Il a déboulé en plein entraînement avec la même fougue qu’un émir koweïtien cherchant du pétrole sous les jambes de Giresse. Sauf qu’il était Tchétchène, cet émir, et même davantage oligarque qu’émir, et qu’il cherchait plutôt les emmerdes que l’or noir. « Enchanté, moi être Bulat Chagaev, propriétaire de Neuchâtel Xamax. Tout le monde connaître moi », lança-t-il à Kombouaré, venu aux renseignements armé d’une pompe à vélo. Le coach semblait contrarié. « Laisse-moi dix minutes et tu iras vérifier sur orbite ta cote de popularité auprès des Martiens! Tu vas gonfler et t’envoler si vite qu’on te renommera ‘L’émir express’! » Puis il imita le bruit d’une locomotive à vapeur.
A défaut d’or noir, le Tchétchène fouillait les ordures : il montra à Kombouaré un papier d’un journal suisse annonçant l’arrivée imminente à son poste de Gilbert Gress, secondé par Carlo Ancelotti et Noël Tosi. Sans tourner autour du pot, Chagaev lui proposa de rebondir à Xamax en qualité d’adjoint de Sonny Anderson. A Sonny le travail tactique, à Antoine le soin de noter sur tableau noir la composition d’équipe que Bulat lui dicterait la veille par téléphone. « Vous devenir ma secrétaire. Moi avoir jupe courte si besoin. Moi vouloir également recruter Sakho », ajouta le nabab juste avant de recevoir un second coup de poing dans l’estomac. Il est comme ça, le coach : dur en affaires.
« Patron, je vous rappelle que Sonny Anderson n’est plus l’entraîneur du club, fit le bras droit de Bulat. Vous l’avez viré.
– Ah bon, déjà ? Et être qui, alors ? demanda l’autre en se relevant, la main sur le ventre.
– Votre neveu.
– Vous stupide. Lui avoir six ans et mettre doigts dans narines d’inconnus.
– Justement, beaucoup de joueurs se sont plaints de saigner du nez.
– Alors virez-le mais vous rien dire à ma soeur. Prétextez varicelle. »
Depuis que le PSG était devenu un club riche, il attirait les présidents de fortune et tout ce que le ciel comportait de vautours. Je ne parlais guère à mes coéquipiers, préférant écouter aux portes. Cela me suffisait pour capter leurs inquiétudes et percevoir leur agacement vis-à-vis d’un climat déconcertant. Ils vivaient mal ce vacarme incessant. Ce sont des enfants, un rien les distrait.
Nous regardions Chagaev marcher sur la pelouse, tandis que le coach tentait de le raisonner :
« Moi adorer acheter footballeurs car possible revendre quatre fois prix d’achat. Pas comme voitures et appareils électroménager.
– Monsieur Bulat, vous n’êtes pas dans un supermarché, là !
– Mon épouse avoir besoin lampadaire. Je veux celui-là.
– Je suis désolé pour elle mais il s’agit de Guillaume Hoarau, pas d’un lampadaire.
– Vous dire ça parce que vous jamais l’avoir vu avec ampoule dans la bouche.
– Pas question. Ou alors vous prenez Luyindula avec.
– Deux pour le prix d’un ? Toi me prendre pour le Tchétchène d’Afflelou ? Bulat pas pratiquer réduction. Bulat payer comptant. Et lui ?
– C’est Edel. Il n’est plus au club. J’ignore ce qu’il fout encore là.
– Ah, coach, vous tombez bien, je souhaitais vous parler de ma prolongation de contrat.
– Moi chercher cadeau pour offrir à ami saoudien. Lui aimer antiquités. Objets anciens. Vous accepter les cheiks ?
– Jouer en Arabie ? T’es ouf ou quoi ? Et pourquoi pas en Arménie ? »
Edel attrapa les pattes d’un vautour et s’enfuit vers le sud, probablement à Morangis, afin d’étudier cette proposition de contrat de l’usine de recyclage des déchets dont il nous avait tant parlé.
Un marché avait pris place sur le parking du Camp des Loges et les agents de joueurs, entre autres camelotes, proposaient leurs produits endommagés ou en fin de vie : « Brésiliens, Brésiliens, qui veut mes Brésiliens ? » ; « Il est frais mon Signorino, il est frais ! » ; « Bonbons, chocolats, Hassan Ahamada. »
« Vous avoir futur Ballon d’Or en stock ? lança Bulat Chagaev à un type en costard.
– Monsieur, si vous cherchez de la graine de champion, du Pelé fermier ou un nouveau Zidane, vous avez frappé à la bonne porte ! Qu’est-ce qui vous ferait plaisir ? J’ai du Gérard Gnanhouan, du Jean-Jacques Pierre, du…
– Moi préférer Ballon d’Or.
– Mais tout à fait monsieur, tout à fait ! Il arrive ! Regardez, il est déjà là, derrière ce rideau, c’est incroyable ! Attention, j’ouvre… Taa-daa !
– Bonjour.
– Lui être qui ?
– Jonathan Jager, enchanté.' »
On racontait partout que Leonardo cherchait une dernière recrue pour boucler l’été, la plus belle de toute si possible. Dans le vestiaire, tout à l’heure, il a démenti les informations circulant dans la presse, ces « conneries de journalistes », en cherchant à nous rassurer. Mais c’était impossible. Armand, Bodmer, Tiéné et les autres voyaient défiler sur leurs portables des centaines de rumeurs de transfert, une litanie de concurrents potentiels, comme autant de SMS assassins. Les bagages étaient pliés, les tickets presque compostés. Au PSG, en cette toute fin de mercato, l’entraîneur faisait tchou-tchou et les joueurs attendaient le train.
Difficile de s’entrainer correctement dans de telles conditions. Clément Chantôme interrompait régulièrement ses étirements pour répondre au téléphone ou lire ses textos. « J’ai trois agents, m’expliquait-il alors que je le suivais de près. Le premier vit à Londres et surveille le marché anglais. Il traine près des clubs, Arsenal, Fulham, Queens Park Rangers, distribue des prospectus, des cartes de visite, des paniers garnis avec du pâté de campagne et des mots d’encouragement du style « Accrochez-vous, Arsène. Un jour, vous gagnerez quelque chose. » C’est un agent VRP. Le deuxième reçoit et étudie les propositions salariales, vérifie qu’on ne me manque pas de respect. C’est un agent comptable. Le troisième fait le ménage entre la fiction et la réalité, les propositions trop séduisantes pour être vraies (Barcelone, Manchester) et celles trop moches pour être prises au sérieux (Rennes, Sochaux, Hoffenheim). Il veille à mon image. C’est un agent d’entretien. »
Moi, je savais qu’on ne me pousserait pas dehors, pas tout de suite, pas avant la fin de mon contrat, l’été prochain. J’aurais pu m’angoisser de l’arrivée d’un nouvel attaquant, international étranger ou star sur le déclin, mais je n’étais qu’un inconnu débarqué de Moulins. Pendant que mes collègues s’épanchaient dans L’Equipe en s’inquiétant de l’avenir, j’enchaînais les tours de terrain sans intéresser personne.
Chagaev retourna voir Kombouaré. Le Tchétchène me regarda un court instant puis se tourna vers le coach.
« Et votre remplaçant, là ? Etre un premier choix ?
– Lui ? Non. Mais il n’est pas à vendre.
– Vous être sûr ? Tout s’achète. »
Chagaev me renifla.
« Lui sentir sueur. Je vous le laisse. »
Qu’est-ce que je disais.