Archive for août, 2011

Il a déboulé en plein entraînement avec la même fougue qu’un émir koweïtien cherchant du pétrole sous les jambes de Giresse. Sauf qu’il était Tchétchène, cet émir, et même davantage oligarque qu’émir, et qu’il cherchait plutôt les emmerdes que l’or noir. « Enchanté, moi être Bulat Chagaev, propriétaire de Neuchâtel Xamax. Tout le monde connaître moi », lança-t-il à Kombouaré, venu aux renseignements armé d’une pompe à vélo. Le coach semblait contrarié. « Laisse-moi dix minutes et tu iras vérifier sur orbite ta cote de popularité auprès des Martiens! Tu vas gonfler et t’envoler si vite qu’on te renommera ‘L’émir express’! » Puis il imita le bruit d’une locomotive à vapeur.

Tiens, un appel de Jack Kachkar

Tiens, un appel de Jack Kachkar.

A défaut d’or noir, le Tchétchène fouillait les ordures : il montra à Kombouaré un papier d’un journal suisse annonçant l’arrivée imminente à son poste de Gilbert Gress, secondé par Carlo Ancelotti et Noël Tosi. Sans tourner autour du pot, Chagaev lui proposa de rebondir à Xamax en qualité d’adjoint de Sonny Anderson. A Sonny le travail tactique, à Antoine le soin de noter sur tableau noir la composition d’équipe que Bulat lui dicterait la veille par téléphone. « Vous devenir ma secrétaire. Moi avoir jupe courte si besoin. Moi vouloir également recruter Sakho », ajouta le nabab juste avant de recevoir un second coup de poing dans l’estomac. Il est comme ça, le coach : dur en affaires.

« Patron, je vous rappelle que Sonny Anderson n’est plus l’entraîneur du club, fit le bras droit de Bulat. Vous l’avez viré.
– Ah bon, déjà ? Et être qui, alors ? demanda l’autre en se relevant, la main sur le ventre.
– Votre neveu.
– Vous stupide. Lui avoir six ans et mettre doigts dans narines d’inconnus.
– Justement, beaucoup de joueurs se sont plaints de saigner du nez.
– Alors virez-le mais vous rien dire à ma soeur. Prétextez varicelle. »

Depuis que le PSG était devenu un club riche, il attirait les présidents de fortune et tout ce que le ciel comportait de vautours. Je ne parlais guère à mes coéquipiers, préférant écouter aux portes. Cela me suffisait pour capter leurs inquiétudes et percevoir leur agacement vis-à-vis d’un climat déconcertant. Ils vivaient mal ce vacarme incessant. Ce sont des enfants, un rien les distrait.

Nous regardions Chagaev marcher sur la pelouse, tandis que le coach tentait de le raisonner :
« Moi adorer acheter footballeurs car possible revendre quatre fois prix d’achat. Pas comme voitures et appareils électroménager.
– Monsieur Bulat, vous n’êtes pas dans un supermarché, là !
– Mon épouse avoir besoin lampadaire. Je veux celui-là.
– Je suis désolé pour elle mais il s’agit de Guillaume Hoarau, pas d’un lampadaire.
– Vous dire ça parce que vous jamais l’avoir vu avec ampoule dans la bouche.
– Pas question. Ou alors vous prenez Luyindula avec.
– Deux pour le prix d’un ? Toi me prendre pour le Tchétchène d’Afflelou ? Bulat pas pratiquer réduction. Bulat payer comptant. Et lui ?
–  C’est Edel. Il n’est plus au club. J’ignore ce qu’il fout encore là.
– Ah, coach, vous tombez bien, je souhaitais vous parler de ma prolongation de contrat.
– Moi chercher cadeau pour offrir à ami saoudien. Lui aimer antiquités. Objets anciens. Vous accepter les cheiks ?
–   Jouer en Arabie ? T’es ouf ou quoi ? Et pourquoi pas en Arménie ? »

Edel attrapa les pattes d’un vautour et s’enfuit vers le sud, probablement à Morangis, afin d’étudier cette proposition de contrat de l’usine de recyclage des déchets dont il nous avait tant parlé.

Un marché avait pris place sur le parking du Camp des Loges et les agents de joueurs, entre autres camelotes, proposaient leurs produits endommagés ou en fin de vie : « Brésiliens, Brésiliens, qui veut mes Brésiliens ? » ; « Il est frais mon Signorino, il est frais ! » ; « Bonbons, chocolats, Hassan Ahamada. »


« Vous avoir futur Ballon d’Or en stock ?
lança Bulat Chagaev à un type en costard.
– Monsieur, si vous cherchez de la graine de champion, du Pelé fermier ou un nouveau Zidane, vous avez frappé à la bonne porte ! Qu’est-ce qui vous ferait plaisir ? J’ai du Gérard Gnanhouan, du Jean-Jacques Pierre, du…
– Moi préférer Ballon d’Or.
– Mais tout à fait monsieur, tout à fait ! Il arrive ! Regardez, il est déjà là, derrière ce rideau, c’est incroyable ! Attention, j’ouvre… Taa-daa !
– Bonjour.
– Lui être qui ?
Jonathan Jager, enchanté.' »

On racontait partout que Leonardo cherchait une dernière recrue pour boucler l’été, la plus belle de toute si possible. Dans le vestiaire, tout à l’heure, il a démenti les informations circulant dans la presse, ces « conneries de journalistes », en cherchant à nous rassurer. Mais c’était impossible. Armand, Bodmer, Tiéné et les autres voyaient défiler sur leurs portables des centaines de rumeurs de transfert, une litanie de concurrents potentiels, comme autant de SMS assassins. Les bagages étaient pliés, les tickets presque compostés. Au PSG, en cette toute fin de mercato, l’entraîneur faisait tchou-tchou et les joueurs attendaient le train.

Difficile de s’entrainer correctement dans de telles conditions. Clément Chantôme interrompait régulièrement ses étirements pour répondre au téléphone ou lire ses textos. « J’ai trois agents, m’expliquait-il alors que je le suivais de près. Le premier vit à Londres et surveille le marché anglais. Il traine près des clubs, Arsenal, Fulham, Queens Park Rangers, distribue des prospectus, des cartes de visite, des paniers garnis avec du pâté de campagne et des mots d’encouragement du style « Accrochez-vous, Arsène. Un jour, vous gagnerez quelque chose. » C’est un agent VRP. Le deuxième reçoit et étudie les propositions salariales, vérifie qu’on ne me manque pas de respect. C’est un agent comptable. Le troisième fait le ménage entre la fiction et la réalité, les propositions trop séduisantes pour être vraies (Barcelone, Manchester) et celles trop moches pour être prises au sérieux (Rennes, Sochaux, Hoffenheim). Il veille à mon image. C’est un agent d’entretien. »

Moi, je savais qu’on ne me pousserait pas dehors, pas tout de suite, pas avant la fin de mon contrat, l’été prochain. J’aurais pu m’angoisser de l’arrivée d’un nouvel attaquant, international étranger ou star sur le déclin, mais je n’étais qu’un inconnu débarqué de Moulins. Pendant que mes collègues s’épanchaient dans L’Equipe en s’inquiétant de l’avenir, j’enchaînais les tours de terrain sans intéresser personne.

Chagaev retourna voir Kombouaré. Le Tchétchène me regarda un court instant puis se tourna vers le coach.


« Et votre remplaçant, là ? Etre un premier choix ?
–   Lui ? Non. Mais il n’est pas à vendre.
–   Vous être sûr ? Tout s’achète. »

Chagaev me renifla.

« Lui sentir sueur. Je vous le laisse. »

Qu’est-ce que je disais.

En arrivant à Paris, Alain Roche m’avait déposé dans un hôtel très policé du seizième arrondissement où les chambres étaient si spacieuses qu’il fallait consulter Google Maps pour se rendre du lit à la baignoire. Conformément à l’usage, le PSG payait mes nuits le temps de me trouver un logement plus personnalisé par l’intermédiaire d’agents immobiliers basés dans les Yvelines. Adopté par la majorité de l’effectif parisien, ce département constituait un investissement sûr mais sans risque, conservateur, finalement très Ligue 1. Dans l’ensemble, les résidences étaient assez jolies et les voisins peu préoccupés par la présence de sportifs à proximité ; soit parce qu’ils n’aimaient pas le foot, soit parce qu’ils gagnaient davantage qu’eux. En visitant une maison à Chambourcy, j’avais été légèrement perturbé par le montant du loyer : quatre mille euros mensuels pour cent soixante mètres carrés. Balcon en fer forgé. Vaste jardin fruitier. Possibilité de construire un ou deux garages supplémentaires. Routes dégagées. Temps clair. Je ne possédais pas de voiture. Je mangeais rarement des fruits. Je voulais habiter près d’un métro, dans un quartier populaire, loin des tentations qui nuisent aux carrières débutantes. Loin du seizième arrondissement, en tout cas.

Matin du sixième jour. Une saison entière de Docteur House a défilé sur mon PC. « Ouvre, je suis là », me prévient Alain Roche d’une voix caverneuse, similaire à celle que prend la Mort quand elle vous téléphone. Sur sa carte de visite figure clairement la notion de recruteur mais il s’agit là de l’unique signe apparent d’une quelconque activité professionnelle. Cet homme se comporte comme une nourrice avec moi. Il repasse mes chemises, insiste auprès du personnel pour changer lui-même les draps et passe de l’Harpic dans les toilettes. À quel moment de la journée travaille-t-il ? Pour l’heure, un croissant dans la bouche, il laisse des miettes sur le canapé. Apercevant la bouteille de Volvic posée sur la table basse, il me propose de l’eau. En voulant se servir, il en renverse maladroitement sur les coussins. J’imagine que par ce geste, il souhaite me montrer son affection, à la manière d’un petit chien remuant la queue. Oui, voilà, il est un chiot s’oubliant sur le canapé.

Descendu dans la rue, il me fait monter dans sa caisse en me tenant la portière. « J’ai piqué le Marie-Claire de maman. On y apprend plein de choses sur les femmes. Tu savais pour la ménopause ? » Je l’interroge sur notre destination. « C’est une surprise ! », me répond-t-il en indiquant l’adresse du Camp des Loges sur son GPS. À mi-chemin, alors que les camions n’ont pas besoin de passer la seconde pour nous doubler sur l’A14, il s’arrache un cheveu blanc. « Regarde. Je file un mauvais coton. » Michel Delpech chante sur radio Nostalgie. « Quelle merde… J’ai pas quarante-cinq ans et je me sens déjà vieux. Tu sais quoi ? Je crois que les gamins ne savent même pas qui je suis. J’ai pourtant été un sacré joueur… Ouais… En même temps, je pige pas un mot de ce qu’ils racontent, alors… T’as l’air différent, toi. Les footeux de ton âge, en général, ils me vouvoient. » Difficile de vouvoyer quelqu’un que l’on ne respecte pas.

Le Camp des Loges, même partiellement rénové grâce à l’argent des investisseurs qataris, ne supporte pas encore la comparaison avec les centres d’entraînement du Milan ou de Chelsea. Il offre néanmoins un cadre agréable, conforme avec l’idée que l’on peut se faire du haut niveau. Ce préfabriqué blanc et ocre situé à Saint-Germain-en-Laye, à vingt kilomètres de Paris, sera ma résidence secondaire jusqu’en mai prochain. La saison n’est pas entamée que des journalistes veillent, prostrés derrière le grillage. La lecture d’une simple pancarte m’informe qu’il est « interdit d’alimenter la presse » en rumeurs. « C’est du 220 volts », précise Roche. Ma curiosité me pousse à braver les consignes. M’apercevant, l’un des reporters plonge dans ses notes. Je lui demande : « Vous ne me posez pas de questions ? » Ses yeux se redressent puis se rabattent sur le parking des joueurs. « Je suis footballeur au PSG, vous savez. » La relance tombe à l’eau. Véritable décideur en matière de transfert, plus ou moins numéro 2 du club, le Brésilien Leonardo, nommé en juillet directeur sportif par le président Nasser Al-Khelaifi, a dépensé plus de quatre-vingt-dix millions d’euros pour s’offrir huit recrues, dont quarante-deux pour le seul milieu offensif argentin Javier Pastore. Je n’ai rien coûté et, visiblement, les journaux n’ont pas parlé de moi.

Mon guide m’emmène dans un couloir aux murs recouverts des portraits des légendes antiques : Nicolas Anelka, Ronaldinho, Luis Fernandez, Safet Susic. Au bout du tunnel s’étire la vitrine contenant les trophées gagnés depuis la création du club, en 1970, soit deux championnats et une ribambelle de coupes nationales. « Impressionnant, hein ? Et encore, tu n’as pas vu celle des trophées perdus ! Elle occupe deux pièces entières. » Une minute de recueillement devant la glace. Roche me tient le bras, emporté par l’émotion. « Coupe des Coupes 96. J’y étais, petit ! J’y étais… » Il fond en larmes. Curieusement, je ne me souviens pas de cette finale. Pour moi, Paris, c’est La Corogne, Gueugnon, le titre de 96 laissé à Auxerre, le match perdu sur tapis vert contre Bucarest. Sa légende s’est bâtie sur des défaites. Je me suis intéressé à lui en souffrant à ses côtés, parce qu’il avait tout pour réussir et qu’il échouait quand même. Le PSG a toujours pris soin de faire suivre ses courts moments d’euphories par de profondes déceptions que seules égalent les véritables histoires d’amour.

Retrouvant le sens de l’orientation, Roche me conduit jusqu’au bureau de Michel Kollar, l’intendant.

« Vous deviez venir aujourd’hui, mon garçon ? Votre nom n’est pas noté sur mon agenda.

– Tu n’as pas reçu mon mail, Michel ?

– Quel mail ? »

L’autre vérifie sa messagerie.

« Effectivement. Par défaut, Alain, tes mails sont classés dans mes spams.

– Pourquoi tout le monde me dit ça, putain ? »

L’intendant se dirige vers une armoire métallique d’où il sort de l’un des tiroirs un sac transparent en plastique isotherme. Le sac contient un sandwich triangle, des papiers et une clé. Roche insiste pour prendre le sandwich. Je quitte la partie du centre réservée aux administratifs pour entrer dans le vestiaire, étrangement contigu des bureaux. La clé ouvre un casier. Je récupère un maillot floqué à mon nom. Sous les bancs, des chaussures à crampons dépassent de rangements rectangulaires fortement influencés par l’architecture suédoise. Le tableau Velléda est vierge, les cintres pendouillent dans le vide. Dans les douches, une araignée escalade un flacon de Petit Marseillais puis divers produits cosmétiques qui me sont totalement étrangers : des crèmes pour pectoraux, des lotions hydratantes, des sprays épilatoires, du baume à lèvres. Quelqu’un entre dans la pièce alors que j’examine, intrigué, un pot de gel coiffant.

« Ah, Kevin ! Je te cherchais !

– Quoi, encore ?

– J’ai faim, tu m’accompagnes ?

– Et ton sandwich ?

– Je le garde pour plus tard. J’ai réservé une table V.I.P à l’Hippopotamus.

– Écoute, Alain, tu…

– Quoi ?

– Tu me… »

Il me regarde avec son air de chien battu, si bien que je ne peux me résoudre à l’engueuler.

« Rien… Tu ne me présentes pas au coach ?

– À Kombouaré ? Il n’est pas là.

– Et Leonardo ?

– En réunion quelque part. Alors ? L’Hippopo ?

– Non, merci.

– Comme tu veux. Bon, ben…

– Ouais ?

– À lundi pour la reprise !

– C’est ça. »

J’ai vingt ans, je viens de signer au PSG. Une banderole suspendue entre deux chênes me souhaite bonne chance. Des générations de glands se sont succédé sous ces arbres centenaires. Nicolas Vartan, l’un des plus jeunes maires de France, s’excite sur les marches du théâtre : « Kevin Kohler est le premier footballeur de Moulins-sur-Allier à faire la une des journaux depuis Fabrice Sanchez. Mais il n’a assassiné personne, lui. C’est son talent balle au pied qui l’a conduit à Paris. Les anciens – et je sais qu’ils sont venus nombreux malgré le tournoi de coinche – vous le confirmeront : l’Allier n’est pas une terre de sport. Pourtant c’est bien ici, mes chers concitoyens et amis, c’est bien ici que le responsable du recrutement du Paris Saint-Germain s’est arrêté en cette belle journée d’août. Allons Alain, ne soyez pas timide ! Faites-leur coucou ! » Poliment, Alain Roche s’exécute. Il a mené les négociations et je lui dois tout.

Le PSG ne me propose qu’un an de contrat et vingt mille euros par mois. En Ligue 1, le salaire moyen dépasse les quarante mille. À l’AS Moulins, sous statut amateur, j’en recevais cinquante par rencontre disputée avec une prime équivalente par but marqué. Je vivais chez ma mère tout en préparant des concours pour entrer dans la fonction publique. Sans mon doublé en CFA – la quatrième division française – contre la réserve du PSG, en février, j’aurais probablement tiré un trait sur le monde professionnel. Vingt mille euros. Le salaire annuel de maman.

D’un signe de la main énergique, davantage chiraquien que balladurien, le maire m’autorise à remercier l’ensemble des bénévoles puis il reprend le micro sans attendre que j’en termine. « Merci ! Merci à vous ! Vous êtes formidables ! », crie-t-il avant de descendre au contact des supporteurs. Je l’écoute raconter mes exploits avec un trop-plein de passion. Il confond les matches, les clubs contre lesquels j’ai marqué et me présente comme milieu alors que je suis attaquant. L’enthousiasme de ses dix-neuf ans est contre-productif : en voulant trop en faire, il passe pour un débile. Son poste ? Récupérateur. Après chaque tirade, il demande au photographe du quotidien La Montagne de l’immortaliser avec un passant capturé au hasard. Il choisit une maman poussant un landau et lui lance : « Nous avons beaucoup investi pour l’équipe, vous savez ! Vraiment beaucoup ! Le succès de Kevin est aussi le mien ! Enfin, euh… Le vôtre ! Le nôtre, quoi ! » Du football, Nicolas Vartan ne connait que son pouvoir de séduction. Depuis l’officialisation de mon transfert, il s’est senti pousser une âme de spécialiste. Elle pourrit déjà, tombera dès la fin de la nuit.

Un lâcher de ballons s’improvise. Une chanteuse has-been invitée par la mairie donne son récital. À Moulins, on n’a pas de pétrole mais on a Desireless. Le Lapin vert – le surnom lui vient des animaux que ce fou dessine sur les murs des monuments – guide les curieux vers une boutique de maillots. Les visages de mes groupies encombrent le théâtre ; on joue Les Précieuses ridicules jusqu’en septembre. Presque partout, les yeux me pleurent. Des membres de mon fan-club chantent un hymne à ma gloire. Mon départ les attriste alors que nous ne nous connaissons pas. Je cherche mon frère du regard. J’aurais aimé qu’il me décrive Paris. Il a fréquenté l’équipe réserve du PSG, en 1996, avant qu’une blessure ne stoppe précipitamment sa carrière et l’oblige à rentrer à Moulins. Il m’en reparle très peu. Je lui succède, finalement. Je peux le venger.

Sous l’effet de l’alcool, la terrasse de l’Irish Corner a pris un ton rosé. Des commerçants écoulent des hot-dogs allégés avec double ration de mayonnaise et d’autres au format familial, supplément gruyère. Un charcutier a donné mon nom à une recette de pâté aux pommes de terre, une grossière spécialité bourbonnaise. J’ignore comment je dois le prendre ; pas avec les mains, en tout cas. Alain Roche attrape l’explosif, le jette dans une poubelle et m’attire avec persuasion jusqu’à la vitrine d’un fromager.

« Il faut y aller, Kevin. Le trajet va être long. Je ne voudrais pas manquer la présentation de Pastore !

– Le club l’a présenté hier.
– Sans me prévenir ? C’est ça ! Prends-moi pour un con ! »

Le Saint-Nectaire est en promotion. Papa s’est déplacé sur un banc et lit le journal, étranger de mon excursion.

« Je vais dire au revoir. »

La marmaille s’amuse à jeter des pierres sur des chats errants. Affolés, les félins zigzaguent entre les doigts de pied. Prisonniers des tongs, les merguez suffoquent dans ce barbecue d’été. Les essaims sont de plus en plus nombreux. La stéréo a laissé place à un bourdonnement malsain : partout où je me glisse, je reçois des piqûres de rappel : « Tu m’as promis un maillot, Kevin ! » ; « N’oublie pas de m’écrire ! » ; « Pense à nous, surtout ! » Je suis le soleil qui brûle leur peau et donne à leur corps des couleurs moins ternes. Pénétrant la foule comme j’ouvre les défenses, je retrouve Antoine. « Courage », dit mon frère en me serrant la main. Ma mère sourit sans rien laisser paraître. Je l’embrasse en lui promettant de venir la voir dès que mon emploi du temps me le permettra. Je sais qu’abandonner à nouveau l’un de tes fils te rend soucieuse, maman. Je n’ai pas peur d’échouer en allant à Paris. Je redoute seulement que tu ne le penses.

Mes coéquipiers interrompent les adieux. « On a besoin de toi ! Ton remplaçant ne vaut rien ! », se désole Philou. « Philou a raison ! » ajoute Vivien, mon remplaçant. Pierre et Medhi me réclament des billets pour le Parc des Princes. « Pense à nous, mon pote ! » Je ne suis pas encore parisien mais déjà bousculé. À son tour, la Citroën C4 d’Alain Roche bascule dans l’effervescence. Elle transperce l’air en rejetant des vapeurs de carburant. Des enfants toussent. Il klaxonne. Je grimpe à l’intérieur du véhicule en dribblant deux piétons qui parviennent tant bien que mal à s’accrocher aux essuie-glaces. Alain accélère pour les faire tomber puis s’engage sur le rond-point. J’attrape ma ceinture. Il me freine : « Là où nous allons, tu n’en as pas besoin. »

Je me retourne. Le banc de papa est vide, il s’éloigne déjà.

CDF
Kevin Kohler