Archive for novembre, 2011

Soudain, alors que les coéquipiers balançaient des grenades lacrymogènes pour ralentir l’afflux des Marseillais vers le car de l’équipe, j’ai eu envie d’aller aux toilettes. Comme ça, sans prévenir. Comme un tacle par derrière de Stéphane Mbia « Kevin, c’est pas le moment! » a gueulé Matuidi. C’est jamais le moment avec eux.

Tu le sais sans doute mais au Vélodrome l’un des urinoirs est tapissé de photos de Fabrice Fiorèse. C’est le seul où tu n’as pas les pieds dans la pisse ; comme si ses utilisateurs ne manquaient jamais leur cible. J’ai essayé de faire vite. Ca ne venait pas. J’ai pensé aux chutes Salto Angel, les plus hautes du monde. Ca ne venait pas. J’ai agité mon zboub en pensant à un robinet, puis à un robinet d’eau tiède, puis à une interview de Lionel Messi. Ca ne venait toujours pas. Puis j’ai entendu du bruit. Des supporteurs marseillais. Instinctivement, je me suis caché dans les toilettes réservés aux handicapés.

« Hé, y a pas comme une odeur de merde? »

Démasqué.

« Y a quelqu’un? »

Un polo bleu avec des tâches de vomi orange traînait sur le sol. Comme le car allait bientôt partir, j’ai enlevé mon survêtement PSG et j’ai enfilé cette immondice avec le même dégoût qu’Anna Nicole Smith essayant son milliardaire de mari le jour de sa nuit de noce. En sortant des chiottes, les deux supporteurs m’ont pris dans les bras. « Oh putain! Mec, venir avec le maillot Third, t’es un vrai, toi! Viens, on t’emmène chez Jéjé. » Le Vélodrome s’était vidé de sa raison d’être. Ne restaient que quelques fanatiques et ma pauvre personne entraînée vers l’inconnu, contemplant cette place de parking vide que l’équipe, ne pouvant plus de m’attendre, avait abandonné.

Ensuite? Ensuite, eh bien les loustics m’ont conduit jusqu’à un bar d’aspect insalubre, des grappes de raisin plein la figure, refuge aménagé d’amas de bibelots, répliques de trophées, véritable Coupe de la Ligue 2010 servant de cendrier, sculptures éparses et difformes, quinze chaises maximum. Des types priaient autour d’une petite table ; dessus, fixée sur un cadre et éclairée par des bougies aux couleurs de l’OM, une icône représentait Didier Drogba   »Un jour, m’a dit l’un des fidèles, il viendra nous sauver. Notre guide suprême, le grand Matxifouth, l’a encore annoncé ce matin. »‘ A l’opposé de la pièce, un gars aux cheveux blancs et longs jouait aux fléchettes. Il prenait une photo de Deschamps pour cible.  »Un jour, je viserai juste. Quand j’arrêterai de boire. Ha ha ha! Enchanté, René Malleville. »

Il se présenta comme le supporteur de l’OM le plus connu de la ville.

 »Faux! lui répondit un poivreau accoudé au comptoir. Le plus connu, c’est Tonini.
– En France, peut-être! Mais pas à Marseille! Pas à Marseille!
 »

Malleville observa mon polo bleu et orange.

« Oh putain! Le maillot de Champion’s League! T’as des couilles de te balader avec ça. Une sacrée paire de couilles. Jéjé, laisse-nous descendre au QG. Le gamin mérite de savoir.
– René, sans le mot de passe, tu sais bien que…
– Mais va chier chez ta mère!
– C’est correct. Allez-y.
 »

Tu m’écoutes toujours? Ok. Bon, les escaliers nous ont conduit à un sous-sol insalubre, refuge aménagé d’amas de bibelots, répliques de trophées, véritable Coupe de la Ligue 2011 servant de crachoir, sculptures éparses et difformes, vingt chaises maximum. Des types dansaient autour d’un totem à l’effigie de Didier Drogba. En passant devant le comptoir, j’ai demandé : « C’est pas exactement le même bar qu’en haut? » Malleville a répondu :  »Pas du tout. C’est comme les frères Ayew. Tu crois qu’ils se ressemblent mais l’un des deux n’existe que pour faire diversion. »

Au Quartier Général, m’a-t-il expliqué, se nouaient les intrigues de palais, les grèves des encouragements et les communiqués officiels envoyés aux journalistes.

« Je me réfugie ici quand ma femme me trompe.
– Ta femme ?
– L’OM. Ma femme, c’est l’OM, et elle me trompe souvent. Hein Jéjé?
– Ouais mon René. Sans l’OM, on serait tous en train de boire à l’espoir d’une vie meilleure.
– C’est pas ce que vous faites déjà?
– Oh, putain, petit! Tu nous insultes là! Attention, tu vas finir en supporteur parisien, hein! Ha ha ha!
– Euh…
– Allez, panique pas. T’es pas un parigot. Et puis bon, sans eux, on s’emmerderait un peu. Pas vrai Jéjé?
– Ouais. On gueule, on dit de la merde, on s’occupe, quoi. On entretient la tradition. Comme le foot ne nous fait plus vibrer, on vibre tout seul.
–  C’est devenu chiant, le foot. Alors on se sègue
. »

Et puis, je te raconte la suite : alors que tout ce beau monde cherchait un moyen pour que l’Europe parle à nouveau marseillais (« demander à Tapie de revenir » ; « organiser une Ligue des Champions entre clubs des Bouches-du-Rhône » ; « enseigner le Marseillais dans les universités d’Oxford, de Milan et de Munich »), Malleville a proposé de faire virer Deschamps. Malgré la victoire face au PSG, 3-0. « Parce que bon, tu comprends, maintenant qu’il se croit tranquille, on va pouvoir se le faire par surprise. » Un type a alors appelé un type et, dix minutes plus tard, le type en question – pas le premier, le second. Tu me suis? – est entré dans le sous-sol et a étalé sur la table une carte Michelin des environs de Londres.

« Voici l’immeuble où vit Drogba. Cinquième étage. Un hélicoptère. On vole à hauteur de la fenêtre de sa cuisine, j’entre, je le kidnappe et on le ramène à la Commanderie. Quelqu’un sait conduire un hélicoptère?
– Oh putain, Anigo! T’écoutes pas quand on te cause au téléphone? On bosse sur Ze Deschamps Project, là.  »

Ze Deschamps Project, comme ils me l’ont expliqué, c’est la révolte du peuple envers les puissants, la revanche du romantisme sur le pragmatisme, le retour au football champagne, au respect des valeurs du club, un hymne à la vie, à l’amour, en gros, voilà. Je sais, ils m’ont pas expliqué très bien. Mais va expliquer des trucs, toi, après trois verres d’alcool.

« Ze Deschamps project? Ouais, j’ai aussi un plan pour ça, a enchaîné Anigo. Je sais où il habite, Didier. Troisième étage. Un hélicoptère. On…
– Oh putain, tu me casses les couilles avec tes hélicoptères. »

Tu vas pas le croire, mais dès qu’il a dit ça, Marco Simone a pénétré à son tour dans la pièce en mettant son retard sur le compte des bouchons. Il tenait une caisse de dynamites. Lui aussi voulait faire sauter Deschamps. Derrière lui, en file indienne, se tenait respectivement Gérard Houllier – « J’ai entendu parler d’une conspiration. Je peux rendre service? » -, David Ginola – « J’ai entendu Gérard Houllier. Je peux lui casser la gueule? » – et une cagole à la poitrine refaite – « faites pas attention à moi, j’ai juste suivi Ginola. » En gros, tout le monde voulait se taper tout le monde.

J’ai commencé à perdre vraiment le fil quand Anigo s’est mis à évoquer « Ze Gignac Project« . Il avait reçu un appel d’un certain Michel Seducci, dit « Le Lillois », qui se disait prêt à offrir dix briques à celui qui lui ramènerait Gignac, mort ou vif, jeudi matin chez lui. ‘‘Une histoire perso, j’sais pas trop quoi, un pré-contrat non respecté. » Gignac se faisait très discret depuis ses démêlés avec la presse et la justice. Malleville avait fait surveiller tous les McDo de la ville, sans résultat. Anigo proposait d’utiliser un hélicoptère. Il fallait juste attendre que l’engin revienne de Londres. Il se faisait tard, je me suis barré doucement. Et c’est ainsi que j’en suis venu à louer cette chambre minable dans cet hôtel pourri et à te parler de tout ça derrière ce mur en carton. Tu le crois, toi, que Deschamps peut sauter? Tu le crois?
« Ouais, je veux bien le croire. Quand Marseille te rejette, de toute façon, y a plus rien à faire. Je suis bien placé pour le savoir : ça fait presque une semaine que je me planque ici, moi.
– Ah ouais? T’as fait quoi ? C’est quoi ton prénom?
– André-Pierre. Je joue pour l’OM.
– Oh putain. »

Il toussa.

« Et tu… tu… Tu fais quelque chose, jeudi? »

Après tout juste cinq minutes d’opposition, Kombouaré a pris le ballon entre ses mains et l’a fait exploser par psychokinésie. Puis il s’est mis à hurler :  »Bon, ben si vous ne voulez pas vous faire de passes, je rentre chez moi! » Le discours du coach passait mal, lui aussi. Surtout depuis qu’il était mort. Les gars le soutenaient toujours mais, inconsciemment, se donnaient moins à l’entraînement, comme s’ils préservaient leurs forces pour son successeur. Après tout, Kombouaré nous avait trouvé bons contre Nancy. Ce n’était pas la peine d’en faire plus.

Quand L’oeil de Moscou, alias Angelo Castellazzi, revenait s’asseoir dans les tribunes du balcon, nous retrouvions subitement de l’allant. L’Italien prenait des notes, abondamment, en nous observant de ses jumelles – elles fonctionnaient « parfaitement », selon Ménez, qui les utilisait quelquefois pour chercher Gameiro en profondeur. Castellazzi était proche de Leonardo. Nous étions sûrs qu’il lui répétait nos erreurs.

L’oeil de Moscou avait dû attraper une conjonctivite ce jour-là puisqu’il semblait absent. Nenê et Pastore abusaient des dribbles jusqu’à l’indigestion – Javier allant même jusqu’à jongler sur 150 mètres avant de plonger dans un cerceau enflammé, propriété du Cirque du Soleil. A l’AS Moulins, c’était simple : le premier qui réussissait un geste technique gagnait sa place pour le match du week-end ; puis, à la fin, l’entraîneur tirait au sort pour désigner les huit ou neuf joueurs restants. A Paris, c’était différent. Kombouaré voulait jouer collectivement,  »en respectant les consignes. »

 »Attendez coach, partez pas! On voulait pas leur manquer de respect, aux consignes!
– Dites-leur qu’on s’excuse!
– Fallait y penser avant!
répondit Kombouaré. Mais rien ne vous empêche de continuer sans moi. »

J’observais Bodmer et Armand courir vers leur voiture, au loin. C’était la première fois qu’ils couraient aussi vite. Ah, si seulement Paris jouait dans un parking. On serait inarrêtable.

Le déplacement à Marseille approchait sans susciter d’effervescence au sein du groupe. Le staff nous avait demandé de répondre le moins possible aux sollicitations et d’adopter un comportement quasi-militaire dans l’approche du match. Un ancien soldat reconverti préparateur physique – il avait jadis exercé sous les ordres d’Halilhodzic et de Saddam Hussein – était venu, lundi, nous recadrer. Nous avons tiré sur des cibles mouvantes (Alain Roche et Apoula Edel, déguisés en frères Ayew). Nous avons appris à désactiver des mines et à marcher en cadence sur l’air de la Ligue des Champions. On nous a même implanté des puces électroniques dans le cou, capables « d’améliorer nos mouvements face à l’adversité » et « de vérifier que nous ne sortions pas en boîte lors de cette semaine décisive« . Sincèrement, tout cela ne servait à rien. Ce n’était que l’OM.

Dans La Provence, hier, José Anigo avait bien tenté de nous déstabiliser en présentant Paris « comme une équipe de millionnaires égocentriques vaguement pédésexuels sur les bords. » L’attaque n’avait pas franchi la Loire. Oh, bien sûr, les supporteurs voulaient nous voir gagner et nous entendions leurs cris, dehors, près des barrières. Mais l’écart entre notre équipe et celle de l’OM est telle qu’il nous suffira de marcher pour la vaincre. La force du PSG, cette saison, c’est de ne jamais douter. Sirigu, Pastore, Lugano et Sissoko nous transmettent leur confiance et cette décontraction avant les grands rendez-vous ; ou ceux censés l’être, sur le papier.

Revenant de l’entrée, Mathilde se tourna vers le responsable de la sécurité.

« C’est Dhorasoo. Il veut entrer.
– Niet. Ordre de Guy Lacombe.
– Lacombe? Il a quitté le club depuis longtemps. Je crois qu’il est parti rejoindre une communauté hippie en Ardèche. Ils acceptent encore la moustache, là-bas.
-Bon. Laisse-le passer, alors. »

Depuis août, Peguy Luyindula s’entraînait avec la réserve. Nos chemins s’étaient croisés. L’attaquant allait bientôt être licencié alors qu’il n’avait pas commis de fautes, sinon celle de vouloir être titulaire. Vikash Dhorasoo lui avait conseillé d’imiter Jean Lassalle et de se lancer dans une grève de la faim. Peguy avait refusé, de peur de perdre cette silhouette musclée qui faisait son succès auprès des femmes. L’ancien milieu de terrain international revenait plaider sa cause en toute discrétion.

 »Là-bas, sur la pelouse! indiqua-t-il à la vingtaine de caméramans qui le suivaient. Un endroit dégagé, où l’on pourra bien m’entendre! »

Une par une, il serra nos mains.
 »Entendez la ferveur de la foule! Les gens soutiennent mon combat!
– J’ai plutôt l’impression qu’ils chantent :  »Kohler, Kohler, rentre pas chez ta mère »
– Peu importe! Je sens dans l’air un parfum de révolte! Cela me rappelle le jour où j’ai claqué la porte de l’équipe de France, après la Coupe du monde 2006.
– Ce n’est pas plutôt Domenech qui ne comptait plus sur vous?
– Peu importe! »

Dhorasoo avait été mis à pied par le PSG en 2006. Il menait depuis une brillante carrière multicarte de joueur de poker, de chroniqueur sportif et de fondateur d’un mouvement politique, Tatane, manifeste pour un football plaisir, durable et joyeux ; présenté ainsi, effectivement, ça sonnait surtout comme le manifeste d’un film porno avec Blanche-Neige.

Alors, devenu le centre d’un amas de visages envoûtés, grossièrement attroupés sur la pelouse, Dhorasoo s’est gratté la touffe et a commencé à disserter sur sa condition d’esclave des puissants, les épaules rentrées et la premier bouton de chemise ouvert, rejouant Katsuni dans ses meilleurs rôles.

« Il y a cinquante ans, l’un de nos frères – il s’appelait Eugène N’Jo-Léa – fut à l’origine de la création de l’UNFP, votre mère nourricière. Ce jour apporta l’espoir aux millions de footballeurs marqués par les flammes d’une injustice foudroyante et annonçait l’aube joyeuse qui allait mettre fin à la longue nuit de la captivité. Mais cinquante ans plus tard, nous devons faire le constat tragique que nous ne sommes pas encore libres. Cinquante ans plus tard, la vie des footballeurs reste entravée par la ségrégation et enchainée par la discrimination. Comment expliquer, sinon, que je gagne deux fois moins qu’Eric Di Meco en participant à 100% Foot ?
– Bravo! Bravo!
– Cinquante ans plus tard, les footballeurs représentent un îlot de pauvreté au milieu d’un vaste océan de prospérité matérielle. Oui, nous sommes pauvres! Pauvres de droit!
– T’as raison Vikash! J’ai même pas pu m’acheter une voiture ce mois-ci!
– Je suis venu ici pour demander aux monstres qui vous enchaînent le paiement d’un chèque.
– Bravo! Bravo!
– Un chèque qui vous garantira, mes frères, davantage de liberté!
– Euh… Et pour ceux qui se sentent déjà bien libres, y a pas moyen d’avoir un autre genre de chèque?
– Luttons! Marchons ensemble, jurons d’aller toujours de l’avant, sans obéir à ces hommes qui nous ordonnent de reposer nos corps fatigués dans les motels des routes et les hôtels des villes.
– Bravo!
– C’est clair! Ras-le-cul des mises au vert!
– Je ne suis pas sans savoir que certains d’entre vous arrivent ici après maintes épreuves et tribulations. Certains d’entre vous viennent directement des cellules étroites des prisons.
– Ouais! On est tous passés par un centre de formation! »

J’avais fait celui de Saint-Etienne. Pas longtemps.

« Une question, au fond ?
– Bonjour, Kevin Kohler, remplaçant.
– Remplaçant ou titulaire, nous sommes tous frères.
– Au RC Lens, peut-être. Dites, votre discours, vous l’avez pas un peu pompé sur celui de Martin Luther King?
– Je… Ne nous laissons pas distraire, camarades! Après des années d’humiliations, d’attaques psychologiques, de brimades en public, de rabaissements mesquins, il est temps pour vous de réagir. Le footballeur professionnel moderne est un individu isolé, sans attaches, sans affects, le produit idéal d’un marché mondialisé qui n’en rêvait pas tant. Le moment est venu de se réveiller pour défendre l’un des nôtres, l’un des vôtres, qui pourrait être vous.
– Ouais! T’as raison, mec!
– Le moment est venu de montrer aux présidents de club, aux agents et aux entraîneurs que nous ne sommes pas que des marchandises, mais bien des êtres humains!
– C’est pas déjà texto ce que vous disiez dans votre chronique dans l’Equipe?
– Euh… Je… Comme vous, j’ai été seul, confronté à des responsabilités qui m’échappent. Pourquoi m’a-t-on choisi pour porter secours à ce monde en ruine alors que je suis l’exemple même de l’échec ? Parce que je suis l’élu, mes frères, et vous allez devoir me suivre.
– C’est pas un peu exagéré, quand même, de…
– J’ai perdu trente-cinq ans de ma vie à coucher avec des femmes qui se sont toujours foutues de moi, j’ai gaspillé mes forces et mes week-ends dans un sport qui ne me méritait pas, j’ai sagement attendu la fin de ma carrière en me satisfaisant de mon statut de victime.
– Vikash, on n’est quand même à plaind…
– Je suis, vous êtes les plus pitoyables représentants d’une société libérale qui se veut libérée mais qui n’a jamais été aussi conformiste, normative et asservissante. Au fond, un club est une gigantesque prison pour le footballeur : elle l’enferme dans un carcan d’où il ne tente jamais de fuir, sauf pour la Premier League.
– Ecoute Vikash, on va te laisser, là, l’entraînement reprend.
– Pour un football plus libre! Pour un football sans club! Pour un football sans football! Tatane! »

Il était l’heure de rentrer chez moi.

Leonardo inspire.

« Antoine, mon frère, mon ami fidèle, jamais je n’aurais imaginé que tu nous quitterais si vite. Tout au long de cette terrible maladie qui emporta ces dernières semaines le collectif du club et fit tant pleurer Nasser, ton président, nous t’avons soutenu. Je n’ai cessé de prier pour toi. Pour l’équipe. On te disait condamné dès juillet ; tu t’es accroché à ton poste aussi fermement qu’un Texan sur la chaise électrique ; tu as souffert des critiques, tu as été blessé, aussi, par ces journalistes qui poignardent sans relâche les innocents. Ô, Toitoine, combien de coups dans le dos as-tu reçu pendant que tu faisais tes valises? Cette fois-ci, tu as perdu. Mais il me suffit de lever la tête pour t’imaginer heureux et te voir, comme dans tes meilleurs jours, à Valenciennes ou à Strasbourg, briller de mille feux. A moins que ce ne soit l’éclairage de ce foutu néon. »

Leonardo demande à Alain Roche pourquoi il a installé toutes ces lampes dans les feuilles des arbres. « Je trouvais cela solennel« , répond ce dernier avant de tomber de sa branche. C’était écrit. Cela devait se terminer comme ça.

Un entraîneur se trouve toujours entre la vie et la mort, assis sur ce lit d’hôpital que l’on appelle banc de touche. Les interviews de Paganelli sont des plaidoyers pour l’euthanasie. Un entraîneur ne sait jamais de quoi son lendemain sera fait. Le lundi, il se projette déjà au Vélodrome. Le mardi, il apprend que le match a été décalé. Tout est éphémère, discutable : une décision de la LFP, une victoire, une défaite, la carrière internationale de Julien Faubert. Ne jamais se croire sain et sauf. Ils sont rares, ceux qui préfèrent fuir quand il est encore temps. Dans ce métier, tu disparais forcément un jour ou l’autre. Et parfois en plein match.
Le coach traînait des pensées lugubres depuis quelques semaines. Je l’avais senti ailleurs à la mi-temps, contre Bordeaux. De fait, nous l’avions retrouvé allongé sur la route, en face du stade, tenant dans sa main un papier où il était écrit : « Finissons-en. » Le premier, Jallet avait tenté de le raisonner : « Coach, vous ne pouvez pas vous en aller comme ça. Pas sans me faire entrer en jeu. » Nenê avait pris le relais : « Ouais, coach, je vous aime bien. Même quand vous me criez dessus. » « Ouais, ajouta Pastore. On vous aime bien. Surtout quand vous lui criez dessus. » Revigoré par ces encouragements, Kombouaré avait regagné le vestiaire en nous promettant de ne plus sombrer dans la déprime. C’était avant de regarder France-Belgique.

« Il me manquera. » Luyindula allume sa clope, la tire et se tire. Alors que nous baissons la tête comme l’usage l’exige, le président nous rejoint, recouvert d’un voile. Leonardo vient à sa rencontre.

« Quoi? C’est celui de ma femme. Ca pose un problème?
– Pas du tout Nasser, mais…
– Tiens, j’ai pris des tulipes. Ce sont les préférées d’Hiddink. Il m’a dit qu’il passerait. »

Je m’éloigne à mon tour. Cherchant la sortie, je découvre plus en détail ce parc transformé en cimetière au début des années 70, ce lieu où le PSG clôture les chapitres de sa vie. C’est ici que Charles Biétry repose, à côté de Laurent Perpère, Pierre Blayau et Francis Borelli. Parfois, on n’enterre qu’un objet symbolique, une chemise, une montre ou des pulls – comme ceux de Guy Lacombe, depuis exhumés car ils effrayaient les taupes. L’existence d’un tel endroit à moins de 20 kilomètres du Camp des Loges m’avait d’abord surpris mais il faut croire qu’évoluer au PSG réserve son lot de surprise. Et chaque nouvel entraineur sa concession.

Un cimetière pour footballeurs? Après tout, il existait bien des cimetières pour chiens.

Des dizaines de défenseurs parisiens se sont vus sacrifiés sur l’autel du but contre son camp et, devant la tombe de José Pierre-Fanfan, je remarque Just Fontaine, l’homme aux 13 réalisations en Coupe du monde. Justo m’explique qu’il venait ici pour parler avec ses joueurs lorsqu’il entraînait Paris. Maintenant, il arrose leurs fleurs.
« C’est triste d’être enterré si tôt. »
– Tôt dans la saison, vous voulez dire ?
– Tôt dans la journée. J’ai même pas eu le temps de finir mon pastis. »

Dans l’allée centrale, les épitaphes s’accordent et donnent le ton.  »Au 4-2-4″ ; « A l’ambiance du Parc des Princes » ; « Aux corners bien tirés en Equipe de France, R.I.P 98 ». Oui, l’équipe championne du monde possède sa sépulture. A droite, près du mur, se dresse un mausolée. A son sommet, une parabole tournée vers la Mecque. « Pas du tout, corrige Fontaine, elle est tournée vers Bolton. Elle capte la Premier League. Anelka a longtemps vécu là avant de ressusciter en signant à Chelsea. »

« Regarde, la tombe de Zinedine Zidane. J’étais présent en 2006 quand il a fallu mettre fin à sa carrière plus dignement qu’il ne l’avait fait. Il y avait un monde fou, des entraîneurs, des présidents de club, des médecins, des infirmiers, des donneurs de sang. Michel Platini avait salué la mémoire du  »plus grand numéro 10 de l’histoire du football français ayant joué en Italie, derrière Michel Platini ». Même Domenech s’était incrusté. Juste avant l’Euro 2008, il était revenu déterrer le corps. Le croque-mort l’avait arrêté à temps. Sacré Santini! Mauvais sélectionneur, mais excellent gardien de cimetière. »

Fontaine fixait la tombe de Zizou. Au loin, Hoarau et Ménez regagnaient la sortie.

« Partir sur un coup de tête pour un joueur qui en manquait cruellement, tu trouves pas ça ironique, petit? »

Des supporteurs manifestaient devant l’entrée. Ils étaient accompagnés de membres du personnel, tel que Michel Kollar, l’archiviste. Les dirigeants lui avaient refourgué un catalogue des pompes funèbres, ouvert à la page des plaques funéraires. Kollar sentait qu’il allait bientôt devoir partir. En rentrant de Moulins, je lui avais demandé de chercher dans les archives la trace de mon frère. J’attendais sa réponse.

J’attendais qu’on m’annonce une triste nouvelle.

Au club, pour beaucoup, l’avenir était devenu incertain. L’arrivée du frère du bras droit du président au poste de coordinateur du service communication avait provoqué deux départs. Les Qataris plaçaient leurs hommes de confiance. Le prochain mercato rendait fébrile les joueurs. Nous étions tous en sursis.

Par curiosité, je suis retourné devant le cercueil du coach. Nasser et Leonardo discutaient. Alain Roche les écoutait discrètement. Me voyant, il s’est approché vers moi.

« Il arrive. »

J’ai alors vu Kombouaré courir, dégoulinant de sueur, jusqu’à la tombe qui portait son nom.

« Excusez-moi pour le retard, lança-t-il, essoufflé, à ses supérieurs.
– Pas grave,
répondit Leonardo. On l’a fait sans toi.
– Ah. Je suis viré, alors?
– On discutera des détails plus tard. Hiddink est injoignable pour le moment. Tiens-toi prêt à faire l’équipe contre Nancy, au cas où.
– D’accord.
– Au suivant! »

Roche m’a touché le bras.
« Je te laisse, Kevin, je crois qu’on m’appelle. »

Ma mère avait exceptionnellement délaissé ses éternels spaghetti pour un bifteck-frites « comme on en sert à Paris » ; effectivement, la viande était mal cuite et les frites surgelées. Mon frère occupait le bout de table, à portée du frigo. Maman menait le jeu.

« Alors, ça se passe comment au PSG ? »

Grâce aux recommandations de Leonardo, je pouvais enfin m’asseoir sur les bancs de touche de Ligue 1. Toutefois, le coach privilégiait d’autres remplaçants quand un titulaire sortait du terrain. J’étais son cinquième choix en attaque derrière Kevin Gameiro, Guillaume Hoarau, Mevlüt Erding et Peguy Luyindula. La nuit, mes rêves les filmaient en train de se tordre de douleur après un tacle assassin. Un médecin indien les amputait de la mauvaise jambe puis ils passaient le reste de leur vie en fauteuil roulant dans un hôpital de banlieue. J’avais pensé démarrer contre Brest mais Kombouaré avait finalement aligné Jérémy Ménez, milieu offensif, qui se plaignait de ne pas jouer suffisamment. Je payais ma nature patiente. À valeur égale, entre un joueur réputé trop gentil et un second caractériel, l’entraîneur laissera le premier sur le banc pour éviter l’esclandre.

« Plutôt bien.

– Un journaliste m’a téléphoné la semaine dernière. Plusieurs fois.

– Ah bon ?

– Au début, je pensais qu’il allait m’annoncer une mauvaise nouvelle. En fait, il voulait que je lui parle de toi. De ton enfance. J’ai refusé, bien sûr. Cela ne le concerne pas.

– Tu as bien fait.

– Quand tu jouais à Moulins, les journalistes n’appelaient pas autant.

– Je suis au PSG, maintenant… Les médias veulent des infos…

– Je comprends ça, mais…

– Il bossait pour qui ?

– Un site internet… J’ai oublié le nom.

– C’était pas L’Équipe, t’es sûre ?

– Non… Tiens, d’ailleurs… Antoine ! Montre le journal à ton frère ! »

Il tendit le bras vers la porte du réfrigérateur et en sortit L’Équipe du jour. Le boucher en offrait toujours un exemplaire à ses clients pour qu’ils puissent conserver les steaks. En page 2, un papier de Jérôme Bouboule revenait sur la venue de Carlo Ancelotti à Paris. « Accompagné de son épouse, avec laquelle il vient de fêter ses trente ans de mariage, le technicien italien a passé l’après-midi au cimetière du Père-Lachaise. Sans doute pour choisir l’emplacement où Paris déposera le corps de l’homme à qui il succédera bientôt. » Un sondage titré Kombouaré doit-il partir ? complétait l’article mais des tâches de gras gâchaient la lecture des résultats.

« Ca ne t’effraie pas tous ces changements ? »

La défaite à domicile contre Nancy avait prodigieusement agacé les Qataris. Nous avions beau dominer le championnat, le moindre revers se transformait en traumatisme. L’arrivée du frère du bras droit de l’émir au poste de coordinateur du service communication avait conduit à une réorganisation tactique : le licenciement de cinq employés, dont une femme enceinte. Le coach se persuadait que Leonardo était de son côté. Son supérieur hiérarchique lui avait manifesté publiquement son soutien en conférence de presse ; généralement, une telle annonce précédait un renvoi de quelques jours.

« Il n’est pas encore viré, maman.

– Regarde ! »

Elle me montra un numéro de La Montagne qui datait un peu. Laurent avait publié une interview où j’évoquais notamment la courte carrière d’Antoine au PSG. En l’apprenant, Mathilde, l’attachée presse, m’avait dit que je n’avais pas à « inventer des trucs pour me rendre intéressant. » Elle continuait à répéter que mon frère n’avait jamais évolué au club, pas même en équipe B. En rentrant à Moulins, j’étais aussi venu chercher des explications. Après quelques considérations anecdotiques sur cette interview, la mère tira très légèrement le rideau de la fenêtre de la cuisine pour s’offrir une vue imprenable sur le maillot de bain de la voisine, jugé « vulgaire et provoquant ». Elle enchaîna sur la taille de la piscine, construite il y a peu, et entreprit de calculer mentalement le coût total des travaux. J’ai suggéré à Antoine un foot dans le jardin. Il hésita, écouta plus attentivement les divagations maternelles puis courut enfiler ses baskets.

La mauvaise herbe arrivait jusqu’aux chaussettes. Depuis le départ de papa, personne ne tondait la pelouse. Le panier de basket n’avait pas été réparé ; un trou dans le filet rendait impossible la validation des lancers. Antoine passait ici une à deux fois par mois. Il enchaînait les missions en intérim et les petits boulots à Montluçon. Son studio, vers l’aérodrome, ne payait pas de mine. L’équipe locale recrutait des joueurs mais il n’avait pas souhaité postuler. Reprendre une activité physique lui aurait fait du bien, pourtant. Même diminué, il aurait été capable de bien figurer sur un terrain. Nous avions peu joué ensemble dans ce jardin, pas autant que je ne l’aurais souhaité, mais j’étais certain de son talent. On ne signait pas au PSG sans en posséder un peu. Je m’étais toujours demandé pourquoi il avait tout arrêté du jour au lendemain, après sa blessure. Il me l’avait dit, une fois : un mélange de lassitude et de découragement. J’avais trouvé cela léger.

« Elle a peur, tu sais…

– Comme d’hab’.

– T’es à Paris, tu connais personne…

– Tout va bien, sérieux.

– Ils sont sympa tes coéquipiers ?

– Ouais. Très.

– Même Pastore ? Il a l’air de se la péter grave, ce gars. »

Partageant ma chambre avec Javier lors du déplacement à Ajaccio, j’avais dû rapidement accepter la présence de Sirigu, invité par son ami. À dix-huit heures, juste avant de quitter l’hôtel pour prendre le bus et rallier le stade, j’avais fait une halte aux toilettes. En voulant sortir de la salle de bain, j’avais trouvé la porte bloquée de l’extérieur. Un membre du staff m’avait ouvert une demi-heure après. Le bus était parti en retard par ma faute.

« Il est super.

– Et Sakho ? Tu en penses quoi ? »

Capitaine avant d’être adulte, Mamadou Sakho était comme ces ados de treize ans aux lunettes épaisses qui passent au JT après avoir eu leur bac ; le genre de gamins dont on ne sait s’il faut les admirer ou les plaindre. Le PSG le dressait en haut de son site officiel pour vendre des abonnements. Une étude d’opinion avait néanmoins montré que notre défenseur central souffrait d’un manque d’empathie des classes moyennes, qui lui reprochaient notamment le port des écouteurs en public. Les familles se déplaçant au stade ne se « reconnaissaient pas assez en lui », déplorait en privé Nasser Al-Khelaifi. Notre président tenait absolument à donner un visage plus familial aux tribunes du Parc des Princes. Les parents dépensaient davantage que les abonnés célibataires ; ils constituaient un marché financier à conquérir. Un plan com’ à base d’interviews aseptisées données à des titres de presse grand public – Paris Match, VSD, Femme Actuelle, TV Magazine – avait été imaginé, de même qu’un relooking, mais Sakho avait refusé de se plier aux exercices. Le port du brassard l’obligeait à adopter un comportement agressif pour conserver son autorité, notamment avec les plus jeunes. Un matin de la semaine dernière, alors que je venais d’arriver sur le parking, il m’accusa du saccage du phare de sa Porsche Cayenne. Pour fuir les problèmes, j’avais dû payer les réparations.

« Rien de spécial. Il est plutôt cool.

– Et ensemble ? Vous faites quoi ?

– Comment ça ?

– Avec les autres. Est-ce que tu restes avec eux après l’entraînement, par exemple ? »

Un tournoi sur Pro Evolution Soccer avait été organisé chez Clément Chantôme ; une bonne occasion de s’affirmer socialement tout en buvant du Coca. J’avais fait le déplacement en pensant trouver une manette et un minimum d’hospitalité. Or, ce soir-là, Clément ne m’attendait pas. Pris de pitié, il m’enrôla tout de même dans son équipe mais perdit la demi-finale. Vexé, il m’insulta de « paysan », de « bouseux », se mit à chialer puis demanda à tout le monde de quitter les lieux.

« On fait des jeux vidéo.

– Ah… Dommage…

– Pourquoi ?

– Quand j’étais au PSG, on jouait aux cartes. Le Guen, Loko, Guérin, ces mecs-là, ils jouaient aux cartes. C’était pratique pour discuter, les cartes. Aujourd’hui, les jeunes de ton âge, ils se parlent pas. Ils se fréquentent, c’est tout. J’ai pas raison ?

– Sûrement, ouais. »

Antoine partit à Montluçon vers quinze heures. Il ne fut pas surpris d’apprendre que Mathilde ne se souvenait pas de lui. « Je m’entraînais avec les stars mais j’ai jamais eu la chance de jouer en première division. Le foot n’avait alors pas autant d’importance. Hormis deux ou trois noms par équipe, on ne connaissait personne… Alors les remplaçants des remplaçants, forcément… Si mon genou avait tenu, je… J’aurais réussi, c’est sûr… Cette connasse est trop jeune pour le savoir. » Je l’avais toujours connu blessé, mon frère.

Une substance tirant vers le rose recouvre le pan d’un mur. Leonardo demande à Alain Roche de lui humidifier l’index puis pose son doigt, une fois mouillé, sur la matière. « On dirait de la fraise », commente notre directeur sportif. « C’est de la framboise », corrige Élise Bussaglia, joueuse de l’équipe féminine. Dressée à ma droite comme une douzaine de ses coéquipières, elle tient dans sa main un tube de rouge à lèvres décapuchonné. Le soleil tape. Flotte dans l’air le son lancinant d’un harmonica qu’on effeuille. Du coude, Leonardo ordonne à son adjoint d’arrêter de souffler. Je fixe comme à mon habitude la poitrine de Laure Boulleau, une blonde toute menue ; son t-shirt porte l’inscription LE RESPECT OU LA GREVE.

« Qu’est-ce qu’il y a ? Vous avez vos règles ? interroge Leonardo, s’avançant sur l’herbe.

– Il n’y en a que pour les garçons ! On a dû recevoir l’Olympique Lyonnais à Créteil ! À Créteil !

– Bah… Créteil, c’est comme Boulogne-Billancourt, non ?

– Assez d’excuses ! Le respect ou la grève ! »

Sous ses airs de dandy éclairé, Leonardo a une conception toute sud-américaine de l’égalité homme-femme, un mélange de jalousie extrême et de pieds sous la table.

« Mesdames, allons… Restez calmes…
– Nous avons dû changer de vestiaire !
– Ce sont les balais qui vous gênent ?
– Nous voulons un endroit rien qu’à nous !
– Ouvrez une boutique de vêtements.
– Quel macho !
– Je suis tout sauf sexiste ! Ma mère est une femme !
– Le respect ou la grève ! »

Entreposées sur le balcon, les petites amies des joueurs – les « Wags », comme les appelle la presse – se recoiffent. Le lieu leur sert de quartier général. Avant le début de chaque entraînement, elles se disputent les chaises pliantes les mieux orientées par rapport au soleil. Les plus mignonnes ont tâté de la télévision berlusconienne et aspirent à un glorieux destin de présentatrice sur TF1 ; au mieux, elles animeront Le journal du Hard. L’épaisseur du carnet d’adresse de Sylvia la rend très influente. Elle connaît personnellement des ministres du gouvernement Fillon. Camille, l’unique rousse du plateau, physique à la Bayer Leverkusen, a rencontré son compagnon alors qu’il démarrait sa carrière à Niort. Elle l’a suivi jusqu’à Paris. J’aime regarder son profil Facebook avant de m’endormir. Née le 16 juin 1984. Aime Bref et Les Enfoirés. A deviné Rolling In The Deep sur SongPop. Album Halloween 2010. Samantha, la copine de Jérémy Ménez, est moins généreuse : elle a limité l’accès à ses photos. « Vous allez la fermer, les pouffiasses ? » crie-t-elle à destination des rebelles, avant de sortir un sein en silicone de son soutien-gorge et de l’envoyer au visage d’Élise. La jeune femme, aveuglée par le projectile, tombe à terre. Chahut dans l’assistance. Des joueurs reculent d’un pas, Roche se cache sous une Mercedes. Laure relève son amie et sonne la révolte : « Vous voulez la guerre, les pétasses ? Vous nous faites pas peur ! Même au foot, on est plus bonnes que vous ! »

Parfois, quand je m’ennuie, lorsque les titulaires sont rentrés chez eux et qu’ils ne restent que les pupilles, il m’arrive de regarder les filles s’entraîner. Je suis souvent l’unique spectateur de leurs échauffements. Elles ont accueilli Lyon à Créteil et Francfort au Stade Charléty parce que les dirigeants réservent aux hommes la pelouse du Parc des Princes. Elles sont les anonymes du club le plus puissant de France. Du Qatar, nous avons hérité du pétrole et elles du sable. Le pétrole salit davantage. Le football de haut niveau est un monde d’hommes car il faut être un homme pour accepter de vivre dans la saleté. Je la comprenais, Laure, j’étais même un peu comme elle. Je ne courais pas derrière la reconnaissance. Je voulais simplement exister.

Je savais juste qu’elle était née à Clermont-Ferrand et que, petite, elle avait joué à Yzeure, tout près de Moulins. En revanche, j’ignorais son poste. J’avais lu sur Wikipédia qu’elle suivait des études de kiné parallèlement à sa carrière. Je crois qu’Élise exerçait la profession d’institutrice. Évoluait-elle en défense ou au milieu de terrain ? Difficile à dire. En fait, le football féminin ne m’intéressait pas particulièrement. Il ne s’agissait pas d’un manque de respect. Nous ne pratiquions pas le même métier, c’est tout.

En regroupant les forces en présence, Samantha s’aperçoit qu’il manque deux joueuses dans l’équipe des WAGS. Elle cherche des volontaires. Sylvia prétexte un rendez-vous professionnel avec un député et déclare forfait. La maman de Svetlana vient la chercher sur le parking. Sakho et sa clique se sont réfugiés dans le vestiaire pour ne pas avoir à subir les reproches de leur copine en cas de défaite. Je suis célibataire. Je me porte candidat. Les filles parlementent et m’acceptent. Leonardo s’impose de lui-même : il a la quarantaine passée mais, surtout, son honneur à défendre. Nous perdons 74 à 3. Magnanime, Laure me félicite pour mon triplé et m’offre sa tunique. Leonardo s’excuse auprès d’Élise puis se tourne vers moi.

« Comment tu t’appelles, petit ?

– Kevin Kohler, monsieur.

– Bravo. Tu as tout donné.

– Merci.

– Tu es doué. Je parlerai de ton cas à l’entraîneur.

– Merci pour vos compliments, monsieur. »

Le vouvoiement s’impose de lui-même.

CDF
Kevin Kohler