ?

– Alors ? Combien tu veux ? Combien ?

– Trois ans de contrat.

– Trois ans ?

– Oui.

– Tu es… Tu es un beau connard, Kevin ! Un beau petit connard ! Tu le sais, ça ?

Trois ans de contrat et je ferme ma gueule.

– Bien, bien ! Je vais te la signer, moi, ta prolongation ! Tu veux continuer à faire dix matches par saison ?

– Ouais.

– Très bien ! Très bien ! »

Il bégaya ces mêmes mots durant une dizaine de secondes, remit son brushing en place puis toucha son nez comme s’il cherchait à en éponger la sueur. S’approchant de son siège, il consulta son iPhone et envoya un SMS.

« Bien… Très bien… Je suis d’accord, oui. Faisons-ça… »

Il rangea l’appareil dans la poche de sa veste.

« Tu resteras au club. Je n’interviendrai plus dans les choix du coach, d’accord, oui… Mais au moindre écart, au moindre mot de toi sur cette histoire, ta carrière sera finie, tu m’entends ? Ta petite carrière de merde n’existera plus. Tu ne sais pas à qui tu t’attaques. Si jamais tu parles, je te… Si jamais tu parles, on te brisera. On te brisera comme on a brisé ton frère. »

Je parcours le Palais Omnisports de Bercy enlacé par les effluves de catch. Il y a de la sueur ; probablement du Bordeaux vendu à la sauvette. Le visage de la Belette de Rio enlumine les t-shirts des enfants. Les catcheurs sont des personnages de dessins animés, des jouets d’un mètre quatre-vingt-dix que des farfadets contrôlent sur le ring par la pensée. En soi, ces derniers ne diffèrent pas beaucoup de nos supporteurs qui croient pouvoir diriger un joueur en lui disant quoi faire des tribunes. La QWE, la Qatar Wrestling Entertainment, finance un tournoi de démonstration. L’État princier considère ce sport comme un marché porteur et complémentaire du football. Si jamais le PSG déménage au Stade de France, nous évoluerons devant un public prêt à dépenser des fortunes dans le marchandising et la restauration. Condition préalable, selon notre président : transformer le club en marque, dénaturer son identité pour lui en sculpter une nouvelle, plus neutre, facilement consommable. Le catch est un formidable outil d’appauvrissement intellectuel des masses.

« J’adore le catch. Pas toi ?

Non.

NRJ 12 diffuse les WBC Séries ce soir, à partir de deux heures du matin. Tu as NRJ 12 ?

Non.

Tant pis. On fera autre chose.

Alain… J’en ai ras le cul de te servir d’hôtel.

– Sois cool ! Ma mère a invité des copines pour mater Sex and the City ! Si je rentre, elle va vouloir que je regarde aussi !

– Tu déménages quand, sérieux ?

– Bientôt.

– Cherche un appart ! Deviens indépendant !

– T’es sûr ?

– Mais ouais ! T’as quarante-quatre ans, merde !

– C’est pas évident. Je veux pas la laisser toute seule.

– T’as quarante-quatre ans ! Quarante-quatre !

– Ouais, je sais pas…

– Quatre-quatre !

– D’accord, t’as peut-être raison…

– Mais oui !

– Ouais, c’est clair ! Quatre-quatre ans, merde ! Ca peut plus durer !

– Bien !

– Je l’appelle, allez ! Ouais !

– Ouais !

– Rien à foutre !

– Prends ce putain de téléphone.

– Allez ! C’est parti mon kiki !

– Tu peux le faire.

– Voilà. J’ai composé son numéro. Ouais ! Elle va voir qui c’est le patron !

– Courage.

– Il fait chaud, d’un coup, non ?

– Pas spécialement.

– Je ne me sens pas très bien, Kevin. Je… Allo ? Allo, maman ? Oui, c’est moi. Ca va, ça va. Il est tard, oui, je sais… Il… Il fait beau à Gif-sur-Yvette ? Il fait nuit ? Exact. Et vous en êtes à quel épisode ?

– Abrège !

– Bon, euh… Comment te dire… Je… Putain, c’est chaud…

– Vas-y !

– Je… Je m’en vais. Voilà.

– Yes !

– Non, pas en vacances. Je m’en vais de la maison. Exactement ! Comme papa. Je te quitte. Pour toujours, oui. Allo ? Tu tiens le choc ? Maman ? Pourquoi tu pleures ? Comment ça, c’est monsieur Bouchard qui pleure ? Le voisin est à la maison ? Il aime Sex and the City, lui aussi ? Il est content que je parte ? Ah bon. Mais ça va, tu n’es pas trop déçue, toi ? S’il reste du champagne dans la cave ? Oui, sûrement, mais… Allo ? Allo, maman ? Maman ?

– Alors ?

– Elle a raccroché.

– Félicitations ! »

La foule qui nous entoure se disperse et se dirige vers une autre animation. Deux mannequins s’écharpent pour une place de parking nichée entre deux bosquets, un endroit stratégiquement idéal pour vendre des magazines de la QWE. La blonde tire les cheveux de la brune sous les yeux avisés d’adulescents attirés par la bestialité des coups et l’opulence des corps. Près d’une sandwicherie, une catcheuse dévoile sa poitrine grosse comme un demi-jambon. Elle doit sûrement posséder une petite notoriété vu la façon dont les mioches la dévisagent. Les plus intrépides écrivent au feutre sur ses seins. Leurs parents somnolent, visiblement pas dérangés de voir leur progéniture se faire les dents sur un bout de viande. J’avais toujours eu du mal à cautionner les pères qui emmenaient leur fils de cinq ans au stade en l’initiant si jeune à la grossièreté. Mais cette barbarie surpassait tout. « Ca se voit que tu n’as pas de gosse, rétorque Alain Roche. Dès trois ans, ils regardent des sites pornos. Faut pas être choqué pour si peu. » Une bande de trentenaires sur le déclin nous dépasse. Casquettes mauves et masques régressifs, ils jouent à imiter des gorilles en se tapant le ventre avec leurs poings. L’espèce humaine régresse d’un millénaire par minute et je m’en écarte un peu plus à chaque seconde.

« Tu viens ? » me demande Alain en se dirigeant vers les files d’attente. Mon binôme sautille sur les marches en les prenant pour des trampolines. Son détachement me rend perplexe. J’ai lu dans la presse que nos dirigeants comptent bientôt le renvoyer. Une femme rencontrée en discothèque lui a par ailleurs volé sa carte bancaire en se faisant passer pour une ex-tentatrice du Bachelor. Ébloui par cette beauté, il ne s’était pas méfié. Ah, il a également voulu m’inviter à un concert de Michel Delpech. Afin de s’offrir les places, il avait campé durant quatre jours devant l’Olympia avant qu’un aimable employé de l’établissement ne lui indique que l’artiste se produisait cinq kilomètres plus loin, au Bataclan. Malgré les déboires, il reste optimiste. Cela en devient franchement insupportable.

Durant la première partie du show, je suis dérangé par un supporteur du PSG convié par le club grâce à un jeu concours. Il me parle du titre perdu tout en boulottant des pop-corn et en s’agitant à chaque prise ; les grains de maïs soufflés s’envolent alors sur les sièges voisins. Il espère sans doute des confidences. Je garde mon calme. Se lamenter sur cette deuxième place aurait trahi une faiblesse de caractère. Je préfère penser que la saison n’a jamais existé, qu’elle n’est qu’une transition assumée avant une décennie de succès. Je réserve la nuit pour maudire les arbitres, Montpellier, cette France qui a choisi le camp du plus modeste par haine du pognon. À l’aube, je sors mon portable de dessous le traversin, je consulte mes mails et je vois que ma mère me réclame des nouvelles concernant ma prolongation de contrat. Elle aimerait que je lui téléphone. Je suis trop fatigué pour ça. Avant de m’installer dans cette grande ville, je pensais que la vie serait moins contraignante ; le contraire se produit et chaque nouvelle journée m’énerve un peu plus que la précédente.

En milieu de seconde partie, le phacochère en chemise à carreaux tient à savoir pourquoi Sakho a perdu son brassard de capitaine. Aucune idée. Le coach lui préfère Alex, c’est tout. Sirigu confirme sa solidité dans les buts, Maxwell s’impose à gauche, Thiago Motta relègue parfois Blaise Matuidi sur le banc. Les étrangers sont omniprésents. Un gnome irlandais s’échappe d’une valise cachée sous le ring pour attaquer Kingston Joe. L’armoire à glace jamaïcaine l’attrape par le col de chemise puis le jette sur la table des commentateurs. Le combattant verdâtre s’aventure à chatouiller son assaillant qui s’écroule par terre, victime d’une rafale de rires nerveux. Le gnome en profite pour grimper sur la corde du ring et effectuer un saut de l’ange sur le ventre du géant. Ce combat sert de prélude à des scénettes aussi sur-jouées qu’abrutissantes, tel cet affrontement entre un suppositoire jaune répondant au doux nom de Bombastor et un militaire américain taillé comme un roc, armé d’un lasso. Ils portent eux aussi une chemise à carreaux. Les chemises à carreaux redeviennent à la mode, semble-t-il.

CDF
Kevin Kohler