Lacan des loges
Entretien exclusif : Jacques Lacan nous confie sa passion du football lors d\'une séance de psychanalyse gratuite.
Parmi tous les médias qui célèbrent ces jours-ci le trentième anniversaire de la mort de Jacques Lacan, les Cahiers du foot sont les seuls à avoir eu la chance d'assister à l'une des séances que donne le célèbre psychanalyste depuis son cabinet de l'au-delà, coincé entre les illusions des supporters du FC Metz et la carrière internationale de Franck Jurietti. Et c'est une partie peu connue de sa personnalité – sa passion et sa connaissance du football – que notre reportage met aujourd'hui en lumière car qui sait que le fondateur de l'Ecole freudienne de Paris pensait à Ibrahima Bakayoko lorsqu'il écrivait que "l'acte ne réussit jamais si bien qu'à rater" et à Raymond Domenech lorsqu'il enseignait que "le langage, avant de signifier quelque chose, signifie pour quelqu'un"?
Dans l'entretien reproduit ci-dessous, le psychanalyste apparaît d'ailleurs tel qu'en lui-même et l'on voit clairement comment le langage, même et peut-être surtout lorsqu' est question de football, est pour lui la clé qui permet d'accéder à l'inconscient. Et non, on ne parle pas de Stéphane Mbia.
Maître, s'il vous plaît, aidez-moi car je suis devenu le prisonnier d'angoisses aussi insoutenables que celles qui envahissaient les supporters monégasques à chaque présentation d'une nouvelle recrue par Marc Keller!
Jacques Lacan : Marc Killer? À ce point? Mais que vous arrive-t-il donc?
Mon désir est vide, aussi vide qu'une conférence de presse de Laurent Blanc.
Effectivement, rien n'est aussi inutile qu'un discours de Laurent Blanc, d'oral blanc... Mais de quel désir me parlez-vous?
C'est bien simple. Il fut un temps où le moindre Sion-OM ou OM-Celta Vigo me faisait rêver, trembler, mourir et ressusciter cent fois. Mais aujourd'hui l'idée d'un Olympiakos-OM, d'un OM-Dortmund ou d'un OM-Arsenal ne suscite en moi qu'une curiosité polie et peut-être un peu pathologique: celle de savoir si mon désir passé et perdu reviendra un jour.
Effectivement, c'est grave car c'est l'OM, c'est-à-dire l'om, ou l'homme, qui est en jeu.
Je ne sais pas si c'est l'OM. Peut-être un peu. Je ne me suis d'ailleurs toujours pas remis du passage de Salim Arrache... Mais ce désir vide me semble dépasser le seul cadre de l'OM. Je me souviens, enfant, m'être enthousiasmé pour un Toulouse-Napoli ou un Montpellier-PSV. Or, cette année, je me contrefous totalement, par exemple, des Benfica-Manchester (qui alignait son équipe B) ou des Barcelone-Milan qui ont eu lieu. Et, pourtant, sur le papier, il s'agissait de deux très belles affiches.
Continuez.
En fait, je crois que je n'ai toujours pas digéré la transformation de la Coupe d'Europe en Ligue des champions. Et le remplacement de matches rares et épiques en matches nombreux et ennuyeux.
Rien d'étonnant. Avez-vous déjà songé au sens de cette expression "Coupe d'Europe"? La Coupe, c'est d'abord la COUPE, celle qui menace chaque homme sur cette Terre et ce depuis la nuit des temps. Et pas n'importe quelle COUPE, celle-ci est celle d'Europe, fille d'Agénor et l'une des figures de la déesse Terre! Autrement dit, lorsque vous acceptiez de rêver, de trembler, de mourir et de ressusciter dans votre imagination devant un match de Coupe d'Europe, ce n'était pour vous qu'une façon de survivre, sur le mode du fantasme et pour vous rassurer, au grand péril de la castration et de la castration ultime: l'élimination si je choisis d'employer le vocabulaire du sport, la mort si je parle comme tout le monde!
Mais pour être juste, à l'époque d'Ingesson, de Dill et de Gimenez, j'ai longtemps rêvé pour l'OM des poules de la Ligue des champions...
De poules? De pools, vous voulez dire? Mais vous savez que dans les pools, on s'y noie!
Oui, mais la Coupe d'Europe, la castration, la castration ultime, la mort, ce n'est pas pareil?
Mais la mort c'est la vie et la vie c'est la mort – je crois qu'Orwell a dit un truc un peu comme ça – c'est-à-dire qu'il y a là le grand cycle de la vie qui est aussi celui de la mort, un peu comme, de saison en saison, le nouveau champion national venait chasser et remplacer l'ancien champion. Et Darwin a aussi montré que la vie c'est d'abord la survie. La Champion's Leak, c'est-à-dire la fuite des champions, c'est l'inverse, c'est le refus de vivre, c'est le retour à la période avant la vie. D'ailleurs, en Champion's League, le seul instant qui compte vraiment, c'est celui de l'hymne, c'est-à-dire de l'hymen...
Pourtant, tout le monde veut la jouer et la gagner, même les Qataris.
Une catharsis? Pourquoi pas? Mais peut-on combattre le mal par le mal et espérer qu'il en sorte quelque chose de bien? Votre Champions League, il faut lui faire ce qu'il aurait fallu faire au pouvoir en 1968: le détruire, pas le prendre!
?...
Jacques Lacan : Mais oui! Regardez par exemple ces maillots third. J'ai longtemps essayé de les analyser et, d'ailleurs, ici, on a créé sur le sujet une commission dont je fais partie avec Marshall McLuhan et Coco Chanel. Et la seule hypothèse qui nous semble crédible, c'est qu'il s'agit d'un appel au secours. "Eh oh, on est là, sauvez nous!": voilà ce que crient tous ces joueurs et toutes ces équipes. Aviez-vous remarqué que ce qu'il y a de plus proche de ces maillots fluos et multicolores, ou de moins éloigné, ce sont les feux de détresse des navires? Jacques Soustelle a une théorie un peu différente, mais il tire les mêmes conclusions que nous: pour lui, ces maillots s'inspireraient des vêtements que portaient les victimes des sacrifices humains dans les civilisations pré-colombiennes. Bref, dans un cas comme dans un autre, c'est l'anéantissement qui rôde.
Comment ça?
Regardez Lyon-Real et relisez Sartre. "L'enfer, c'est les autres", disait-il! Le véritable enfer, c'est de se retrouver enfermés pour l'éternité dans une même pièce avec un autre qui nous rappelle notre monstruosité sans l'espoir d'en sortir. Et Lyon-Real, c'est exactement ça: le même match joué indéfiniment par deux hydres maléfiques.
Jean-Michel Aulas et Florentino Perez?
Parfaitement. Mais je dois vous laisser. Rod Fanni est dans la salle d'attente. À bientôt.